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PIERRE OLIVAINT
PIERRE
OLIVAINT
PRÊTRE DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
PAR
LE P. CHARLES CLAI
DE LA MÊME COMPAGNIE
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Rue des Saints -Pères, 30
J. LEFORT, IMPRIMEUR, ÉDITEUR
A. TAFFIN-LEFORT, Successeur
Rue C^iarles de Muyssart, 24
LILLE
Tous droxis réservés.
64
828
PRÉFACE
« L'appellerai-je martyr? C'est assez pour célé-
brer son nom. Il n'y a pas d'autre éloge à cher-
cher ; tout un panégyrique est en ce mot ^ . »
Cette magnifique louange que le Père Olivaint
donnait au Bienheureux André Bobola, l'Église
quelque jour, tout le fait espérer, nous permettra
de la lui décerner à lui-même. Et déjà ne pou-
vons-nous pas résumer son histoire dans c^s pa-
roles que nous lui empruntons encore : a Son
martyre est la révélation de toute sa vie, c'est la
sainteté de sa vie qui brille du plus vif éclat dans
sa mort même. Pour les martyrs eux-mêmes, en
1. Appellabo martyrem, prdsdicavi satis; prolixa laudatio est;
non queeritur, sed tenetur (sainl Ambroise). — Notice historique sur
le B. André Bobola, de la Compagnie de Jésus, par le P. Pierre Oli-
vaint, de la même Compagnie (Paris, 1854, p. 13).
II PRÉFACE.
effet, suivant les voies ordinaires de la Providence,
la mort est^l'écho de la vie, surtout s'ils se trou-
vent jetés au milieu des plus rudes épreuves ; di-
sons mieux encore, une telle mor. est la récom-
pense d'une sainte vie. C'est par la fidélité dans
les petites choses que le chrétien se prépare aux
grandes ; c'est le courage dans les petits sacrifices
de chaque jour qui préserve lame de toute défail-
lance, de toute trahison au jour des grands sacri-
fices.... Depuis longtemps il appelait le martyre;
il s'y préparait depuis longtemps par cet autre
martyre de la sainteté, qui n'est vraiment, à le
considérer dans son fonds, qu'une longue et géné-
reuse immolation de soi-même. »
Ce livre, où le P. Olivaint parle presque à
chaque page, en révélant son âme, continuera,
s'il plaît à Dieu, l'œuvre de son apostolat. 11 est
fait, en grande partie, avec les lettres écrites par
Pierre Olivaint lui-même depuis le collège et
l'École normale jusqu'à Mazas et à la Roquette;
les dépositions recueillies, pour le procès cano-
nique, au sein de la commission nommée par
S. É. Mgr le cardinal archevêque de Paris, et les
renseignements précieux qui nous ont été transmis
de toutes parts, ont été mis à profit avec un pieux
empressement. Toutefois, nous l'avouon? sans
PRÉFACE. ilî
peine, l'œuvre est encore trop imparfaite pour
ne pas provoquer plus d'une critique charitable,
plus d'un avis utile, que nous recevrons avec une
vive gratitude.
Un artiste habile et consciencieux s'est efforcé
de reproduire quelque chose de la physionomie
du P. Olivaint, si mobile et si difficile à saisir.
Dans ce profil patiemment étudié, on retrouve
l'expression de fermeté réfléchie, habituelle à cet
homme de conseil et d'action.
Nous tenons à déclarer que, si nous donnons
quelquefois au P. Olivaint ou à d'autres person-
nages le titre de saint ou de martyr^ nous n'avons
en cela nullement dessein de prévenir le jugement
du Souverain Pontife, à qui nous soumettons, avec
la plus entière obéissance, tout ce que nous avons
ei:ril.
Paris, 26 mai 1878^ Anniversaire de la mort du Père OlivaioU
PIERRE OLIVAINT
CHAPITRE PREMIER
Premières années. — La famille. — Le collège. ~ Un grand deuil.
Amitiés.
Pierre-Antoine-Just-Olivaint naquit à Paris, le
22 février 1816, d'Antoine-Louis-Laurent Olivaint et de
Marie-Madeleine Langlois; il fut baptisé deux jours
après, un samedi, en l'église paroissiale de Saint-
Mer ry.
Son père*, soldat, puis officier sous l'Empire, au
17* régiment d'infanterie de ligne, avait fait avec dis-
tinction toutes les campagnes de 1806 à 1813. Nommé
lieutenant à Moscou, blessé à Kulm, prisonnier A la
bataille de Dresde, il était rentré dans ses foyers à la
conclusion de la paix, avec la demi-solde et la croix.
1. Né le 26 octobre 1785, à Pans.
2 PIERRE OLIVAINT.
C'était un homme d'honneur, d'une probité sévère
et d'une grande énergie. Bien qu'il eût été élevé par
une mère pieuse, l'ancien soldat, comme beaucoup
d'hommes de sa génération, avait mis de côté toute
pratique religieuse, et nourrissait contre l'Église et
contre les prêtres des préventions puisées surtout
dans les mauvais livres du temps. Une jeunesse pas-
sée tout entière au service, l'exemple contagieux de
la plupart de ses compagnons d'armes, les rancunes
politiques d'un officier dont la carrière venait d'être
brusquement brisée, des revers de fortune qui le ré-
duisirent à une gêne extrême : tout conspira pour
ulcérer cette âme vide des espérances du ciel.
Après son mariage, il avait ouvert une boutique
de boulangerie, dans une maison que le boulevard
Sébastopol a fait disparaître *. C'est là que Pierre
vint au monde et passa ses premières années.
Mme Olivaint était, au témoignage de ceux qui
l'ont le mieux connue, une femme bien supérieure
à sa condition modeste, d'un esprit élevé, d'une ex-
quise délicatesse de sentiments, d'un courage et d'un
savoir-faire que nulle épreuve ne déconcertait ja-
mais.
Elle-même, hélas ! était alors à peine chrétienne;
mais il était écrit dans les conseils de la divine bonté
que, cette fois, les larmes de l'enfant sauveraient
la mère, et que Monique serait convertie par Au-
gustin.
Pierre eut un frère, nommé Jules, auquel il de-
1. Hue Aubry-le-Boucher, 41.
CHAPITRE I. 3
meura jusqu'à la fin tendrement dévoué, et une
sœur, Maiie-Joséphine-Nathalie, âme pure et privi-
légiée qui devait s'envoler de la terre à seize ans,
pour devenir sans doute l'ange gardien de ceux
qu'elle quittait.
Les trois enfants grandirent dans une maison d'où
Dieu était absent. Nulle part leurs yeux n'y rencon-
traient l'image du Sauveur crucifié et de sa sainte
Mère ; personne, dans la famille, ne leur donnait
l'exemple de la prière; rarement on les conduisait à
l'église. A ce sujet, le P. Olivaint racontait un jour,
avec un sourire triste, un de ses plus lointains sou-
venirs. Quelqu'un ayant profité de l'absence de son
père pour dire qu'il était fâcheux qu'un homme aussi
estimable ne remplît pas son devoir de chrétien, le
petit Pierre, prompt à venger à sa manière l'honneur
paternel, s'écria naïvement : ce Oh ! papa va à la
messe quand on baptise petit frère. »
Déjà l'enfant avait l'humeur vaillante et le cœur
généreux. Il rêvait guerre et bataille, répétant à qui
voulait l'entendre, qu'il serait soldat, comme son
père, et même général. Son jeune frère, alors d'un ca-
ractère plus pacifique, jouait paisiblement à la messe
et à la procession, caprice enfantin qui contrastait
avec tout ce qui, sous le toit paternel, frappait son
imagination et ses yeux. D'ordinaire ces premiers
indices sont moins trompeurs : Jules devait être
officier d'administration en Afrique ; Pierre prêtre et
jésuite. Il est vrai que le religieux gardera sa bra-
voure dans l'apostolat et jusque dans la mort.
Vers la fin de Tannée 1828, Pierre fut placé dans
4 PIERRE OLIVAINT.
une institution de la rue des Francs-Bourgeois qui
suivait les cours du collège Charlemagne. L'écolier
ne se doutait guère que les bâtiments de ce collège
royal où il venait deux fois le jour, avaient été con-
struits, grâce aux libéralités de Louis XIII, pour une
tout autre destination, et qu'il se trouvait là dans
l'ancienne Maison professe de la Compagnie de Jésus,
lui, destiné à gouverner un jour, à Paris même, une
maison semblable.
Il avait douze ans et venait d'entrer en cinquième.
C'est à cette époque sans doute qu'il fît sa première
communion; mais nous en sommes là-dessus réduit
aux conjectures. Cette grande action, à laquelle il
semble avoir été insuffisamment préparé, si elle ne
fut pas sans fruit, du moins ne laissa pas d'impres-
sions bien profondes.
L'un des professeurs de Pierre Olivaint, M. Béto-
laud, qui a survécu à son élève, rend bon témoi-
gnage de son intelligence et de son application. L'en-
fant avait appris, à la rude école du malheur, où
l'avait mis tout d'abord la divine Providence, la né-
cessité et le mérite du travail. Toutefois de brillants
succès ne furent pas la récompense de ses premiers
efforts; il occupait, parmi ses nombreux condisciples,
une place honorable, mais non le premier rang. Il
est juste de dire qu'il avait à lutter avec de dignes ri-
vaux, qui, pour la plupart, se sont fait depuis un
nom dans le haut enseignement, dans les sciences,
dans la magistrature et le barreau *. Pierre, loin de
1. Nous pouvons citer M. Jourdain^ membre de l'Institut, inspecteur
CHAPITRE I. 5
se décourager, s'acluirnait à l'élude, et comme faire
vile n'était pas l'idéal de cet écolier, si actif cependant
et si éveillé, il redoubla la classe de rhétorique. A
partir de ce moment, comme en font foi les Pal-
marès de ce temps-là, il obtint des succès chère-
ment achetés, dans les principales facultés : discours
français, vers latins, version latine, version grec-
que, dissertation latine et dissertation française de
philosophie. En face de tant d'émulés distingués qui
lui disputaient la victoire, son humeur guerrière se
réveillait; la classe se transformait pour lui en champ
de bataille, et il écrivait à un ami, dans un trans-
port d'enthousiasme tout romain : « Mars communis,
ulrinque ferrum^ dit le Conciones. «
Ainsi fut laborieusement acquise cette merveil-
leuse facilité de composition, jointe à celte correc-
tion élégante de parole dont il donna plus tard tant
de preuves, dans l'enseignement et dans la prédica-
tion.
Pierre avait d'autant plus de mérite à ce travail
opiniâtre, que dès lors sa santé était fort délicate.
A. dix-sept ans, ses yeux sont déjà faibles et souffrent
d'une lumière trop vive. Dans une lettre écrite à cette
époque \ il se peint lui-même comme « un original,
Se nez chargé de lunettes vertes. » Il faudrait au pau-
général de l'enseignement supérieur ; M. Emmery de Sept-Fontaines,
ingénieur en clief, inspecteur de l'École des ponts et chaussées;
M. Saint-René Taillandier, de l'Académie française, professeur à la Fa-
culté des lettres de Paris; M. Ambroise Tardieu, professeur à la Fa-
culté de médecine ; M. Garsonnet, mort naguère inspecteur général de
l'Université, iM. Buffet, sénateur, M, Ilousset; avocat au Conseil d'État.
1. 4 septembre 1833.
6 PIERRE OLIVAINT.
vre enfant de la grande ville la campagne et l'air
pur.
« C'est de Paris que je t'écris, de Paris, toujours *
de Paris qui m'obsède, qui m'étourdit du roulement
désespérant de ses mille voitures et des cris de ses
marchands ; qui me fatigue de ses pavés mal taillés,
de sa cohue, de ses coudoiements, de ses badauds.
Tu dois voir que Paris m'est bien insipide, à moi
obligé de patauger dans ses rues boueuses ou de
m'enfermer dans ses maisons où l'on ne voit qu'un
pâle soleil. Tandis que toi à la campagne.... Mais
n'en parlons plus! Chasse, mon ami, chasse; pour
moi, je ne chasse pasj je ne peux pas même chasser
l'ennui. »
L'aveu de cet ennui se retrouve souvent dans ses
intimes confidences : « 11 est inutile de te dire que je
m'ennuie toujours ; tu sais qu'il n'en peut être au-
trement. »
Il signe ainsi une autre lettre : « Ton ami peu con-
tent, peu joyeux, peu heureux, peu tout ce qui est
bien, beaucoup tout ce qui ne l'est pas.... »
Est-ce seulement à cette mauvaise humeur qu'il
faut attribuer les sentiments peu affectueux qu'il té-
moigne à ses maîtres de pension? Le premier auquel
il avait été confié, étant mort subitement du choléra,
avait légué sa jeune et turbulente clientèle à un suc-
cesseur qu'on n'aimait point, et qu'on ne respectait
pas davantage, à en juger au moins par l'adieu assez
étrange que lui adresse notre rhétoricien. « Je vais
quitter la pension, » écrit-il à un ami, « je ne puis
plus supporter notre jésuite^ auquel il ne manque
CHAPITRE I. 7
qu'une soutane. » On voit qu'il était loin de se douter
du sort que Dieu lui réservait!
L'esprit railleur et léger du Parisien affectait alors
chez lui les allures d'un petit Voltaire, combattues
bientôt par de nobles sentiments et par une vague
tristesse. Le sarcasme irréligieux se mêlait aisément,
dans ses entretiens d'écolier, à des tirades révolu-
tionnaires, apprises dans les livres qui lui tombaient
plus souvent sous la main. C'était la lutte de ce dou-
ble instinct dont parle le poëte sceptique :
Près du besoin de croire un désir de nier,
Et l'esprit qui ricane auprès du cœur qui pleure*.
Plus tard, faisant allusion à ces idées folles, à ces
préjugés irréfléchis contre la foi chrétienne, Pierre
laissera échapper ce douloureux aveu, digne de Paul
et d'Augustin : « Je me rappelle mon éducation,
mes passions antireligieuses à la sortie du collège,
combien j'étais plongé dans ce nouveau paganisme,
comme ça m'aurait bien été de combattre par l'épée,
par la parole, contre Jésus-Christ et son Église!...
Et j'aurais cru par là rendre service à Dieu : Ohse-
quium prœstare Deo *. »
Ce que prouve surtout cette confession sincère,
c'est le grand amour du converti pour son divin maî-
tre, et l'humilité profonde qui exagère à ses yeux les
torts de sa première jeunesse.
Ses amis de collège le jugeaient autrement et dé-
ï. Victor Hugo, Chants du crépuscule.
2. Journal des Retraites, 1. 1, p. 50.
8 PIERRE OLIVAINT.
mêlaient en Pierre Olivaint, avec la perspicacité ma-
licieuse de leur âge, certains indices d'un change-
ment prochain. Sans cela, comment expliquer le fait
curieux que raconte un de ses maîtres? Un jour, une
main inconnue écrivit sur le cahier de l'écolier, à la
suite de son nom, l'épithôte de cwré... Il s'en indigna
sans doute comme d'une espièglerie de mauvais goût;
elle avait cependant, pour les enfants qui se la per-
mettaient, une signification. Olivaint gardait, dans
son langage et sa conduite, une rigidité scrupuleuse
qui les étonnait tous. Jamais un mot ne sortait de
sa bouche qui pût offenser la vertu.
C'est que Dieu lui fit cette grâce insigne, de con-
server toujours une pureté sans défaillance. Nous en
avons la preuve dans une déposition faite, sous la foi
du serment, par un de ses meilleurs amis, comme
lui, élève d'un grand collège de Paris et de l'École
normale, aujourd'hui religieux de la Compagnie de
Jésus.
Un jour, — c'était en 1850, à Laval, — le P. Oli-
vaint, causant avec ce cher camarade des années
passées ensemble au milieu de tant de séductions et
de dangers, lui fit cette confidence : « Grâce à Dieu,
dit-il avec émotion, j'ai toujours gardé sous le rap-
port des bonnes mœurs, finnocence baptismale, et
je dois à la très -sainte Yierge d'unir l'intégrité du
corps à celle de l'âme. » Il ajoutait qu'il n'était jamais
tombé même dans ces fautes passagères où entre plus
de légèreté que de malice.
Un autre ami, qui, dès la première enfance, vécut
avecPierre dans la plus grande intimité, disait naguère
CHAPITRE I. 9
ces touchantes paroles : « Nous échangions nos moin-
dres pensées, et j'ai la certitude qu'il ne me cachait
jamais rien et n'eut jamais rien à me cacher. »
Si quelque chose peut expliquer comment Pierre
échappa au commun naufrage, c'est, après la grâce
de Dieu et le secours de Marie, l'indomptable énergie
d'une volonté prématurément forte qui, dans cet en-
fant d'apparence chétive, se montrait déjà toute virile ;
c'est ce sentiment d'honneur, ce respect de soi-même,
héritage paternel ; c'est enfin la sollicitude jalouse
dont sa mère l'enveloppa dès le berceau. Chrétienne à
son insu, on la vit veiller sur la vertu de son enfant
avec une si craintive tendresse, qu'à la moindre ap-
parence suspecte, elle se précipitait avec effroi et indi-
gnation entre le mal et lui. Pierre répondait à cette
sévère et tendre vigilance par un amour extrême qui,
épuré plus tard et surnaturalisé par la grâce, vint se
confondre avec sa dévotion filiale envers Marie. « 0
mère de résurrection, écrit-il dans le Journal de ses
retraites *, en s'adressant à la Vierge Immaculée, ne
vous écartez pas; je suis un de ces enfants dont le
cœur a besoin pour gardien du cœur d'une mère. »
Ainsi la tendresse filiale, après plus de quarante
années, conservait sa naïve fraîcheur dans ce cœur
qui n'avait jamais perdu l'innocence. Tant il est vrai
que la pureté et la charité sont sœurs !
Pierre chérissait sa mère plus que la vie. Un jour
que le jeune écolier se promenait avec son meilleur
ami sous les tilleuls d'une cour de récréation : « J'ai-
1. Le R. P. Olivaint, Journal des Retraites, t. I, p. 32.
Id PIERRE OLIVAINT.
me bien mon père, dit-il, et j'aime bien ma mère ;
cependant il y a dans raffection que j'ai pour eux
une nuance. Supposons que mon père fût en dan-
ger de mort et qu'il fallût, pour le sauver, boire du
poison; je demanderais : n'est-il pas quelque autre
moyen de salut? Si l'on répondait non, je viderais la
coupe. — S'il s'agissait de ma mère, j'avalerais le
poison d'un trait, sans rien demander. »
Une âme si bonne, si admirablement préservée,
devait spontanément s'ouvrir à la grâce divine ; c'est
d'elle qu'on pouvait dire aussi :
Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne.
Un malheur affreux, laissant après lui un immense
deuil, la contraignit à se tourner du côté du Ciel.
Le père de Pierre Olivaint, cruellement déçu dans
son espoir de faire fortune et cédant à la manie de la
politique, écrivit dans les journaux, et se créa de la
sorte de nombreux ennemis. Ruiné une première fois
et retiré à Essonne, il en revint après 1830, et obtint,
par la faveur de ceux dont il partageait les opinions,
la charge modeste de garde-magasin des farines au
Grenier d'abondance.
Cinq ans après, il mourut tristement*, sans avoir
recouvré la foi et l'amour de Dieu, seul trésor que
l'homme puisse toujours gagner et ne perdre ja-
mais.
Cependant, les desseins de la Providence sont im-
pénétrables, et qui sait si celui qui lit dans l'avenir,
l. 5 avril 1835.
CHAPITRE I. 11
n'accorda pas au père la grâce suprême du repcnlir,
en prévision du sang que le fils devait un jour verser
pour le nom de Jésus'?
La mort inopinée de l'ancien officier jetait la veuve
et les orplielins dans un état voisin de la misère.
Mme Olivaint, vaillante et dévouée, s'imposa les plus
dures privations et accepta de grand cœur pour elle
la situation la plus pénible, afin de subvenir à l'édu-
cation de ses enfants. Ses deux fils purent ainsi pour-
suivre leurs études au collège Charlemagne, et leur
jeune sœur, après bien des démarches, fut reçue, au
mois de mai 1837, dans la première succursale de la
Lrrjion d'Honneur. IMerre, mûri soudainement par
l'infortune, plein du souvenir douloureux de son père
mort et de sa mère malheureuse, eut la consolation
de trouver dans sa détresse l'afTectueuse sympathie
de vrais amis.
Dieu lui fit la faveur de mettre sur son chemin
quelques jeunes gens d'élite capables de comprendra
son âme et dignes de s'associer à sa vie. Au début,
ces amitiés fortes, dévouées, fraternelles, n'étaient pas
encore des amitiés chrétiennes. Fondées sur des re-
lations de famille, sur la convenance de l'humeur,
sur la communauté des mêmes travaux, sur la même
aspiration généreuse, mais un peu vague, vers tout
ce qui leur semblait meilleur, ces intimes liaisons
furent pour tous la sauvegarde de leur jeunesse, et
1. « Priez aussi pour celui qui a été mon père selon lachair.... L'es-
poir de soulager un peu sa pauvre âme est une des raisons qui m'en-
traînent vers une vie de sacrifice et de pénitence. » (Lettre de Pierre
Olivaint à l'abbé Lacordaire, datée du 8 avril 1839.
12 PIERRE OLIVAINT.
plus tard, pour Pierre converti, le moyen d'exercer
un très-efficace apostolat.
ils étaient cinq ou six amis intimes qui, le di-
manche et le jeudi, se réunissaient à la table de
Mme Olivaint. Les survivants dépeignent avec bon-
heur les charmes de cette société d'écoliers parisiens,
simples dans leurs goûts, affables dans leurs rapports,
passionnés pour leurs études, égayant de longues
causeries, parfois sérieuses, par les saillies spirituel-
les, les éclats de rire et les bons mots. Pierre, avec ce
mélange de vivacité, de fin bon sens, d'abandon et
d'entrain qui formait son caractère, mettait tout le
monde à l'aise, et trouvait à fréquenter ses francs et
joyeux camarades sous les yeux de sa mère, sa meil-
leure récréation et à peu près son seul plaisir. Son
cœur débordait pour eux de tendresse, et le moindre
nuage qui passait sur leur amitié le rendait malheu-
reux.
« 11 n*y a pas d'indifférence entre nous , n'est-ce
pas? écrivait-il un jour. 0 mon ami, toi qui m'as rendu
la vie si douce et si heureuse, toi qui as reçu la con-
fidence de toutes les pensées de mon âme, en me com-
muniquant les tiennes, pourrais-tu devenir indiffé-
rent pour moi? Je ne le pense pas, cela me ferait trop
de peine.... Quand avons-nous fait de longues cause-
ries cette année? En avons-nous fait une seule, comme
jadis sous les tilleuls de la pension? Ne crois pas que
j'en vienne jamais à l'indifférence. Qui a connu ton
caractère si bon, si dévoué, ne peut être indifférent
pour toi; il faut qu'il t'aime ou qu'il te haïsse, et tu
sais bien que personne ne peut te haïr. »
CHAPITRE î. 13
Dès lors il avait compris qu'à son âge surtout, si
l'on est trisle, il n'est pas bon d'être seul, et que si
l'on est faiJDle, il convient de s'appuyer sur un plus
fort. « L'année prochaine, dit-il au même ami, si j'en
crois mes pressentiments, j'aurai besoin que tu
me relèves, que tu me rendes courage et con-
fiance! »
Courage et confiance! — C'est la première fois sans
doute que ces deux mots, devenus plus tard « sa chère
devise », se rencontrent sous sa plume. En ce temps-
là il était nécessaire qu'il recueillît sur les lèvres
d'autrui ce mot d'ordre des âmes vaillantes; car sou-
vent une mélancolie funeste menaçait d'envahir son
cœur, sous le coup des épreuves multipliées qui af-
fligeaient les siens.
« PaolOj le malheur plane sur cette maison.... Je ne
sais, mon ami, si tu te rappelles Thérésa d'Alexandre
Dumas et ces paroles du domestique italien. Mais, en
tout cas, tu peux très-bien les appliquer à ton ami et
à sa famille. Nous venons d'être volés. Le vol, il est
vrai, n'a pas été très-considérable; mais, quand on
marche, comme nous, de malheur en malheur, quand
on est obligé de les considérer comme la conséquence
les uns des autres, comme les anneaux d'une lourde
chaîne que nous sommes condamnés à porter, tu con-
viendras que c'est une chose bien douloureuse, et que
le dernier malheur (la mort de son père ) était assez
grand pour combler la mesure. »
Lui, de son côté, prend part à toutes les peines dont
souffrent ceux qu'il aime; son affection n'est pas
égoïste, ni son amitié un calcul intéressé. « Je pense
14 PIERRE OLIVAINT.
à loi, dit-il à son plus cher camarade : car tu sais bien
que je ne pense pas à moi seul. »
A propos d'un deuil récent, il écrit ces lignes char-
mantes, auxquelles manque, il est vrai, ce qui ne tar-
dera pas à lui venir du Ciel, l'inspiration chrétienne.
11 s'agit d'un tout petit enfant, subitement enlevé à
l'amour de ses parents : « Si une parole de consolation
venant d'une amitié sincère pouvait amoindrir d'une
goutte leur douleur, je te prierais de la leur offrir de
ma part. Il est bien pénible d'apprendre les douleurs
de la paternité avant d'en avoir goûté les joies. Mais
l'enfant qui meurt au berceau est heureux de n'avoir
pas connu le chagrin sur la terre! Dormant dans sa
petite barcelonnette, il semblait entre la vie et la
mort, entre le néant et l'existence. L'enfant qui
échoue au seuil emporte moins de larmes que celui
qui a grandi; mais la mère mesure-t-elle jamais ses
larmes?... »
Le ciel n'était pas toujours aussi sombre; il y avait
parfois une éclaircie dans les nuages, et c'était l'a-
mitié prévenante qui ménageait à Pierre, dont l'âme
était triste et le corps souffrant, un peu de repos et
de joie. Un ami l'invitait-il à passer quelques jours à
la campagne, à venir chasser avec lui, Pierre, sans
avoir les goûts d'un Nemrod, acceptait avec recon-
naissance, et répondait sur un ton plus joyeux :
« Mon ami, tu me gardes, dis-tu, du gibier. C'est
vraiment très-bien à toi. Me garder du gibier ! mais
c'est un tonneau de vin devant un buveur d'eau !
Songe donc que le lièvre qui passera devant moi
n'aura pas plus à craindre que s'il parlait devant un
CHAPITRE I. 15
aveugle. Car si je ne suis pas aveugle, tu le sais, peu
s'en faut. C'est égal, je ferai de mon mieux; quel sera
mon mieux?... peu m'importe. Le but principal de
ma visite chez toi n'est pas de chasser comme un
démon ; mon but est de te voir, de voir ton pays dont
tu m'as tant parlé, et surtout de voir tes parents.
J'espère donc avec toi que mes douleurs ne me re-
prendront pas avant mon départ; sans être tout à
fait guéri, je suis maintenant en bonne santé. Mais
vienne une petite douleur, un misérable point de
côté, pauvre vieillard de dix-huit ans qui se plaint
déjà de rhumatismes..., et me voilà aux cent coups;
je suis prêt à dire avec Béranger :
Un lait de poule et mon bonnet de nuit!
ce Eh bien, non; pas de lait de poule, pas de bonnet
do nuit; malgré les rhumatismes, je suis encore un
jeune homme ; la campagne, la chasse, les vendanges I
j'ai déjà joui des vendanges, j'ai même été barbouillé
avec du raisin noir d'une singulière façon. A bientôt
donc, santé et plaisir, tout à toi. »
Dans cette première phase de sa vie, Pierre OU
vaint reçut donc beaucoup de ses amis. Il les paya
de retour en les aimant d'une affection profonde, et
en leur donnant, à l'occasion, de sages conseils. Bien
qu'il n'eût pas encore le bonheur d'accepter, avec ses
conséquences pratiques, la vérité révélée, il ne s'a-
baissa jamais jusqu'aux grossières erreurs du maté-
rialisme; ce qu'il prêchait à ses amis, c'était la doc-
trine spiritualiste du Dieu personnel et de l'âme
immortelle.
3
16 PIERRE OLIVAINT.
« Tu viens de faire ta philosophie, écrivait -il à l'é-
poque où lui-même était vétéran de rhétorique à
Gharlemagne, mais tu as repoussé loin de toi cette
philosophie du doute qui renie Dieu et tout ce que
l'homme a de sacré, l'amitié, le dévouement; tu n'as
pas subordonné tes sentiments à l'égoïsme. Que
l'amitié soit entre nous ce qu'elle a toujours été,
confiante, empressée, dévouée....»
Chose étonnante, chez ce jeune homme qui n'a de
la religion qu'une idée vague, s'éveille dès lors, sous
le coup du malheur et la douce influence de l'amitié,
la pensée du dévouement héroïque et de la mort san-
glante. Le même ami auquel il écrivait ces char-
mantes lettres, nous raconte que bien des fois, dans
leurs causeries et leurs rêves d'avenir, Pierre se plai-
sait à commenter son idée habituelle : « Je voudrais ,
disait-il, si par impossible fêtais prêtre^ devenir mis-
sionnaire, et si fêtais missionnaire, être martyr!... «
Terme sublime vers lequel Dieu l'entraînait déjà
par un mystérieux attrait. Cette tendance, incertaine
d'abord, puis décidée, au sacrifice absolu de soi suf-
fit à expliquer, dès ce moment et jusqu'à la fin, toute
sa vie. C'est déjà ce besoin de souffrir et de s'offrir
en toute rencontre et de toute manière, qui plus tard
lui fera dire : « Le dévouement est ma j'iassion! »
Pierre s'était lié d'une étroite amitié avec un autre
de ses camarades de Charlemagne, nommé Plenri,
qui devait, sans dessein préconçu, préparer de loin
son retour à Dieu. C'était une brillante intelligence,
tournée vers les lettres et la poésie, et qui, sur les
pas de Chateaubriand, cherchait dans la religion
CHAPITRE i. 17
ce qui charme rimagination et attendrit le cœur.
L'union des deux jeunes gens empruntait un ca-
ractère sacré à la circonstance solennelle et doulou-
reuse d'où elle était née. Pierre en raconte ainsi la
touchante histoire^ : « Je n'aurais pas cru, mon ami,
que je te fusse si attaché. Mais quand je t'ai quitté
dans la cour des Messageries, quand, sans m'y atten-
dre, j'ai rencontré la diligence qui t'emmenaitet qu'un
embarras de voitures m'a permis de t'envoyer un
dernier adieu, j'ai compris la place que l'amitié nou-
velle occupait parmi toutes les autres. Mon cœur
s'est serré et je suis revenu triste. Lorsque je suis
rentré à la maison, ma mère m'a dit : L'ami du cœur
est parti, te voilà seul.. .. — C'est ainsi que ma bonne
mère te désigne. Elle comprend bien où sont mes af-
fections et mes pensées. Pendant ces quelques jours
que je ne t'ai point vu, je me suis demandé souvent
ce qu'il en serait plus tard de cette amitié qui com-
mençait entre nous ; et pensant à des amis autrefois
chers, indifférents maintenant, je me suis figuré que
toi aussi tu t'éloignerais de moi. C'est un défaut de
ma nature de chercher ainsi toujours des peines dans
l'avenir, comme s'il n'y en avait pas assez dans le
présent.
ce C'est que, vois-tu, et je te prie de n'en pas rire, il
me semble qu'autre chose que notre volonté, quel-
que chose de providentiel, en ma faveur du moins, a
voulu que notre liaison se formât. Comment, placés
aux extrémités de cette classe de rhétorique, avons-
1. Lettre de Pierre Olivaint à Henri, 26 ociobre 1835.
18 PIERRE OLIVAINT.
nous l'ait tous deux quelques pas l'un vers l'autre,
pour nous dire les choses que nous nous sommes
dites? Le njoment de notre liaison se rattache à un
souvenir douloureux de mon âme, tu le sais, mon
ami. Je venais de perdre mon père; et quand, dans
un découragement profond, j'avais bien besoin d'être
consolé, tu as, sans le savoir peut-être, beaucoup fait
pour me rendre espoir et courage. Dieu fait naître le
bien à côté du mal ; et le bien était alors pour moi
dans une source cachée à laquelle je ne pensais pas,
je veux dire dans ton amitié.
ce Tu m'as parlé des idées qui te soutenaient, et je
sens déjà qu'elles me soutiennent ; car ces idées sont
nobles, pures, religieuses; et si je puis marcher dans
la voie comme je le veux, je t'en devrai quelque
chose. Il me semble déjà, depuis que je te connais,
que je suis moins mauvais qu'auparavant. G'estpour
cela, Henri, que je m'abandonne à toi avec un si
grand entraînement; c'est pour cela que j'éprouve-
rais tant de peine, si notre amitié se brisait.
« Mais ici il me revient un passage que nous avons
lu tous deux dans Sainte-Beuve; celui, tu t'en sou-
viens, où il parle des amitiés consacrées par un com-
merce intime de religieuses pensées, et en quelque
sorte par le nom de Dieu lui-même. — Veux-tu qu'il
en soit de notre amitié comme de celies dont Sainte-
Beuve parle dans son livre; qu'elle soit ferme et inal-
térable? Marchons ensemble, ami, soutenons nous
l'un l'autre, apprenons-nous l'un à l'autre à devenir
des hommes de bonne volonté. ( Combien cette ex-
pression est sublime!) Qu'importe si noTis n'avons
CHAPITRE I. 19
pas sur la terre la paix promise à ces hommes; il
serait beau de purifier son cœur pour travailler ainsi
à la régénération de son pays! Mais nous ne sommes
point forts, et nous n'aurons jamais la parole étin-
celante de Lacordaire. — C'est ainsi que dit Sainte-
Beuve. Cependant ne pourrons-nous pas faire quel-
que chose dans le grand œuvre? Depuis deux ans,
au moins, c'est là mon rêve; tu as dû t'en aper-
cevoir. Je ne sais si c'est à cause de cette idée fixe
que je travaille la philosophie avec tant d'ardeur.
« Par une transition naturelle j'arriverais ici à te
parler de VEuropéen. Mais le premier numéro n'est
pas encore paru. Aussi bien, je suis déjà assez ba-
vard.... N'oublie pas de m'apporter Locke. Comme je
ne lis plus le journal, je n'ai rien à t'apprendre de
nouveau. »
Cette lettre nous fait pénétrer jusqu'au cœur de
Pierre Olivaint. On y voit luire quelques rayons, en-
core vacillants, de foi religieuse, et c'est l'amitié qui
lui fait entrevoir, parmi bien des ombres, cette loin-
taine aurore. Une parole de l'Évangile, perdue dans
une page de Sainte-Beuve, le remue profondément,
et s'il n'en saisit pas encore tout le sens, l'expression
déjà lui paraît sublime.
Et quelles espérances ne peut-on pas déjà fonder
sur ce jeune homme qui ne trouve rien de plus
beau que de purifier son cœur pour travailler ainsi à
la régénération de son pays ?
C'est pour faire quelque chose « dans le grand œu-
vre » qu'il étudie la philosophie avec ardeur ; mais,
hélas ! il semblerait que Locke fût encore un de ses
20 PIERRE OLIVAINT.
oracles. Enfin, l'on aura remarqué l'intérêt que les
deux amis portent à la Revue de Bûchez, VEuropéen,
qui, à cette époque, allait reparaître K
Olivaint, en quête de la vérité , ira frapper, en ef-
fet, à la porte de l'école de Bûchez, avant de parvenir
au seuil de l'Église.
1. En se séparant complètement de l'ccole saint-simoniennej Bû-
chez fonda VEuropécHy revue philosophique qui fut l'organe de ce
système néo-catholique, appelé Buchésisme. La V^ série parut en
1831-1832, 2 vol. in-4, et la 2* série de 1835 à 1838, 2 vol. in-^*
CHAPITRE II
Choix d'une carrière. — L'Ecole normale. — La section d'histoii^.
Utopies religieuses et sociales.
Pierre Olivaint avait vingt ans, quand il quitta le
lycée Charlemagne avec son diplôme de bachelier.
Le moment critique était venu de choisir une car-
rière.
Sans fortune et déjà, malgré sa jeunesse, chef de
famille en quelque sorte, il sentait une grave res-
ponsabilité peser sur lui : désormais c'était au fils
aîné de soutenir les siens, et son bon cœur le pres-
sait d'accomplir au plus tôt ce devoir qu'il n'oubliera
)amais.
De solides et brillantes études lui permettaient
d'aspirer à quelque honorable fonction dans l'ensei-
gnement public, ce qui d'ailleurs répondait fort bien
à ses aptitudes et à son attrait. Cette vocation, envi-
sagée seulement par le côté humain, ne lui apparais-
sait pas encore, il est vrai, dans toute sa noblesse et
sa grandeur; comme autrefois François Xavier avant
22 PIERRE OLIVAINT.
sa conversion, Pierre n'y voyait guère qu'une route
ouverte devant lui pour le conduire à une convenable
aisance, peut-être même à la fortune et aux honneurs.
N'était-ce pas le temps où des professeurs fameux,
tels que les Guizot, les Cousin, les Yillemain, quit-
taient les lettres pour la politique, et descendaient
de la chaire pour monter à la tribune et régenter le
pays?
L'ambition du bachelier, sans avoir d'aussi hautes
visées, pouvait trouver encore à se satisfaire, et
nombreux étaient les jeunes gens qui, poussés par
la même espérance, accouraient de tous les points
de la France vers l'École normale, principale pépi-
nière du haut enseignement officiel.
Déterminé par ces motifs, Pierre Olivaint se pré-
senta au concours d'entrée, et, dans les premiers
jours d'octobre 1836, il fut admis douzième, avec
bourse entière. Ce succès modeste lui causa une joie
d'autant plus sensible, qu'il allégeait les charges de
sa mère.
La prudence humaine approuvait la résolution du
jeune homme et lui prédisait un heureux avenir;
mais une sagesse mieux avisée avait lieu de conce-
voir à son sujet de vives alarmes. Qu'en serait-il de
lui bientôt? Qu'allaient devenir ces premiers élans
vers Dieu à peine connu, vers la vérité à demi-décou-
verte? Comment trouverait-il la foi dans le même mi-
lieu sceptique où tant d'autres l'avaient perdue?
Théodore Jouffroy avait quitté ses chères montagnes
du Jura, emportant des convictions qu'il croyait iné-
branlables ; et quelques mois plus tard, celui qu'à
CHAPITRE II. 23
TEcole normale on nommait le Sicambre, courbait
lui-même la tête et jetait au vent sa croyance et son
bonheur. C'était, hélas ! la commune hig^oire, et Pierre
encore indécis, travaillé par le doute, ne venail-il
pas y ajouter sa page?
Pour comprendre l'imminence et la grandeur du
péril, il importe de se faire une juste idée de ce qu'é-
tait, vers 1836, le grand établissement universitaire.
11 avait pour directeur Victor Cousin, alors à l'apo-
gée de sa réputation et de son influence. Conseiller
d'État, membre du conseil royal de l'instruction pu-
blique, professeur titulaire à la Sorbonne depuis la
retraite de Royer-Collard, membre de l'Académie
française et de l'Académie des sciences morales et
politiques, pair de France, le philosophe éclectique
disposait en maître de la destinée des jeunes gens
placés sous son haut patronage. La fortune sem-
blait faite à qui savait lui plaire ; mais malheur à
l'audacieux ou à l'imprudent qui blessait son extrê-
me susceptibilité d'auteur et se risquait à défendre
quelque opinion proscrite !
On consultait avidement ses Hvres à mesure qu'ils
paraissaient, pour savoir ce qu'il était permis de dire
et de penser; et comme deviner juste était parfois
difficile, chacun s'arrangeait un système commode,
dont le principal mérite consistait à ne pas heurter
les idées du tout-puissant directeur.
Avec l'indépendance de son caractère, Pierre Oli-
vaint eut à souffrir beaucoup de cette contrainte,
dont il devait bientôt s'affranchir avec éclat. Au dé-
but, estimant toute opposition vaine et même impos-
24 PIERRE OLIVAINT.
sible, il garda le silence et laissa faire. Les professeurs
dont il écoutait les leçons avaient chacun sa doc-
trine. M. Vacherot et M. Damiron, qui tous les deux
enseignaient la philosophie, étaient les admirateurs
de M. Cousin et les fidèles échos du maître, tandis
que M. A. Garnier, avec une réserve prudente, s'ef-
forçait d'écarter de lui cette humiliante tutelle ; mais
la foi catholique, ici et là traitée en ennemie ou en
étrangère, n'y gagnait rien. Venaient ensuite des
hommes d'un caractère et d'un mérite très-divers.
Dans la même chairemontaient tourà lourM. Gibon,
vieil humaniste, d'humeur bourrue, qui initiait à la
littérature latine les élèves de première année, et le
professeur de grec, M. Lebas, fils du conventionnel,
ancien précepteur du prince Louis-Napoléon*, l'an des
héros de Juillet. M. Filon, dans son cours d'histoire,
assez respectueux d'ailleurs pour la religion, défendait
les idées parlementaires et gallicanes, et M. Désiré
Nisard, s'il vouait une sorte de culte à Bossuet et à
nos grands écrivains du dix-septième siècle, admi-
rait plutôt le style qu'il n'adoptait les fermes principes
de ces incomparables modèles. M. Henri Wallon, bien
jeune alors, profitait, il est vrai, de l'étude des tradi-
tions primitives, pour démontrer, avec la conviction
d'un catholique, l'authenticité du Pentateuque. Mais
quelles incertitudes, quels conflits d'idées devaient
produire dans de jeunes têtes ces doctrines contra-
dictoires qui s'imposaient toutes à la fois avec l'au-
torité du talent, souvent avec le prestige d'un nom
1. Napoléon lU.
CHAPITRE II. 25
célèbre! Sans critérium pour choisir, assez portés
par l'intérêt de leur carrière à pencher vers les opi-
nions en faveur, les futurs maîtres, pour la plupart,
s'en tenaient à une froide indifférence en fait de reli-
gion. C'est d'eux surtout qu'on pouvait dire : « Quel-
ques-uns résistent, la plupart succombent, tous sont
exposés à une épreuve cruelle au-dessus de leur
âge*. »
Cette absolue liberté de tout dire, de tout ensei-
gner, était non-seulement tolérée, mais positivement
voulue et hautement louée. « L'École normale, s'é-
criait M. Cousin avec quelque emphase, est l'image
de l'Université, comme l'Université est l'image de la
France. Nulle barrière religieuse , nul engagement
étroit en contradiction avec V esprit de nos mœurs et de
nos institutions ^ ! »
Choquante contradiction d'un régime qui, tandis
qu'il émancipait l'homme de toute croyance, de toute
autorité religieuse, imposait au citoyen le joug d'un
enseignement obligatoire donné par l'État! Le temps
a fait, en partie, justice de cette inique prétention;
mais alors elle passait pour un droit inaliénabls dans
les hautes régions du pouvoir, dans le monde uni-
versitaire et, plus que partout ailleurs, à l'Écol
normale.
1. Le comte de Montalembert, Discours à la Chambre des Pairs,
dans la discussion du projet de loi sur V enseignement secon-
daire ^ en 1844.
2. Discours à la Chambre des Pairs, 1844. Public par l'auteur dans
non livre intitulé : Défense de V Université et de la philosophie , Paris,
1844.
26 PIERRE OLIVAINT.
Après une année de courageux efforts, Pierre Oli-
vaint prit définitivement place parmi les « histo-
riens ». C'était la réalisation de son vœu le plus ar-
dent, et voici de quelle façon il en témoignait sa
joie*.
« Je ne veux pas, mon ami, te laisser attendre
plus longtemps la bonne nouvelle. Je passe en his-
toire ; la chose est décidée. Depuis deux mois, j'étais
dans une inquiétude très-grande. Je me sentais peu
à peu devenir.... cuvette, c'est-à-dire grammairien;
c'est ainsi qu'on appelle sottement les grammairiens
à l'École. Mais, quoique je reconnaisse toute l'absur-
dité de cette qualification et du préjugé que nous
avons tous contre la grammaire, je n'aurais pas été
bien aise de devenir.... cuvette! Tu en connais assez
les raisons. Je sais bien qu'une nouvelle métamor-
phose aurait pu faire de moi un historien ; mais
j'aime autant que les présidents du concours d'agré-
gation n'aient qu'une fois à prononcer sur moi les
paroles magiques : dignus es intrare!
« Ce n'est absolument qu'au dernier moment que
j'ai pu savoir mon sort. La lutte qu'il a fallu soute-
nir toute l'année a duré jusqu'à l'examen, et M. Le-
tronne eût été peut-être très-embarrassé pour nous
donner des rangs. J'ai eu à répondre sur des questions
que je désirais avoir; toutaétépour le mieux. »
L'histoire, à laquelle Pierre Olivaint allait se>ouer,
avait conquis une immense vogue depuis le commen-
cement du siècle, et particulièrement depuis la re-
1. Lettre du 31 août 1837.
B^HVWm CGLL»eK LIBKAUï
CEltolJllf HllL, MA»«.
CHAPITRE II. 9.t
naissance littéraire inaugurée par là Restauration.
Religieuse et monarchique avec Chateaubriand, élo-
qucmment descriptive sous le pinceau d'Augustin
Thierry, fataliste et révolutionnaire dans les nom-
breuxvolumcs de M. Thiers, elle avait souvent fourni
des armes à la politique et subi, selon les partis ou
les systèmes qui l'exploitaient, bien des métamor-
phoses. Une des dernières avait eu pour auteur Jules
Michelet, lui-môme ancien élève du collège Charle-
magne, jusqu'en 1837 maître de conférences à l'École
normale, naguère royaliste et catholique de ten-
dances, mais qui depuis, suivant le caprice de l'opi-
nion et les vicissitudes des choses, avait orienté sa
voile d'un tout autre côté*.
Au moment où Pierre Olivaint entra dans la sec-
tion d'histoire, Michelet, disgracié par M. Cousin,
était contraint d'interrompre son cours à l'École nor-
male ; mais il continuait d'y exercer une immense
influence, tant par les souvenirs et les regrets qu'il
avait laissés, que par le retentissement de ses leçons
au Collège de France, où ses anciens élèves étaient
ses auditeurs assidus.
Peu de professeurs unirent, au môme degré que Mi-
chelet, à d'étranges travers d'esprit les qualités les
plus séduisantes. Il aimait ses élèves, il était aimé
d'eux ; une naïve admiration de lui-même, jointe à une
extrême sensibilité, lui dictait, à ce propos, des pages
pleines d'une émotion un peu affectée peut-être,
l. Victor Cousin se vantait d'avoir empêché Uicheleldese jeter dans
les bras du christianisme.
28 PIERRE OLIVAINT.
mais qui gagnait aisément ses jeunes disciples.
« Vivant dans une grande solitude, dit-il, je dé-
sirais de moins en moins la société des hommes.
Celle que je trouvai dans m.es élèves, à l'École noi •
maie et ailleurs, rouvrit mon cœur, le dilata. Ces jeu-
nes générations, aimables et confiantes, qui croyaient
en moi, me réconcilièrent avec l'humanité. J'étais tou-
ché, j'étais attristé souvent aussi de les voir se suc-
céder devant moi si rapidement. A peine m'atta-
chais-je, que déjà ils s'éloignaient. Les voilà tous
dispersés, et plusieurs (si jeunes!) sont morts. Peu
m'ont oublié; pour moi, vivants ou morts, je ne les
oublierai jamais. Ils m'ont rendu, sans le savoir, ufi
service immense. Si j'avais, comme historien, un mé-
rite spécial qui me soutenait à côté de mes illustres
prédécesseurs, je le devais à l'enseignement, qui,
pour moi, fut l'amitié. Ces grands historiens ont été
brillants, judicieux, profonds. Moi, j'ai aimé davan-
tage*, ^-y
Celte sympathie mutuelle du maître et des disci-
ples, rendait facile et presque fatale la communauté
d'idées et de sentiments.
Ce poète qui, dans un état d'exaltation fébrile,
chantait les événements sur un ton d'inspiré et trans-
formait l'histoire en épopée, en drame, en roman; ce
philosophe fataliste, soumettant les actions humai-
nes à des lois nécessaires, à des formules algébriques ;
ce chercheur aventureux qui, trop souvent, mêlait à
des appréciations j.ustes les conceptions les plusbizar-
1. Z> Peuple, p. 34.
CHAPITRE II. 29
res et les écarts les plus insensés, n'avait-il pas, dans
les égarements mêmes de son génie, plus qu'il ne fal-
lait pour fasciner et enthousiasmer une jeunesse à
l'imagination vive, sans convictions sérieuses, mais
avide de vérité? 11 est certain que Pierre, à la sortie
du collège, eut d'abord une sincère admiration pour
Micliclet. Sans doute celui-ci, en 1837, n'en était pas
encore ù ce délire impie et furieux qui, six ans plus
tard, valut à son cours du Collège de France un scanda-
leux succès; déjà toutefois, dans son enseignement,
la religion se trouvait travestie de telle façon, qu'un
critique éminent a pu dire que, pour cet écrivain,
« tout était le christianisme, excepté le christianisme
lui-même ^ »
Nous avons sous les yeux, soigneusement analysées
par Pierre Olivaint, une vingtaine de leçons de
Michelet sur le quinzième siècle. L'esprit du maî-
tre s'y révèle, presque à chaque page, et l'on devine
aisément, à cette lecture, la funeste influence d'un
tel enseignement sur de jeunes esprits. Voici,
par exemple, ce que Pierre Olivaint apprenait de
la bouche de Michelet, au sujet du christianisme.
« Les anciens n'eurent pas une idée assez complète
de l'unité parmi les hommes ; l'humanité pour eux se
réduisait à l'agora. » Jusqu'ici rien de plus vrai. Mais
on poursuit : «le christianisme apporta un mot d'une
compréhension plus vaste : l'Église, Uy^lr^ah^ fut la
société de ceux qui croyaient en Jésus- Christ dans le
1. M. A. Nettement^ Histoire de la littérature sous le gouvernemeni
de Juillet, t. II, p. 430.
30 PIERRE OLIVAINT.
présent, dans le passé, dans l'avenir. Les conciles
furent les représentations de cettesociélc chrétienne;
les moines en furent comme les liens ; ils furent les vé-
ritables précurseurs des trois grandes institutions
modernes, la presse, la poste et l'enseignement
gratuit. ^)
Dans cette définition du christianisme, louangeuse
à certains égards, pas un mot qui laisse soupçonner
à l'auditoire qu'il s'agit d'une religion révélée, d'une
institution divine, toujours vivante, immortelle.
C'est qu'en effet, au sentiment de l'historien poëte,
l'Église n'est point cela. « Nous avons fait, dit-il, un
pas de plus. Nous sommes tous en concile depuis
trois siècles ; le monde n'est plus qu'un grand concile,
où les questions s'agitent avec la liberté d'interpré-
tation. Partout où vous serez assemblés en mon nom,
dit l'Écriture, je serai au milieu de vous. Dieu est au
milieu de nous!... Mais pour que ce grand concile
pût avoir lieu, il fallait un secours que l'homme ne
trouvait pas en lui-même. L'industrie devait le lui
donner : l'imprimerie fut découverte ! «
Cela suffît pour donner une idée de tous les pa-
radoxes antireligieux dont le professeur parsemait
chacune de ses leçons. Ce qui n'empêchait pas les
grands maîtres de l'Université de déclarer, « la main
sur la conscience, que ni dans les cahiers mis sous
leurs yeux, ni dans les écrits publiés, ils n'avaient
trouvé une ligne qui de près ou de loin portât la
moindre atteinte à la religion*. »
1. Discours de M. Victor Cousin, Chambre des Pairs, séance da
21 avril 1844.
CHAPITRE II. 31
La passion que Pierre Olivaint ressentait pour les
études historiques devait donc, ce semble, le rejeter
encore plus loin de l'Église dont il était l'enfant par
le baptême, mais un enfant qui ne connaissait pas
sa mère.
Durant trois années, le futur professeur fut tout en-
tier à la préparation laborieuse de sa carrière. Son
esprit était vif et pénétrant; sa mémoire exercée et
facile; son éloculion correcte et élégante; mais le
travail, qui lui faisait goûter ses charmes aus-
tères, devenait par là même un péril, en l'exposant
à mettre de côté le souci de son âme et à fausser
toutes ses idées par un habituel contact avec l'er-
reur.
Et cependant l'enseignement rationaliste ou scep-
tique de l'École ne fut pas le seul, ni peut-être le
principal obstacle à la conversion d'Olivaint. La sé-
duction de l'esprit s'exerça sur lui plus encore au
dehors qu'au dedans, et la pire contagion fut celle
des idées politiques et sociales qui passionnaient
alors les esprits.
Quoi de plus naturel qu'il en fût ainsi, à une épo-
que où le directeur de l'École normale dédiait un de
ses dialogues de Platon à la mémoire d'un ancien
élève, le jeune Farcy, tué dans les rangs de l'é-
meute en 1830?
Ce que Pierre avait retenu des conversations pater-
nelles, ce qu'il lisait ou entendait des utopies à la
la mode, avait formé comme un dépôt au fond de
cette âme ouverte à tout ce qui s'offrait avec quelque
apparence de générosité et de grandeur.
32 PIERRE OLIVAINT.
Parmi le peuple des faubourgs et chez la jeunesse
des écoles, on s'agitait dans l'espérance d'une ère
nouvelle ; on rêvait un monde régénéré qui ne con-
naîtrait plus l'ignorance et la misère.
Saint-Simon avait, en mourant, légué à des disci-
ples fervents ce qu'ils appelaient son évangile, et
ceux-ci mettaient un grand zèle à prêcher leur
nouveau christianisme, religion étrange, sans dogme
comme sans morale et qui eut, dans l'intervalle de
quelques jours, son apogée et sa décadence.
L'utopiste démocrate, Charles Fourier, inventait la
dégradante folie du phalanstère j Pierre Leroux, son
système humanitaire. Tout se heurtait dans la nuit
et le chaos. La philosophie, devenue éclectique,
était tour à tour, et presque à la fois, dans la même
chaire et dans le même livre, matérialiste, spiritua-
liste, panthéiste et sceptique. Il n'était pas jusqu'au
drame et au roman qui n'eussent leurs prétentions
à créer le monde nouveau, à quoi ils s'employaient
l'un et l'autre, en multipliant les fictions scandaleuses,
rêves hideux d'une muse en délire.
Défendu parla noblesse naturelle de ses sentiments,
Pierre n'éprouva qu'un profond dégoût pour ce qu'il
rencontra sur sa route de bas et de grossier; mais
trompé d'abord par les fausses lueurs qu'il prit pour
la vraie lumière, il s'égara quelque temps à la pour-
suite du spécieux fantôme que Bûchez évoquait alors
aux yeux éblouis de la jeunesse et qui a sa place
dans l'histoire des doctrines aventureuses de cette
époque tourmentée.
Né pauvre, parvenu par l'énergie et le travail à une
CHAPITRE II. 33
carrière libérale, Philippe Bûchez était devenu malc-
rialiste et révolutionnaire à l'école de médecine de
Paris, et, jeune encore, il avait fondé, avec ses amis
Flottard et Bayard, la Charbonnerie en France. Apres
quelques conspirations avortées, il se jeta dans la
secte saint-simonienne, prit une part Irès-active à
l'insurrection de Juillet, puis, dégoûté des théories
absurdes et immorales du P. Enfantin , il s'avisa
d'opposer école à école et d'ouvrir chez lui, rue Cha-
bannais, des discussions publiques qui lui valurent
de nombreux amis et de fervents disciples*.
Bûchez, abjurant alors le matérialisme, proclama
franchement son admiration pour l'Évangile, et au
lieu de la théorie révolutionnaire des droits de
l'homme, il donna pour base à sa doctrine le devoir
unique de la fraternité universelle. L'amour des hom-
mes était tout son dogme et toute sa morale ; quani
à l'amour de Dieu, l'école buchésiste en parlait peu.
A la place de Notre-Seigneur, homme-Dieu, elle ado-
rait un Christ social, mal défini, et à l'Eglise divine-
ment instituée pour enseigner et sauver, elle substi-
tuait la France armée de la vérité pour imposer au
monde la fraternité ^ Ces mots sonores retentissaient
1. Vie du R.P. H>jacinlhe Besbon, par E. Cuilicr, t. I.p. 17. — Vie
duR. P. Lacordaire, par M. Foisset, t. I, p. 468.
2. Rien ne donne plus exactement l'idée du système religieux et so-
cial de Buclicz que le dessin qu'il inspira à l'un de ses plusehers disci-
ples, Charles LJesson, comme un résumé saisissant des doctrines de
l'école : Le Christ prêchant la fraternité au monde. Le Christ est
porté sur un globe où est écrit le mot France ; il foule aux pieds le
serpent de l'égoïsme et tient à la main une banderole où on lit Fra-
ternité. Deux anges coilTés du bonnet phrygien l'accompagnent, et
sur leurs auréoles brillent les noms de Liberté^ Égalité. La Liberté
34 PIERRE OLIVAINT.
harmonieusement à l'oreille de jeunes gens d'élite,
fatigués du doute, qui se prenaient à aimer ce que
jusqu'alors ils avaient entendu mépriser et blasphé-
mer. Plusieurs, plus conséquents que le maître qui
montrait la voie sans s'y engager, accoururent dans
le sein de l'Église catholique, pour apprendre la vé-
rité totale; et non contents de redevenir chrétiens,
une fois sur le bon chemin, ils s'élancèrent jusqu'au
sommet de la perfection évangélique. Tels furent,
entre autres, Réquédat, intime ami d'Olivaint, Picl,
Besson, trois jeunes hommes admirables, morts
pieusement sous l'habit de saint Dominique. Pierre
devait bientôt rivaliser de dévouement avec eux, et
déjà, dans les idées confuses, mais généreuses du
saint-simonien repentant, il trouvait un premier ali-
ment pour son âme. Comme le sculpteur Eugène Bion,
comme un autre artiste de grand mérite, Jean Du-
seigneur, Pierre aurait pu répéter, au sujet de Bû-
chez, la parole de son collaborateur le plus dévoué,
M. Boux-Lavergne, depuis prêtre et chanoine de Ren-
nes : ce II est pour nous le portier de l'Église, lui seul
n'entre pas. »
A peine initié à ce néo- catholicisme, qui en
somme valait mieux que tout ce qu'il avait jus-
qu'alors connu, Olivaint s'empressa de lui chercher
tire un glaive, l'Égalité porte un livre ouvert avec ce texte : Aimez vo-
tre prochain comme vous-même et Dieu par-dessus tout. Que le
premier parmi vous soit votre serviteur. Sur la gravure, due à un
autre buchésien, nommé Éveillard, on a effacé ces mots : Dieu par-
dessus tout. Nulle part n'apparaît la croix, signe de la vraie foi, sym-
bole de l'espérance et de la charité. [Vie du R. P. Bessoii^ par M. Car-
tier, t. I; p. 33, 44.)
CHAPITRE II. 35
des néophytes. Un des professeurs les plus distin-
gués de la faculté des lettres de Paris, son ancien
camarade d'École, raconte comment le nouveau dis-
ciple de Bûchez, dans son ardeur de prosélytisme,
s'efforçait de le gagner au prétendu christianisme
prêché dans le cénacle de la rue Chabannais. Il n'y
réussit pas, malgré le don merveilleux qu'il avait
déjà d'attirer à lui ceux qui l'entouraient, et d'exer-
cer sur eux une puissante influence. Plein de tact, de
prévenance et de saillies charmantes, il tempérait par
un sourire habituel ce que son visage offrait, de prime
abord, d'un pou sévère, et la vivacité d'un regard
pétillant d'esprit corrigeait vite le défaut de ses yeux.
Mais à quoi bon ces dons naturels, si celui qui les
possédait, ignorant la vérité, ne les faisait servir
qu'à la propagation de l'erreur? Ne devenaient-ils
pas un piège? N'était-il pas à craindre que, chez ce
jeune homme enthousiaste, au cœur affectueux, le
sentiment ne décidât des idées? Ennemi de tout cal-
cul égoïste, répugnant à toute basse intrigue, Pierre
n'avait pas grand'chose à redouter du côté de l'inté-
rêt ambitieux et cupide; mais ne se laisserait-il point
surprendre à la fiperie des mots bizarrement accou-
plés qui retentissaient à son oreille : liberté, religion^
église, démocratie, révolution, évangile, dont les
uns répondaient à ses préjugés d'éducation, les autres
aux nouvelles aspirations de son âme? Dieu ne le
permit pas; la grâce prévint et secourut la bonne vo-
lonté, et la Lumière qui éclaire tout homme venant
en ce monde, illumina par degrés celte intelligenc
qui cherchait loyalement la vérité
CHAPITRE IIÎ
Acliemiiiemcnt vers 'a vérité. — Conversion
Pierre tentait toutes les voies sans trouver d'issue.
Ce qu'il poursuivait avec passion lui échappait comme
une ombre. Avant d'arriver à la paix que donne la
foi, lui aussi, comme dit son contemporain Frédéric
Ozanam, « connut toute l'horreur de ces doutes qui
rongent le cœur pendant le jour et qu'on retrouve la
nuit sur un chevet mouillé de larmes. » Lui aussi, il
commença par frapper à la porte de plusieurs écoles,
ainsi qu'il le racontait trois ans plus tard^ à un ami
qu'il voulait ramener à Dieu.
ce Je lisais dernièrement une histoire qui m'a vive-
ment intéressé. Un philosophe après avoir été stoïcien,
péripatéticien, pythagoricien, s'attacha aux doctrines
platoniciennes. Il sentait son ame a 'élever comme sur
des ailes en considérant les idées. Il se croyait déji
I. Lettre datée du 20 septembre 18'iO,
CHAPITRE III. 37
devenu sage et concevait rcspérance de voir Dieu
bientôt. Mais un jour, comme il se promenait au hord
de la mer, il vit venir à lui un vieillard plein de gra-
vité et de douceur. Laconversation s'engagea. Le vieil-
lard prouva facilement au philosophe que Platon et
Pythagore eux-mêmes n'avaient bien connu ni Dieu
ni Tàme, que la vérité sur ces deux points ne peut
être établie que par l'autorité, et il lui raconta l'en-
seignement des prophètes, ces véritables sages inspi-
rés de Dieu. Le philosophe se rendit; il s'attacha
encore une fois à un nouveau maître, à Jésus-Christ
qu'il ne devait point quitter. Son esprit et son cœur
ne trouvèrent la paix que sous cette autorité sacrée
qui réside dans l'Église choisie de Dieu pour présenter
au monde les livres où sont révélées les lois de son
culte. «Je vois que vous aimez les discours, avait dit
« le vieillard au philosophe ; vous cherchez la science
« et les paroles au lieu d'en venir à la pratique. '^ Le
philosophe, qui n'avait plus à se tourmenter pour se
faire un système, s'adonna aux œuvres, et devint saint
Justin. »
Telle fut, dans ses traits principaux, l'histoire de
Pierre Olivaint lui-même. Depuis longtemps, la raille-
rie voltairienne avait expiré sur ses lèvres ; il lui fallait
mieux qu'un épicuréisme dégradant ou qu'un scepti-
cisme désespéré. L'école de la rue Chabannais fut
pour lui ce qu'avait été pour Justin la doctrine de
Platon, un acheminement vers la foi, une sorte de
préparation évangélique. Restait à trouver quelqu'un
qui lui dît : « Venez, voilà le Christ; entrez, voilà
l'Église. » L'heureuse rencontre ne tarda pas. Elle eut
38 PIERRE OLIVAINT.
lieu, non pas dans la solitude, au bord de la mer,
mais au milieu du bruit de la grande ville, dans la
mêlée confuse des systèmes philosophiques et des
utopies sociales.
Durant les deux dernières années surtout, la grâce,
par de secrets mouvements, avait poussé doucement
Olivaint vers le catholicisme. Il n'y avait plus chez
lui de parti pris hostile; les préventions qu'il avait
nourries presque à son insu tombaient l'une après
l'autre. A peine l'abbé Lacordaire ouvre-t-il ses pre-
mières conférences au collège Stanislas, que Pierre,
cédant au sentiment religieux qui s'éveille en lui,
court se mêler à la foule sympathique qui envahit
l'étroite enceinte. Au mois de septembre 1836, il a
fait une découverte dont il se réjouit avec son ami
Henri :
« Une société que nous ne connaissions pas, mon
ami, existe à Paris, depuis plus d'un an, sous la di-
rection de l'ancien curé de Bonne-Nouvelle. Les con-
férences se tiennent à Saint-Merry, tous les dimanches
à deux heures. Il est permis à tous, à la seule condi-
tion de prévenir le prêtre présidant la séance, devenir
lire, en présence d'un auditoire assez nombreux, un
morceau de littérature ou de philosophie religieuse.
J'ai entendu un travail qui n'était vraiment pas mau-
vais; un jeune avocat lyonnais a fait dernièrement
grande sensation par un morceau sur la confession,
son éloquence même a déterminé des conversions ;
c'est de l'un des convertis queje liens ce détail. Un de
nos amis a déjà fait lire quelque chose par un de ses
cousins, et il se propose, dimanche prochain, de lire
CHAPITRE III. 39
lui-même une dissertation sur je ne sais quel sujet.
11 ne serait pas impossible que je me risquasse aussi
le môme jour. Je pense qu'à ton retour tu t'empres-
seras d'aller voir ce que c'est que cette conférence, et
j'espère y entendre quelque chose de toi. A l'effort de
tant de gens bien inspirés, nous tacherons, n'est-ce
^pas? d'ajouter le nôtre. Nous n'aurons point lancé
dans le monde un volume de poésies religieuses
comme le poète dont tu me parles ; mais si peu que
nous fassions, avec une conviction meilleure que la
sienne, il nous sera peut-être donné de faire davan-
tage. »
Le moment approchait où, pour Olivaint, allait
s'accomplir le consolant oracle de la sainte Écriture :
« La Sagesse divine s'en va par le monde, cherchant
ceux qui sont dignes d'elle; souriante, elle se montre
à eux, sur le chemin, et vient à leur rencontre avec
une prévenante sollicitude*. »
Cette Providence maternelle tient compte de nos
faiblesses, profite de nos erreurs et fait tourner à
notre salut ce qui menaçait de nous perdre. Ainsi en
agit-elle avec Pierre; elle le prit par son faible, et lui
jeta, pour ainsi dire, l'amorce qui devait sûrement
l'attirer.
Des 1835, Olivaint, séduit par l'éloquence de Lacor-
daire, l'avait suivi à Notre-Dame où se pressait, pour
entendre ce merveilleux langage, « un public étran
gement mêlé : les demeurants du dix-huitième siècle,
1. Quoniam dignos se ipsa circuit quœrenSy et in viis ostendii se
hilariter, et in omni providentia occu^rit illis. (Sap.) VI, 17.)
40 PIERRE OLIVÂINT.
les élèves des écoles centrales du Directoire ou ceux
de l'Université impériale, les jeunes hommes de l'âge
d'Ozanam et de Montalembert..., les amis et les enne-
mis, et cette foule curieuse qu'une grande capitale
tient toujours prête pour tout ce qui est nouveau ^ »
La grandeur des pensées, l'éclat d'une parole fé-
conde en contrastes, où se heurtaient, dans des sail-
lies inattendues, les souvenirs del'antiquité classique,
les textes de l'Évangile et les allusions contempo-
raines, cette éloquence aussi nouvelle que l'était,
pour le grand nombre des auditeurs, la religion elle-
même, éblouissait, charmait et enlevait l'auditoire.
Rien n'était mieux fait pour ménager, dans l'esprit
d'Olivaint, la transition entre les obscures et incom-
plètes doctrines de la rue Chabannais et l'immuable
symbole cathoUque. Aux premiers jours de sa con-
version, Lacordaire écrivait à un ami : « Je suis ar-
rivé aux croyances catholiques par mes croyances
sociales. » Et son historien ajoute, en appréciant l'ac-
tion qu'il exerçait sur les jeunes gens par ses pre-
mières conférences : « C'est aussi par ce côté qu'il
aimait à faire pénétrer la foi dans les intelligences ^ ».
Or il se trouvait que Pierre Olivaint avait, par ce
même côté, ouvert son âme à la vérité, sans trop sa-
voir encore ce qu'elle était et qui la lui apporterait.
Au pied de la chaire de Notre-Dame, il ne s'estimait
donc pas un étranger, et la parole de l'orateur avait
d'autant plus de prise sur son esprit, qu'elle répétait,
1. Vie du R. P. Lacordaire, par M. Foisset, 1. 1, p. 330.
2. Ibid., p. 340.
CHAPITRE III. ^l
bien qu'en un tout autre sens, les grands mots d'hu-
manité, de société, d'unité, de fraternité. Celte so-
ciété universelle, que des novateurs avaient inuti-
lement rêvée, Dieu l'avait fondée par son Fils; elle
subsistait, depuis dix-huit siècles, répandue par tout
l'univers, enseignant tous les peuples avec une au-
torité infaillible et les groupant autour d'un unique
chef, comme une immense famille autour du même
père. ' C'était l'Église, et cette Église avait une doc-
trine certaine, une doctrine qu'il ne suffisait pas de
savoir, qu'il fallait croire, qui se révélait aux petits
et aux simples, à ceux qui ont l'esprit humble et le
cœur pur.
Avec quelle émotion profonde Pierre accueillit la
vérité chrétienne qui se manifestait à lui sous cette
forme brillante et parfois subhme! Comme son âme
devait fiémir sous la parole du grand orateur, quand,
par exemple, celui-ci s'écriait : « Dieu qui a donné
aux créatures une si grande magnificence, des at-
traits si victorieux, afin que notre cœur fût touché
par elles, n'a pas agi avec moins de puissance et de
luxe, quand il s'est agi d'exposer aux regards des
hommes la beauté et la bonté divines. Il les leur a
montrées dans l'Homme-Dieu conversant avec nous
et mourant pour nous sur le Calvaire d'une mort d'a-
mour, et il a écrit l'Évangile pour porter à notre cœur
l'histoire ineffable de cette vie et de cette mort....
Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté! C'est
celte parole qui explique comment tant dhommes
1 Conférences de I8^b>,
42 PIERRE OLIVAINT.
qui ne savent rien parviennent pourtant à la foi. Ils
y parviennent par le chemin de l'amour.... Ils ont
reconnu Dieu à la bonté plus qu'à la lumière, et la
lumière, jalouse de leur cœur, s'y est précipitée avec
i'amour '. »
Le premier résultat fut pour Pierre, comme autre-
fois pour Justin, l'aveu de l'impuissance des systèmes
philosophiques.
« N'est-il pas vrai, mon cher ami , écrivait-il, que,
quoique jeunes, nous avons déjà pu faire cette expé-
rience, qui est aussi celle des siècles, à savoir que
l'homme s'agite en vain pour résoudre les grands
problèmes? Il n'enfantera jamais la vérité; il ne
saura le secret de Dieu que si Dieu le lui révèle. La
révélation est nécessaire; si Dieu aime sa créature,
la révélation s'est faite ^ »
A la suite des conférences de Notre-Dame, la con-
version d'Olivaint était en bonne voie. Lacordaire,
pour lui, comme pour bien d'autres, avait été IHllu-
minateur; « la première étincelle qui ralluma sa foi,
ce fut l'éclair qui jaillit de cet homme ^ «
De ce moment Pierre se mit à étudier la doctrine
catholique avec ardeur, mais avec une disposition
1. Conférences de Notre-Dame, t. I, année 1836, xrii' Conférence .
Des moyens d'acquérir la foi.
2. Ainsi le jeune philosophe débutait, dans la recherche de la vé-
rité, par où Théodore Jouffroy devait finir. « Hélas! disait, avant de
mourir, l'infortuné disciple de Victor Cousin, hélas! monsieur le curé,
tous ces systèmes ne mènent à rien ; mieux vaut mille et mille fois
un bon acte de foi chrétienne. » (Lettre de M. Martin de Noirlieu.curé
de Saint-Jacques du Haut-Pas, à Mgr révèque de Chartres.)
3. Mgr de la Bouillerie, Éloge funèbre du P, Lacordaire.
CHAPITRE m. ^3
d'esprit encore imparfaite, comptant plus sur la rai-
son que sur la grâce, et dans cette recherche exclu-
sivement scientitique, nourrissant un secret orgueil.
Déplus, il en a fait l'humble aveu, un mauvais
sentiment s'éveillait parfois en lui ; à mesure que
l'esprit s'éclairait aux rayons de la divine lumière, le
cœur faiblissait sous l'étreinte du respect humain :
« Le respect humain, disait-iP, auquel nous sommes
tous soumis, le respect humain dans lequel, pour
ma part, j'ai été pris si longtemps comme dans un
pi('ge tendu par le diable pour m'empccher de reve-
nir à Dieu.... Oui, il y a eu chez moi lâcheté à ne pas
braver quelques sarcasmes pour Celui qui a été in-
sulté par un peuple en fureur. »
L'orgueil présomptueux de l'esprit fut vaincu par
l'humililé qui prie, qui consulte, qui s'avoue coupa-
ble; la pusillanimité du cœur, par une généreuse
audace à se compr omettre ^ et par l'union qui fait la
force.
Olivaint, malgré l'indépendance de son caractère,
eut besoin d'être encouragé dans la lutte par la pen-
sée qu'après tout il n'était pas seul. Parmi les six
mille auditeurs de Lacordaire, il y avait, se disait-il,
des jeunes gens agités des mêmes préoccupations,
animés des mêmes sentiments que lui. Chaque jour
il découvrait quelqu'un de ces hardis soldais de la
foi qui osaient, chose auparavant presque inouïe, af-
firmer hautement leur croyance. Frédéric Ozanam,
son aîné de deux ans, avait recruté un petit bataillon
1. LeUrc du 20 septembre 1840.
44 PIERRE OLIVAINT.
avec lequel devaientcompter les plus célèbres profes-
seurs du Collège de France et de la Sorbonne^ Oli-
vaint, jusque-là, n'avait eu aucun rapport avec cette
ardente jeunesse catholique à laquelle il se mêlera
bientôt; mais, parmi ses premiers amis d'enfance, il
en était qui, selon son heureuse expression, rem-
plissaient, en quelque sorte, le rôle de convertisseurs
avant d'être convertis, c'est-à-dire qui lui communi-
quaient souvent des idées meilleures, parce qu'elles
étaient puisées à une source chrétienne. Et puis, le
cercle de ses relations s'était agrandi. 11 comptait,
à l'intérieur de l'École normale, d'excellents amis
dont plusieurs, convertis presque en même temps
que lui, devinrent les compagnons de son apostolat
dans le monde et plus tard dans la vie religieuse.
L'un de ces derniers, Félix Pitard, eut dès lors
une place trop considérable dans l'histoire d'Olivaint,
pour que nous ne fassions pas avec lui connais-
sance.
A peu près du même âge^, ils avaient les mêmes
goûts et poursuivaient, par les mêmes études, la
même carrière. Leur caractère toutefois était différent.
Félix, âme naturellement douce, timide, un peu fé-
minine peut être, alliait à des qualités gracieuses les
dons les plus brillants de l'esprit. Envoyé de pro-
vince à Paris, dès l'âge de treize ans, pour y suivre
les cours du collège Henri IV, il s'était placé tout
d'abord au premier rang. Virgile était son poète pré-
1. Lettres de Frédéric Ozanam, 1. 1, lettres vu. x, etc.
2. Félix Pitard était né; le 1" mai 1817, à Solesmes, département
du Nord.
CHAPITRE III. '45-
férc ; il portait partout avec lui un petit exemplaire
de SCS œuvres, d'une édition estimée, mais tout usé
plus encore aux pages qu'à la couverture, et il l'avait
lu tant de fois, qu'il pouvait le réciter par cœur
presque tout entier. Deux événements avaient mar-
qué sa vie d'écolier : une infortune pour laqiielle il
fut universellement plaint, un triomphe, qui ne lui
fit aucun jaloux, tant il était aimé. Il avait mérité, en
seconde, le premier prix de vers latins au grand
concours; mais, sur les réclamations d'un autre col-
lège qui prétendit avoir fait déjà la même composi*
tion, le résultat, connu pourtant, fut déclaré nul. Fé-
lix prit noblement sa revanche en rhétorique où il
obtint le premier prix de poésie latine, et il l'eut en-
core, comme vétéran, au concours de 1835, avec le
grand prix d'honneur.
Dans cette dernière circonstance, le jeune lauréat
fut, selon la formule classique, couvert de gloire.
M. Yillemain combla d'éloges son élégante latinité,
acquise, disait- il avec raison, grâce à la culture
assidue des vers latins. Puis Félix fut invité à la
table du roi. Conduit aux Tuileries, comme un triom-
phateur, dans une voiture de la cour, accueilli avec
bonté surtout par la reine Marie-Amélie, le rhétori-
cien, après avoir admiré la bibliothèque du château,
dont Louis-Philippe lui-même lui fît les honneurs,
reçut, en souvenir de ce grand jour, une magni-
fique collection des poètes latins, marquée aux armes
royales.
A l'École normale, dont il franchissait le seuil en
même temps que Pierre Olivaint, le brillant élève
kQ PIERRE OLIVAINT.
d'Henri IV maintint au même niveau sa réputation.
On l'admirait pour son talent; on le chérissait pour
l'exemplaire régularité de sa conduite, Tamabilité de
sa vertu, l'élégante simplicité de sa personne, la
suavité de son sourire, de sa voix. Tout en lui révé-
lait le poëte, et sa vue avait un charme indéfinissa-
ble qui gagnait les cœurs. Dieu lui avait donné pour
ange visible, un de ses condisciples d'Henri IV et de
la pension Hallays-Dabot, devenu son camarade d'é-
cole. Dès lors, il y eut trois inséparables : Pierre,
Félix et Charles Verdière. Ces jeunes gens profes-
saient le même enthousiasme pour les conférences
de Notre-Dame, et c'était, entre eux, un premier lien
de sympathie. Puis, leur âme était hvrée au même
travail intérieur de la grâce. Charles était pleinement
revenu à la pratique des devoirs religieux; Pierre
essayait les premiers pas ; Félix s'était arrêté à moitié
route. Au fond, celui-ci était déjà la conquête de
Dieu qui daignait user, pour vaincre son cœur, des
armes auxquelles il résistait le moins : l'éloquence
et l'amitié. Mais il était dans sa nature d'hésiter
avant toute détermination importante. Aux pres-
santes exhortations de son meilleur ami, Félix, tout
absorbé dans ses préoccupations d'examens et de
concours, avait fait, toute une année, la même ré-
ponse. « Quand je serai à l'École, » disait-il douce-
ment; promesse bien loyale, mais dont le terme plus
éloigné ne l'effrayait pas autant.
On était à la veille de Pâques 1837 ; c'était un jour
de sortie, et la plupart des élèves avaient quitté l'É-
cole. Félix resté seul, pensif, s'était assis près du
CHAPITRE 111. kl
poôle, dans la grande salle d'étude; tout à coup la
porte s'ouvrit et Charles parut.
«Un homme d'honneur n'a qu'une parole, dit-il,
en entrant, avec un bon sourire, mais d'un ton ré
solu. — Sans doute, » répliqua Pitard.
Charles poursuivit : « Félix, je viens de me con-
fesser. Tu sais ta promesse, y vas -tu? — J'y
vais. »
Et il se leva sur-le-champ pour faire, à l'exemple
de son ami, celte grande démarche. Quelques heures
après, il revenait radieux avec l'absolution, tout
étonné d'avoir trouvé si facile l'accomplissement d'un
devoir qui, de loin, déconcertait son courage. Ce
n'est pas que sa conscience lui reprochât de bien
grands crimes, ou qu'une fausse honte arrêtât l'hum-
ble aveu sur ses lèvres. L'embarras qu'il éprouvait
était tout autre : il ne savait trop comment s'y pren-
dre pour discuter sa vie et trouver ses fautes. Dans
la perplexité où le jetait cette pensée, il s'en était
ouvert, avec une candide confiance, à sa jeune sœur,
sa sœur par l'âme comme par les trails du visage, et
qu'il devait, un peu plus tard, mener aux îles d'Hyè-
resoù elle mourut saintement. Ce qui Vinquiéiail^ lui
disait-il, c'est qu'il ne savait trop ce que c'était qu'un
•péché mortel.
11 semble donc qu'il avait, lui aussi, traversé le
monde sans en subir l'impure contagion : prodige de
la grâce admirable sans doute, mais qui n'est pas
aussi rare que se l'imaginent certains sceptiques,
trop prompts à douter de la vertu.
Le lendemain Félix fit « sa nouvelle première com-
48 PIERRE OLIVAINT.
munion ». Valleluia retentissait au ciel et sur la terre
pour le Sauveur ressuscité et pour les pécheurs con-
vertis, La grande église de Saint-Sulpice était remplie
de la foule fidèle qui assistait à la messe paroissiale.
Félix n'entendait pas cacher dans l'ombre la plus
sainte action de sa vie. Il vint donc se mêler à cette
multitude dans laquelle on comptait à peine quel-
ques rares jeunes gens, et quand la clochette annonça
l'instant de la communion, on le vit s'agenouiller,
avec une fierté modeste, à la grande table de marbre,
portant au collet de l'habit ses palmettes universi-
taires. Ainsi, il se donnait en spectacle aux anges ré-
jouis et aux hommes édifiés, pour accueillir avec plus
de solennité dans son cœur l'hôte divin qui seul dé-
sormais allait être la joie de sa jeunesse.
Pierre l'avait précédé d'un mois environ dans la
voie de la réconciliation. Le combat avait été plus
violent, mais la victoire de la grâce n'en fut que plus
éclatante.
On sait que Lacordaire, après avoir créé les con-
férences de Notre-Dame, avait subitement quitté la
chaire qu'il venait d'illustrer, pour se rendre à Rome
et préparer la restauration de l'ordre de Saint-Do-
minique. En son absence, la station de 1837 avait
été confiée auP. dcRavignan.Par sa parole puissante,
par la majesté religieuse de sa personne, par ce ton
d'autorité qu'inspiraient au ministre de Dieu une
conviction profonde et le sentiment d'une mission
surnaturelle, le grand orateur remuait, lui aussi,
l'immense auditoire jusque dans ses profondeurs, et
ce qui vaut mieux, déterminait les plus heureux rc-
CHAPITRE III. 49
tours. En le voyant, en l'écoutant, on sentait que
« c'était la vertu qui prêchait la vérité'. »
Cette année-là, il parlait de la lutte perpétuellement
engagée entre l'Église et l'erreur; et nul sujet n'é-
tait mieux choisi pour enflammer l'âme mililante
d'Olivaint. L'admiralion ne fut pas stérile, et l'audi-
teur convaincu se résolut à tirer des prémisses po-
sées par son intelligence une conclusion pour sa
conduite. C'est que, selon le mot pittoresque d'un de
ses plus vieux amis, « Olivaint, comme un boulet,
allait toujours jusqu'au fond des conséquences. »
La première conséquence fut une visite au P. de
Ravignan. Non pas qu'il rendît les armes ; mais
ébranlé, troublé, sinon convaincu, il voulait consul-
ter et même, — comme il le déclarait tout d'abord,
— discuter.
Cette importante décision, dont toute une vie allait
dépendre, fut prise le 22 février 1837, jour anniver-
saire de la naissance de Pierre Olivaint, et fête de
la chaire de Saint- Pierre à Antioche^ Les dispo-
sitions où se trouvait son àme étaient exactement
celles qu'il s'efforçait d'inspirer plus tard à un autre
ami. ce Tu as l'esprit trop sérieux, lui disait-il, pour
regarder comme vaines les découvertes que tu as déjà
faites dans la religion qui était pour toi, comme pour
moi, il y a peu de temps encore, un pays inconnu,
quoique nous fussions nés dans son sein; et d'un
autre côté, ton amour pour la vérité est trop sincère,
1. Vie du P. de Ravignan, par le P. de Ponlevoy, t. I, p. 220.
2. Lettre à Henri, du 20 février 18^^.
50 PIERRE OLIVAINT.
pour que tu ne tiennes pas à aller jusqu'au bout dans
tes recherches •»
La première entrevue avec le P. de Ravignan fut,
de la part du jeune visiteur, contrainte, embarrassée.
La discussion qu'il prétendait entamer pour s'in-
struire, était aimablement acceptée par l'éminent
apologiste, mais une condition préalable était exigée.
« Mon ami, disait l'austère religieux, confessez
vous d'abord, nous verrons ensuite. »
Se confesser! Olivaint ne l'avait pas fait depuis
longtemps, depuis sa première communion, sans
doute. Se confesser ! mais c'est à quoi on arrive-
rait en dernier lieu, si la pleine lumière se faisait
enfin. Pierre répliqua qu'il était loin, très-loin d'en
être là, qu'il lui fallait y réfléchir, et qu'il n'avait
plus qu'à se retirer.
En vain le P. de Ravignan lui représentait-il, avec
une fermeté tempérée de douceur, que la lumière des-
cendrait avec la grâce dans son âme réconciliée, qu'un
acte d'humble foi avancerait plus sa conversion que
toutes les disputes. L'orgueil regimbait à la seule
pensée de s'agenouiller aux pieds d'un homme. Le
pauvre enfant ne songeait pas que Jésus-Christ vit
dans son prêtre, parle par sa bouche et bénit par
sa main. Obstiné dans sa résistance, il se retira.
Seul dans sa petite chambre, il se mit à prier avec
ferveur. « Pour ce qui regarde la foi, dira t-il quel-
ques mois plus tard, la spéculation qui se fait à
genoux, les mains jointes, les yeux tournés vers le
ciel ou vers une pauvre croix de bois, sur laquelle
le Christ est étendu, devient une abondante source dç
CHAPITRE m. 51
vérité, où l'âme se rafraîchit avec délices. Dieu cause
avec lliomme dans la prière et lui révèle souvent
bien des choses entre un Pater et un kve Maria. »
Il en fut ainsi pour Pierre Olivaint : il pria et Dieu
lui révéla ces deux vérités que le monde n'a pas
comprises: Bienheureux les cœurs purs, parce qu'ils
ont le regard illuminé d'en haut pour percer toutes
les ombres ; bienheureux aussi les humbles, parce
que c'est à l'humilité que Dieu donne la grâce*.
Mais se confesser, qu'est-ce donc, sinon se purifier
et s'humilier? Se confesser, Pierre commença dès
lors à le comprendre, c'est recouvrer cette vue de
l'âme que le péché offusque, c'est obtenir miséri-
corde par l'aveu de notre misère. « Celui, se disait-il,
qui aura reconnu ses ténèbres, se relèvera dans la
lumière. Celui qui aura purifié son cœur, aura l'in-
telligence plus libre et plus disposée à connaître, à
aimer Dieu ^ ! »
Voilà ce qu'Olivaint comprit avant de l'enseigner
aux autres. Voilà quelle grâce il obtint en s'agenouil-
lant, en s'humiliant dans la prière.
Il pria une semaine entière; le huitième jour, il
retourna frapper à la cellule de la rue du Regard.
Son parti, cette fois, était bien pris. Toutes les objec-
tions avaient cédé à ce raisonnement sans réplique
dont, plus tard, il faisait confidence à un jeune avocat
1. Matt., VII, 8. — «Deus det vobis.. . illuminatos oculoscordis vesln
ut scialis.» {Eph.,I, 18.) — «.... Deus autem humilibus dat gratiam-
(Jac, IV, 6.)
2. Un chrétien de nos jours, Augustin Cochin, revêlant la même
pensée d'une forme originale^ a dit : a On arrive souvent au Credo par
le Confîteor. »
6
52 PIERRE OLIVAINT.
de ses amis. « Un homme digne de toute ma con-
fiance me donne la confession comme un moyen sûr
d'arriver à la vérité ; si je veux sincèrement la vérité,
je dois donc me confesser. »
La joie fut grande au cœur de l'apôtre; elle fut
plus grande encore au cœur du pénitent. La grâce,
en le purifiant, l'avait éclairé, si bien qu'il sentit que
le doute avait disparu avec l'orgueil. « C'est fini,
dit-il avec transport, et la discussion désormais de-
vient inutile. >^
« Non pas qu'il faille blâmer la science, dit excellem-
ment le livre de l'Imitation de Notre-Seigneur Jésus-
Christ; elle est bonne, considérée en elle-même et selon
l'ordre de Dieu ; mais il faut toujours lui préférer une
conscience pure et une vie vertueuse. Et cependant,
parce que la plupart des hommes s'étudient plus à
savoir beaucoup qu'à bien vivre, ils tombent dans
l'erreur et ne font que peu ou presque point de
fruit'. »
Voici comment, trois ans plus tard, Pierre Oli-
vaint résumait brièvement l'histoire de cette suprême
lutte dont Dieu l'avait fait sortir vainqueur :
« Je regrette, mon ami, que tu n'aies pas surmonté
autrefois l'impression pénible qu'avait produite en
toi le cher P. de Ravignan; tu aurais pu, comme
moi, mettre pendant longtemps son dévouement à
l'épreuve. A ma première visite aussi, j'éprouvai
comme toi un mauvais sentiment qui me disait de
1. Livre I", chap. ii.
CHAPITRE III. 53
ne pas retourner; mais je voulais connaître, et je
suis revenu auprès du bon Père. Il me pressait de me
confesser, et la confession me semblait un pas bien
pénible que je ne voulais pas franchir. Mais le saint
prêtre savait bien qu'avant de jeter en l'homme les
fondements de la maison de Dieu, il faut débarrasser
le sol de ce qui l'encombre, du péché sur lequel la
foi ne peut s'asseoir. — Et je me suis confessé. »
Le pas était fait, la conversion accomplie. L'hommo
fut à l'instant retourné sous l'action puissante de
la grâce à laquelle répondait l'énergie d'un ca-
ractère tout d'une pièce, incapable de rien faire à
demi. Idées, sentiments, habitudes, tout fut trans-
formé, sans toutefois que la nature perdît ce qu'elle
avait de bon. Selon la belle comparaison de saint
Paul, c'était la même branche, mais grefîée sur l'oli-
vier franc et fécondée par la sève divine ', ou, comme
a dit le poète :
Toujours la même tige avec une autre fleur.
Peu de mois après cet heureux changement, Pierre
Olivaint eut l'occasion de triompher de son cœur
dans un rude combat qui jusqu'ici n a guère été
connu que de Dieu seul. Ce trait d'abnégation fort
beau, peut-être héroïque, montre ce dont le jeune
converti était déjà capable en présence d'un devoir à
remplir et d'un sacrifice à faire.
Pierre s'était quelquefois rencontré chez l'un de ses
1. Tu autem quum oleaster esses, insertus es »m illis {ramis) et so'
dus radicis et pinQuedinis olivœ facLus es. CRom., XI, 1 7.)
54 PIERRE OLIVAINT.
amis avec une jeune parente de ce dernier, pour
laquelle il ne tarda pas à ressentir une affection pro-
fonde, mais qui resta son secret. Déjà, dans ses rêves
d'avenir, il se berçait de l'espoir d'une union qui lui
promettait le bonheur, quand il s'aperçut qu'il se
se jetait a travers les projets de son ami cl qu'il s'était
fait, sans le savoir, le rival d'un hôte aimable et con-
fiant. La résolution d Olivaint fut aussitôt prise, et
voici la lettre qu'il eut le courage d'écrire'.
« Depuis six ou sept mois, je vais moins souvent
chez toi, et ces visites devenues plus rares sont
peut-ôtre une des causes qui t'ont fait prendre alarme
sur mon amitié. Il est vrai, j'ai trouvé souvent dans
l'École des obstacles qui m'ont empêché de t'allervoir,
mais un obstacle plus fort que ceux-là, c'est que je
ne voulais point être en présence de ta cousine. Après
bien des efforts, et grâce à des secours étrangers, j'ai
pu secouer une pensée qui m'a obsédé longtemps ci
que je n'ai pu te cacher.
c' Maintenant que le calme est revenu en moi, je
crains de le perdre de nouveau; je ne veux pas aller
au-devant du péril ; il est trop difficile de faire une
garde exacte à la porte des sens. Je te vois sourire à
cet aveu retenu si longtemps. Mais sur la même cause
et à propos de la même personne tu as gardé envers
moi le même silence. Je ne t'en blâme pas, tu l'as fait
par délicatesse, tu as bien fait. Si je te laisse voir
que j'ai surpris ton amour, ce n'est pas que je veuille
t'offenser, ce n'est pas que je veuille outrager un nom
1. Datée du 6 octobre 1837.
CHAPITRE 111. 55
que je respecte, c'est pour que nous sactiions bien
l'un et l'autre où nous en sommes. Je crois sincè-
rement à la pureté de ton amour pour ta cousine,
car je crois qu'elle ne peut inspirer qu'un amour pur.
Je te l'avouerai, pendant quelque temps, la jalousie
m'éloignait de toi ; mais, la main sur la conscience,
je puis te dire que ce sentiment n'est plus dans mon
4me. "
Leur amitié resta toujours la môme : « Elle m'est
bien nécessaire, ù moi, je t'assure, ajoutait Pierre
Olivaint, car, depuis que tu es parti, je pense à toi
chaque jour, chaque jour je voudrais te voir. C'est
que tu es bien aimé, et je voudrais avoir l'occasion
de t'en donoer la preuve; c'est surtout en reportant
mon souvenir sur toi, que je puis dire (pardonne-moi
mon plagiat, je copie une de tes phrases) : Dieu est
bon, fai bien soii/fert, mais qu est-ce qu'une souffrance
qu'on oublie sur le sein cVun ami?... Il est deux heures
du matin, et, comme tu vois, il est temps que je ferme
iiid lettre. »
b*
CHAPITRE IV
Le groupe des catholiques à l'Ecole normale . — Noire-Dame des Victoires .
Conquêtes au dedans et au dehors.
Pierre, Charles et Félix, une fois convertis, virent
s'accomplir pour eux la divine parole : « Partout où
deux ou trois sont unis en mon nom, je suis au milieu
d'eux*. » Jésus Christ, vivant en ses nouveaux servi-
teurs par la grâce et par la communion, changea l'af-
fection naturelle en charité, si bien qu'ils n'étaient
plus avec lui, qu'une âme et un cœur.
Le modeste confident de Pierre et de Félix, après
leur avoir montré du doigt le bon chemin, se plai-
sait à s'amoindrir et à se tenir discrètement dans
l'ombre. « Pitard pencha bien vite à plus d'intimité
avec Olivaint, — avoue Charles dans son humble
franchise, — et Olivaint le méritait par toutes les
qualités du cœur et de l'esprit. Ils m'admirent, à
la vérité, toujours dans cette amitié intime, mais
1. Matt., XVIII; 20.
CHAPITRE IV. 57
par la cliarité qui débordait. Je me souviens des bons
avis qu'ils me donnaient avec délicatesse, et de leur
douce patience. Ils me soutinrent,, me conseillèrent
admirablement, comme des anges visibles, pendant
nos trois années de séjour à l'École. «
Les rôles étaient-ils donc intervertis? Ce n'est pas
probable; mais chacun d'eux oubliait le bien qu'il
faisait, pour ne penser qu'à ce qu'il recevait des au-
tres.
Ils avaient mis en commun leur bonne volonté et
leurs pieuses inspirations; c'était peu. Jeunes et sans
expérience, ils se dirent qu'il leur fallait un mentor
qui les dirigeât par ses conseils et les édifiât par son
exemple. Dieu leur fît la grâce de le rencontrer. La
scène à laquelle donna lieu l'heureuse découverte est
charmante, malgré la vulgarité moderne de quelques
détails. Un matin de dimanche, Olivaint et Pitard
dirent à leur ami : « Nous avons trouvé celui que nous
cherchions. — Ah! où donc est-il? — Pour l'instant,
dans la guérite d'un garde national où il achève sa
faction, rue Garancière. »
Ce fut là que les trois jeunes gens coururent en-
semble serrer la main de l'homme sage et bon qui
allait désormais être leur ancien et leur frère. Celui-ci
les conduisit, non loin de là, chez lui, où l'agape
fraternelle les attendait. Dès lors, nos étudiants ne
furent plus seals dans Paris: ils s'étaient constitués
en famille, bien volontiers soumis à cette direction
paternelle de leur choix.
Cet homme excellent, alors médecin, prêtre aujour-
d'hui, est resté jusqu'au bout l'ami intime, le père de
58 PIERRE OLIVAINT.
Charles, de Pierre et de Félix. Il était impossible de
ne pas indiquer au moins cette intervention provi-
dentielle de la maturité prudente et circonspecte dans
les entreprises généreuses, parfois hardies jusqu'à
l'audace, de ceux qui, dès lors, furent nommés les ca-
tholiques à l'École normale.
A vrai dire, ils n'étaient pas les seuls. Assez nom
breux étaient ceux qui gardaient au fond du cœur le
trésor des convictions chrétiennes ; la section des
sciences en comptait plusieurs, et la section des let-
tres dont nous parlons plus particulièrement ici,
n'était pas sans en posséder quelques-uns. Seule-
ment, on les ignorait un peu ; l'occasion ne s'était pas
présentée ou n'avait pas été saisie, de manifester
avec éclat leurs sentiments, tandis que nos convertis,
par un brusque changement, avaient concentré sur
eux l'attention curieuse de tous. Non contents de rem-
plir leurs devoirs de catholiques, ils avaient publi-
quement fait acte de foi ; bravant tout respect hu-
main, ils se donnaient hautement pour ce qu'ils
étaient et marchaient, bannière déployée, animés
d'un esprit de conquête. On les avait vus dans les
églises agenouillés parmi les femmes et les enfants ;
ils s'étaient confessés, ils avaient communié ; on le
savait, ils l'avouaient. N'était-ce pas, disait-on, com-
promettre l'honneur de l'École?
Ils laissaient dire et allaient bravement leur che-
min, sans se permettre d'ailleurs aucune provocation,
sans se laisser entraînera des discussions irritantes.
Au fond, tous les estimaient, beaucoup les aimaient,
et ceux qui témoignaient auelque hostilité, faisaient
CHAPITRE IV. 59
la guerre à leur façon de penser et d'agir, sans
manquer d'égards pour leur personne.
Au commencement, quelques mauvais plaisants
avaient bien essayé, selon l'usage, de tourner en
ridicule la conversion d'Olivaint et de ses amis,
et de les mettre au ban de l'opinion. Pour cela, ne
suftlsait-il pas de leur infliger l'humiliation d'une
épithètebien choisie? Le petit groupe catholique fut
appelé la bande des niais. Mais l'expédient n'eut au-
cun succès. Ces niais avaient vraiment trop d'esprit,
et dans les joutes de paroles, trouvaient mieux que
tout autre, avec l'argument décisif, le mot pour
rire. Étaient-ils niais, pour penser comme Augus-
tin, Thomas d'Aquin et Bossuet? Étaient-ils niais,
pour afficher des principes que le programme officiel
ne dictait point, pour mettre leurs actes d'accord
avec leur croyance, au risque de compromettre leur
avenir? Après tout, si c'était une folie, c'était celle
dont saint Paul et les premiers chrétiens se fai-
saient gloire : Nos stulti propter Christum •.
Cependant il est quelque chose qui, pour persua
der,vaut mieux que l'esprit, c'est le cœur. Or, les trois
catholiques se montraient envers tous si pleins de
courtoisie, de prévenance et de'dévouement!
Il y avait à l'École normale un jeune homme
qu'une crise nerveuse saisissait subitement pendant
la nuit. A chaque attaque du mal, le pauvre épilep-
tique tombait de son lit, et se roulait sur le sol
avec des convulsions et des cris horribhs. Alors
l, l Cor., IV, 10.
60 PIERRE OLIVAINT.
avait lieu une scène toucliante, qui montre jusqu'où
allait ce sentiment de camaraderie fraternelle chez
des jeunes gens divisés d'opinion sur bien des cho-
ses, mais unanimes dans leur mutuelle et généreuse
sympathie. C'était à qui courrait le plus vite auprès
du malheureux, et l'un des plus empressés, qui ne
manquait jamais de répondre à l'alerte, affirme qu'il
trouvait toujours Olivaint arrivé le premier. Le se-
cond, dans ce concours de l'amitié, était un jeune
protestant de Genève, auquel Dieu, espérons~le, fera
l'aumône de la vérité en retour de sa charité.
Le cœur d'un jeune homme, fût- il égaré par la
passion, garde toujours un secret instinct pour tout
ce qui est désintéressement et sacrifice, et sa sym-
pathie est acquise d'avance à qui s'oublie soi-même
pour servir autrui. Les élèves de l'École qui s'étaient
rencontrés au chevet du jeune malade avec les trois
catholiques ne pouvaient plus être leurs ennemis.
Peu à peu les préventions tombèrent ; il ne fut plus
guère question de la bande des niais, et l'on ne son-
gea pas davantage à traiter en parias d'aimables et
courageux camarades qui attaquaient sans colère et
se défendaient sans aigreur.
Ceux-ci, jour par jour et pas à pas, avançaient leur
pacifique conquête et grossissaient leurs rangs de
précieuses recrues. A ce sujet, Charles écrit : « Qui
nous valut celte position nouvelle? Assurément, ce fut
Olivaint. Pitard par sa douce influence, y contribua
sans doute; mais il n'était que le second d'Olivaint,
né pour commander par le dévouement. »
Cependant, voués à une œuvre surnaturelle d'apo
CHAPITRE IV. ei
stolat dans des conditions exceptionnellement déli-
cates, les trois amis comprirent que leurs efforls les
plus généreux resteraient stériles, s'ils ne se conci-
liaient d'abord par la prière commune et la pratique
d'une piété fervente, le secours de Dieu. Ils l'implo-
rèrent et l'obtinrent par la médiation miraculeuse de
Notre-Dame des Victoires.
Depuis quelques mois, dans l'église des Pe/ils-Pères,
placée, comme une oasis, entre la Banque, la Bourse
elle Palais-Royal, un saint prêtre, M. Dufricbe-Des-
genettes, avait établi l'Archiconfrérie du très-saint et
immaculé Cœur de Marie. Des prodiges éclatants
avaient aussitôt prouvé la miséricordieuse puissance
de Celle qui, là surtout, se montrait le refuge des
pécheurs, le secours des chrétiens et la consolation
des affligés. A peine converti, Pierre Olivaint ac-
courut, avec ses amis, au pieux sanctuaire, pour s'of-
frir, corps et âme, à la Yierge immaculée et au divin
Enfant qui leur tendait les bras. Tous trois revinrent
armés du Manuel de l'Archiconfrérie, ce livre mer-
veilleux qui, en peu d'années, fut traduit dans toutes
les langues et répandu par centaines de mille. Dès
lors, ils aimaient à se réunir chaque jour ensemble,
pour faire les prières indiquées dans ce petit livre
d'or. Leur cénacle était une chambre haute de l'École
normale, située alors rue Saint-Jacques, et de là,
pendant qu'ils priaient, leur regard embrassait une
grande partie de l'immense ville qui, renouant ses
traditions séculaires, redevenait de la cité de Notre-
Dame.
Ils durent à ce patronage de persévérer ensemble,
62 PIERRE OLIVAINT.
comme les premiers disciples que la crainte des Juifs
retenait à l'écart.
Trois ans plus tard, au mois de mai 1840, Pierre
Olivaint écrivait à l'un de ses amis : « Je suis allé ce
soir au mois de Marie. Qu'elles sont belles et touchan-
tes, cher ami, les cérémonies de l'Église dans le culte
de la sainte Vierge! La Vierge Mère, quel mystère!
L'Incarnation, abîme où notre esprit se perd! Et ce-
pendant, si nous voulons nous recueillir, que la vé-
rité se montre déjà majestueuse et consolante sous
ce voile! Un jeune prêtre que nous venons de perdre,
disait en mourant : « Dieu soit béni! j'entrevois déjà
« la lumière....» Que sera-ce donc, quand le voile sera
tombé tout à fait, puisque le catholique sincère, dès
cette vie, est déjà ébloui de si admirables clartés ! La
Vierge Mère!... les Protestants n'ont pas compris
cela et leur culte est mort.
a C'est une chose étonnante, cher ami, dans un
temps où les églises sont désertes, comme les hom-
mes eux-mêmes se pressent en foule aux autels de
Marie qui leur tend les bras. Quelle douce pensée que
celle-là : nous avons une mère dans le ciel, pour ceux
qui, comme nous, ont éprouvé jusqu'où va, dès ici-
bas, l'amour d'une mère !
a Tu verrais un spectacle bien touchant, si tu al-
lais, quelque dimanche soir, à l'église des Petits-Pères,
alors que les fidèles assemblés demandent à Marie la
conversion des pécheurs. Lis, je t'en prie, ie récit
des merveilles accomplies dans les jours mauvais
par le pouvoir admirable de la sainte Vierge. Je veux
te parler du Manuel de prières de V Archiconfrérie du
CHAPITRE IV. 63
très-saint et immaculé Cœur de Marie. Les faits sont
environnés d'une trop grande certitude historique
pour qu'on les rejette. Ce sont des miracles; mais
est-ce qu'un miracle coûte quelque chose à Dieu?
El quel temps fut jamais plus fertile en miracles?...
Peuples de la terre, chantez I
Jérusalem renaît plus brillante et plus belle.
« C'est la sainte Vierge, cher ami, qui se charge de
remuer ainsi sa France bien-aimée. »
Oui, sans doute, ce grand mouvement de rénovation
chrétienne avait son point de départ au ciel ; mais
Marie daignait associer à son œuvre, sur la terre,
ceux qu'elle aimait davantage. Elle fit la part si belle
à nos trois convertis que, de ce moment, leur vie de-
vint un continuel apostolat.
Leur action, toutefois, se fit sentir davantage du-
rant leur seconde année d'École. Les élèves qui com-
posaient avec eux ce cours et se préparaient à l'en-
seignement des hautes classes étaient en assez petit
nombre : trois dans la section des lettres, trois dans
la section d'histoire et deux dans la section de philo-
sophie. De là, une plus grande intimité, une simpli-
cité de rapports qui faisaient ressembler la classe à
une famille; les professeurs se montraient assez bons
pères à l'égard d'enfants parfois espiègles et mutins.
Le maître de conférences pour la littérature fran-
çaise, spécialement chargé de ces sept ou huit élèves,
M. Désiré Nisard, était, nous l'avons dit, un esprit
distingué, un grave défenseur des traditions litté-
raires du dix-septième siècle, mais qui empruntait
64 PIERRE OLIVAINT.
plus volontiers au siècle suivant ses opinions reli-
gieuses. Bossuet était son homme, aimait-il à répé-
ter, et il affectait de voir en lui tout un monde.
L'occasion était belle pour nos catholiques de pous-
ser plus loin le maître engagé en si bonne voie, et
d'entraîner avec lui la partie encore flottante de son
auditoire! On profitait habilement de tout, pour
jeter comme au hasard un mot aussitôt relevé par les
autres, une allusion qui suffisait pour allumer la dis-
pute. Par exemple, le professeur avait l'heureuse ha-
bitude de placer devant lui les œuvres complètes de
son auteur favori et d'inviter quelqu'un de ses élè-
ves à ouvrir n'importe quel volume, assurant avec
solennité qu'on y trouverait à toute page l'artiste par
excellence, le modèle parfait, l'idéal. Quelle joie pour
les catholiques, si l'on tombait sur quelqu'une des
oraisons funèbres, ou sur quelque belle lettre spiri-
tuelle! Un jour, cependant, on tira au sort avec moins
de bonheur, et Félix dut lire tout haut je ne sais quel
passage de « M. de Meaux «, où il est question du
Père Goulu, un savant homme, mais dont le nom
malencontreux fut accueilli par une hilarité gé-
nérale et par de malicieux lazzis. Le silence enfin
rétabli, le débat s'engagea sur la forme et sur le
fond, sur le style et sur la doctrine. C'était le mo-
ment oh Pierre ne manquait pas d'intervenir ; d'un
ton moitié grave, moitié plaisant, il posait la ques-
tion, donnait la réplique, poussait vivement sa pointe.
Après une discussion animée, où chacun disait son
mot, on en venait à conclure que tel dogme catho-
lique était vraiment admissible^ et même admirable,
CHAPITRE IV. 65
que le professeur n'avait contre lui aucune objection
bien arrêtée, ni les élèves aucune difficulté bien sé-
rieuse.
Ces controverses amicales, nées inopinément à pro-
pos d'une phrase de Bossuet, n'étaient pas le moyen
d'action le moins efficace; elles laissaient une bonne
impression pour le présent et posaient des jalons
sur la route pour Tavenir.
L'influence des catholiques fut moindre sur leurs
jeunes camarades de la première année; Pierre Oli-
vaint n'eut guère d'action de ce côté que par le sen-
timent de respect qu'inspirait à tous son caractère
indépendant et élevé. Mais il trouva de dignes amis
parmi les jeunes gens qui achevaient alors leur troi-
sième année d'École.
Charles Hernsheim fut de ce nombre. Comme Félix
Pitard, il a sa place marquée dans cette histoire, car
Olivaint l'aima tendrement et intervint heureusement
dans les deux plus grands événements de cette vie si
courte et si pleine, la conversion et la vocation.
Hernsheim, issu d'une famille juive de Strasbourg*.
eut dès ses premières années plus d'un trait de res-
semblance avec Pierre Olivaint : comme lui, il connut,
tout enfant, l'indigence ; comme lui, il fut exposé bien
jeune, dans une institution de Paris, à tous les périls
de l'àme, sans l'antidote de la foi et de la piété. On
l'avait baptisé sans trop le préparer à cette grande ac-
tion; la première communion, machmalement accom-
plie, ne lui laissait non plus qu'un vague souvenir.
1. Né le 22 mars 1815.
66 PIERRE OLIVAINT.
Condamné à remporter des couronnes au grand con-
cours, pour l'honneur de la pension qui l'avait adop-
té, il exerça et assouplit certains ressorts de l'esprit
aux dépens des autres et il arriva à l'Ecole normale
plein d'orgueil, incapable de discipline, gâté par les
vices de son éducation. Sans être au fond plus parti-
san du Talmud que de l'Évangile, il se disait Israé-
lite, pour mieux affirmer son opposition au catholi-
cisme. Impitoyable railleur, riant de tout d'un mauvais
rire, il n'épargnait pas plus, dans ses sarcasmes, la
philosophie officielle que la religion. « Un jour, ra-
conte son biographe', il présentait à un professeur
dont il était le seul disciple, un travail qui concluait
à l'inanité des labeurs philosophiques. « C'est forte-
« ment pensé, lui fut-il répondu, vos conclusions pa-
ît raissent d'une grande justesse; mais prenez garde,
« il y aurait danger à les exprimer trop haut. «
Le jeune sceptique eut dès lors beau jeu contre les
hommes et les doctrines. Mais sa verve impitoyable
s'exerçait de préférence aux dépens de la minorité
courageuse des catholiques ; c'était en pareil cas sur-
tout, comme il l'avouait plus tard lui-même, que,
« dans la cour de l'École, il n'était jamais à demi
mauvais plaisant »
Pauvre enfant, qui, le jour, affectait une gaieté folle
et qui, le soir, accoudé sur la fenêtre de sa mansarde,
prêtant une oreille rêveuse à la rumeur immense de la
grande ville, prenait un mélancolique plaisir î'i ce
1. Le P. Hernsfieim de V ordre des Frères prêcheur s, par le P. Dan-
zas, provincial du même ordre. Paris, Poussielgue, 1856.
CHAPITRE IV. 67
bruit confus, à ces ténèbres, image du mal dont il
souiïrait!
Les catholiques qui ne doutaient de rien, quand
il s'abaissait de sauver une âme, concertèrent leurs
efTorts pour assurer cette difficile capture. Ils tendi-
rent les filets, espérant de Dieu la poche miraculeuse.
Un ami leur avait déjà préparé les voies; Adrien Dé-
roulède s'était pieusement acharné à la conversion de
son infortuné camarade; mais cet angélique jeune
homme venait de quitter volontairement l'École, après
un séjour de six mois, pour se faire prêtre. Il devait
succomber plus tard, aumônier du lycée d'Angou-
lèmc, aux pénibles labeurs de son dévouement. Le
départ de ce saint ami fut un motif de plus pour Oli-
vaint et ses lieutenants de livrer au juif incrédule
de nombreux assauts, qui peut-être eussent été im-
puissants à rompre une opiniâtre résistance, sans le
concours inespéré et bien involontaire de M. Cousin.
Le directeur de l'École normale ne dissimulait pas
l'aversion profonde qu'il nourrissait contre Hernsheim.
Exerçant une sorte de haut domaine sur l'enseigne-
ment philosophique, il voyait avec déplaisir ce juif
d'un caractère si compromettant aspirer â une chaire
universitaire, d'autant plus que le jeune indépendant
repoussait avec hauteur les axiomes convenus et les
formules banales de la philosophie officielle. Hern-
sheim fut donc recommandé, non par bienveillance,
â i'ami peu scrupuleux de M. Cousin, le trop fameux
Libri Bagnano, examinateur pour le baccalauréat es
sciences. Au grand étonnement de tous, le brillant
candidat fut refusé.
68 PIERRE OLIVAINT.
Pour comprendre ce qu'un pareil échec avait d'îm-
miliant et de douloureux, il faut savoir que, d'après
les règlements rigoureusement appliqués, Hernsheim
était dès lors réduit à quitter l'École, avant d'avoir
subi répreuve d'agrégation. Lui, qui avait rêvé de S6
^aire un nom à Paris, était envoyé dans un collège
«.'ommunal, au fond d'une province éloignée. En vain
M. Vacherot, professeur de philosophie et directeur
des études, vanta-t-il le mérite exceptionnel de son
élève, entré à l'École avec le premier prix de disser-
tation latine au grand concours. En vain lui ménagea-
t-il l'occasion de montrer son talent précoce dans une
belle leçon sur les monades de Leibnitz. En vain Hern-
sheim lui-même en appela-t-il au ministre de l'in-
struction publique. Celui-ci cassa la première nomi-
nation, mais ce fut pour lui confier un poste des plus
modestes, la chaire de philosophie au lycée de Pon-
tivy! Ainsi .la disgrâce était complète, le jeune incré-
dule se voyait enseveli vivant dans une petite ville de
Bretagne, encore inféodée, disait-il, à de gothiques
préjugés. Il partit frémissant de colère; mais il ne
parvint pas au terme du voyage.
Déjà souffrant, quand il se mit enroule, Hernsheim
tomba dangereusement malade à Rennes, et passa
plusieursjours dans un étatd'évanouissementpresquc
continu. Un éminent professeur à la Faculté def.
lettres, M. Th. -Henri Martin, prit un soin paternel du
pauvre enfant dont les médecins désespéraient, et le
fit transporter à rinfirmerie du lycée « Là, que se
passa-t-il entre Dieu et cette âme longtemps re-
belle? Gomment ce nouveau Saul fut-il terrassé sur
CHAPITRE IV. 69
le chemin? Hernsheim lui-môme, qui plus lard ra-
contait sa conversion avec la candeur d'un enfant
regénéré dans le Christ, ne put jamais nous l'ap-
prendre.... Rendu à la vie contre toute prévision,
Hernsheim était chrétien quand il reprit ses sens'. «
Le triomphe de la grâce fut complet.
Dès qu'il putparler, il appela un prêtre; dès qu'il put
marcher, il se fit conduire à l'église pour assister à la
sainte messe. Il s'y rendait, appuyé sur le bras d'une
vieille femme, infirmière au collège, et la pieuse Bre-
tonne s'étonnait qu'un homme si savant lui deman-
dât, avec tant de simplicité,la signification des termes
qu'il lisait dans son livre de prières. Ainsi l'orgueil-
leux philosophe se faisait le disciple d'une pauvre
femme du peuple.
Au mois de septembre 1838, un intime ami de Pierre
Olivaint reçut à l'École normale une lettre tracée d'une
main incertaine et tremblante. « Je l'écris deux mots
dans ma faiblesse, lui disait Hernsheim, car je suis
bien malade. J'ai craché le sang et je n'en reviendrai
certainement pas. Je lis un peu de Pascal qui me con-
vertit. J'ai communié. Je t'assure que la religion ca-
tholique est belle et vraie. Ne montre ma lettre à per-
sonne. Je ne veux pas afficher ce que je fais. Adieu,
pense à moi si je meurs ici. »
Le confident avait eu le malheur de partager les
préventions antireligieuses de Hernsheim; celui ci
sans doute voulait, par ce billet, réparer un scandale
et donner un bon exemple. Pierre, Félix et Charles
i. Notice &ur le P. Hernsheim, par le H. P. Danzas, p. 18.
70 PIERRE OU VAIN T.
furent mis seuls dans le secret, et ce jour-là ils re-
mercièrent avec une extraordinaire ferveur Notre-
Dame des Victoires. De temps en temps, par la même
voie, leur arrivaient des nouvelles du convalescent. Il
disait à son ami : « Tu ne m'as pas blâmé; cela ne
m étonne pas. Sous ta légèreté il y a quelque chose
de sérieux ; mais ton esprit, dis-tu, se révolte. Il y a
deux choses très-propres à nous jeter dans les bras
de la religion : le loisir et la pensée de la mort. Le
loisir, ne Ta pas qui veut ; la pensée de la mort, on
peut l'avoir au milieu de ses occupations mêmes. Es-
saye de ce moyen, et tu verras ce qui en résultera.
Pour moi, la maladie m'a donné et le loisir et la pen-
sée de la mort, ce qui fait que mon cœur est devenu
meilleur et mon âme plus éclairée et plus tranquille,
à mesure que mon corps s'en allait. Cependant j'ai
bien à faire, et que je me trouve petit et misérable
quand je lis la vie de ces martyrs qui se sont fait
rôtir sur des grils et ouvrir les entrailles avec des fers
ardents plutôt que de renier le Christ !... »
Hernsheim ajoutait : « Tu peux dire à tes camara-
des, auxquels cela ferait plaisir, ce que tu sais. Je te
délie la langue. Je m'imagine qu'ils auront de la peine
à te croire! Il faut nous repentir, mon cher ami, de
nos frivoles médisances de l'an dernier. Quanta moi,
je suis à présent lavé de ces fautes, dont le souvenir
me déplaît. Peut-être mes lettres sérieuses le déplai-
sent-elles aussi et me traites-tu de sermonneur? S'il
en est ainsi, dis-le-moi franchement. «
Tout au contraire, l'ami léger et incroyant était
vivement ému et recueillait avec empressement ces
CHAPITRE IV. 71
impressions salutaires qui devaient fructifier plus
tard.
Enlin Cliarles Hernsheim eut assez de forces pour
supporter la fatigue du voyage ; il revint à Paris, il
reparut à l'École et ce fut un jour de fêle pour lui et
pour ses amis de se revoir. Qu'il était changé cepen-
dant! La cruelle maladie avait pâli et amaigri le vi-
sage ; mais l'âme rayonnait, joyeuse et pure, sur son
front et dans ses yeux. Olivaint, attentif à encourager
et à consoler le jeune converti, s'empressa de le con-
duire à son « cher Père de Ravignan. »
Quant à M. Cousin, il se montra plus que jamais
impitoyable. « Je me souviens, raconte Charles, que
je me promenais un jour avec Hernsheim dans la
cour de l'École. Survint M. Cousin, qui, surpris et ir-
rité de l'y trouver, donna sur-le-champ au concierge
l'ordre de ne le plus recevoir. Il n'en fallut pas da-
vantage pour déterminer son ancien élève à lui
écrire qu'il renonçait à l'enseignement et « qu'il ai-
merait mieux labourer la terre rpce de faire de la plii'
losophie à son école. »
La carrière du jeune professeur était irrémédiable-
ment brisée; mais ce déclin apparent devait être l'au-
rore d'une belle vie. 11 fallait que l'humiliation achevât
de purifier cette âme que Dieu voulait tout entière.
Hernsheim le comprenait bien, lui qui, peu d'années
plus tard, écrivait à Charles ces lignes touchantes :
«Pour moi, pauvre enfant échappé du double piège de
l'infidélité et de l'incrédulité, ignorant tous les senti-
ments chrétiens, toutes les idées chrétiennes; pour
^oi, malheureux, \ qui on n'avait point parlé de Dieu
72 PIERRE OLIVAINT.
pendanl loiite mon enfance, accoutumé à mépriser, à
insulter la foi, il fallait bien que Dieu me frappât
tout à coup, qu'il m'arrachât violemment à tant de
mauvaises habitudes pour me vaincre par la nécessite
subite de devenir meilleur. Oh! que de bonté, que
d'amour de la part de Dieu, que d'ingratitude de la
mienne! Je l'avoue, j'en suis quelquefois effrayé, il
semble que ce soit une lutte entre Dieu et moi ^ »
Admirable lutte que celle-là, dans laquelle Dieu se
donne à l'homme et l'homme à Dieu avec une libéra-
lité toujours grandissante ! Hernsheim la poursuivra
jusqu'à la mort.
S'ils avaient eu moins de courage, Pierre Olivaint
et ses amis eussent été parfois tentés d'abandonner
quelques-uns de leurs camarades qui résistaient ob-
stinément à toutes leurs avances. Ils comptaient sur
Dieu et poursuivaient leur œuvre.
Et la preuve qu'un grand travail se faisait dans les
esprits, que leur influence commençait à s'étendre
autour d'eux, c'est que non-seulement il n'était plus
question delaba7idedes niaiSj mais que tout le monde,
M. Cousin lui-même, en était venu à compter avec les
catholiques. Le directeur de l'École usait désormais
pour eux de certains ménagements, et, les prenant à
part, nous raconte un témoin de cette petite scène, il
leur disait d'un air de condescendance : « Eh! Mes-
sieurs, il faut savoir se faire tout à tous, comme disait
Fénelon! »
Plus sincèrement, d'aulres maîtres s'attachaient à
1. Lettre du 26 juillet 1845.
CHAPITRE IV. 73
ces courageux jeunes gens. M. Filon, par exemple,
leur témoignait de bienveillants égards et les réunis-
sait môme à sa table. Une fois il invita, un vendredi,
Pierre, Charles, et l'un de leurs amis, ce confident de
Hernsheim, dont nous parlions plus haut. Ce der-
nier, bien que le repas fût servi presque exclusive-
ment en maigre, fit seul exception à l'abstinence, par
habitude et par légèreté. Mais l'exemple du bien a
aussi sa contagion ; quelques années plus tard, l'en-
nemi du maigre, dans un voyage en Egypte, fut con-
verti à la pratique chrétienne par la vue des pauvres
musulmans qui conduisaient sa barque sur le Nil.
En les trouvant toujours si fidèles aux prescriptions
minutieuses, souvent ridicules, de leur faux culte :
« Et moi, se dit-il, chrétien baptisé, plus croyant que
je ne veux dire, pourquoi ne point professer publi-
quement ce que j'avoue au fond du cœur être la véri-
té? » Ce trait de lumière lui suffit; le professeur in-
crédule, devenu parfait chrétien, fit dès lors de l'en-
seignement de l'histoire un véritable apostolat. Zélé
pour le bien de ses disciples, ce maître excellent ne
B'oublia pas lui-même, et plusieurs fois on le vit ve-
nir au collège de Vaugirard, pour faire pieusement
sa retraite annuelle sous la conduite de son ancien
tamarade, le P. Olivainl.
Pierre, non content d'exercer son zèle au -dedans,
entretenait à l'extérieur d'intimes relations avec ses
anciens amis de collège et s'efforçait, avec une géné-
reuse insistance, de les porter au bien. Parfois il eut
l'occasion de remplir envers quelques-uns d'entre
eux le devoir, si peu compris, de la correction fra-
74 PIERRE OLIVAINT.
ternelle. Dans ces occasions, il poussait la franchise
jusqu'à l'extrême limite, et l'on ne sait vraiment
qu'admirer davantage, de son courage atout dire ou
de la patience avec laquelle ses amis avaient coutume
de tout entendre. Mais il mêlait au reproche tant
d'affection, il égayait les dures vérités par une si fine
raillerie!
Parmi les plus chers camarades d'Olivaint, il
s'en trouvait un qui s'abandonnait aux brillants dé-
fauts d'un esprit satirique et vaniteux. Après quel-
ques précautions de langage, Pierre aborde ce sujet
délicat. « Depuis plusieurs mois, écrit-il à cet ami,
depuis un an peut-être, il me semble que tu as
beaucoup changé. Tu te répands trop au dehors;
tu cherches à briller, à imposer; tu ne retiens pas
assez ta langue; tu abuses de ton esprit; tu sem-
blés atteint à un haut degré d'une maladie qui tra-
vaille tant de gens, l'orgueil et l'amour de toi-
même. A travers une foule de phrases que tu laisses
tomber dans la conversation, je vois percer une pré-
tention qui m'afflige, un désir immodéré de paraître
doué d'une sensibilité plus vive, de passions plus
ardentes que qui que ce soit. Dans la lettre même
à laquelle je réponds, dans cette lettre qui m'a fait
tant de plaisir, je rencontre des paroles qui sem-
blent venir de la tête plutôt que du cœur. Prends
garde, mon cher ami, de trop le souvenir d'avoir
lu René, Werther , Obermann.... Pourquoi donc
me dis- tu ces choses : Je vois un abîme sous mes
pas; .. les pensées les plus /tmèôres, les plus mélan-
coliques passent devant moi;... la pensée de la mort
CHAPITPxE IV. 75
se dresse devant mes yeux?... Pourquoi ces mois
dmbitieux : angoisse solennelle^ époque formidable,
crainte déchirante?.. . En voulant peindre ce que lu
éprouves, ne t'aperçois-tu pas que lu te laisses al-
ler à une orgueilleuse exagération? Ne va pas sur-
tout par orgueil te faire illusion sur ton orgueil
même ; les aulres, tu le sais, voient mieux en nous
que nous-mêmes ! «
Celle gronderie amicale, pour porter ses fruits,
voulait être tempérée par d'affectueuses paroles.
Pierre met vite le baume sur la blessure : « J'ai cher-
ché longtemps à me persuader que je voyais mal, et
mon amitié a eu bien de la peine à l'avertir ; mais,
dans ta lettre, lu m'as appelé ton frère; je me suis
alors décidé à rompre le silence. Je m'appuie sur ce
titre de frère pour espérer que tu ne t'offenseras pas
de ma franchise. ^>
Ce jeune homme élail un de ces convertisseurs non
encore convertis à la pratique chrétienne. Pierre, qui,
dans son élan généreux, a laissé bien loin derrière
lui ceux qui naguère lui traçaient la roule, revient
avec sollicitude vers cet ami attardé pour lui tendre
la main et l'entraîner avec lui :
« Une autre chose m'afflige profondément, quand
je me rappelle le commencement de notre liaison.
Tu étais plein de foi alors et lu cherchais à me con-
vertir; tes paroles même ont exercé sur moi une
salutaire influence. En entrant dans la foi de plus en
plus, j'étais heureux de celte amitié que le nom de
Dieu consacrait. Depuis, tu es tombé dans le doute.
Je ne fuis que te plaindre de ta chute, mais aussi je
76 PIERRE OLIVAINT.
dois te blâmor de n'avoir pas fait assez d'efforts
pour te relever. Si j'avais été plus instruit, j'aurais
regardé comme un devoir de t'éclairer moi-même ;
mais je ne suis pas encore un médecin des âmes, je ne
puis que t' adresser à ceux qui guérissent. » Et après
avoir engagé son ami à rendre au plus tôt visite à
« M. de Ravignan », il conclut par ces paroles tou-
chantes : « J'ai trop besoin d'indulgence moi-même
pour ne pas en avoir pour toi et je sais trop bien
que je mérite peut-être les reproches que je te fais,
que j'en mérite de plus graves. Avertis-moi comme
je t'ai averti; sois sévère dans tes paroles et par-
donne-moi dans ton cœur. Si tes paroles sont rudes,
je n'oublierai pas l'intention qui les a dictées. Fais de
même en ce moment pour moi, n'oublie pas l'inten-
tion qui m'a animé en t'écrivant cette lettre. »
Combien de jeunes gens, au milieu des dangers
qu'ils rencontrent et que parfois ils recherchent, à
Paris surtout, garderaient intactes leur foi et leur
vertu, s'ils avaient près d'eux un ami aussi charitable
et aussi sincère!
Pierre Olivaint ne tarda pas à étendre son action
au delà de la sphère de son intimité, en se dévouant
aux œuvres fondées ou développées avec une in-
croyable ardeur par la jeunesse catholique.
Le P. de Ravignan, dont la cellule était un des
principaux foyers de la charité chrétienne dans le
tumultueux quartier des Écoles, apprit à son fervent
disciple l'art de gagner des âmes à Jésus-Christ, et
ce fut sous cet excellent maître que Pierre fit l'ap-
prentis&age d'un apostolat qui, dès le début, fut gé-
CHAPITRE IV. 77
néreux el fécond. Dès lors son active sympathie
fut acquise à tout ce qu'il voyait entreprendre, dans
une intention vraiment chrétienne, pour la gloire de
Dieu et le service du prochain; mais il s'imposa
pour règle de donner la préférence à ces œuvres qui
produisent un bien d'autant plus solide, qu'elles
exigent de leurs coopérateurs plus d'abnégation, d'hu-
mililé et d'esprit de sacrifice.
C'est dire assez que Pierre Olivaint se dévoua de tout
cœur à la Société de Saint-Vincent de Paul, plante
bien jeune alors, mais surabondante de sève et des-
tinée dans les desseins de Dieu à devenir un grand
arbre. S'il ne fut pour rien dans sa naissance, il
contribua du moins efficacement à ses progrès et eut
le privilège d'écrire l'histoire officielle de ses com-
mencements. Ce fut lui, en eff'et, qui rédigea le pre-
mier B.apport général sur V origine de la Société et ses
travaux jusqu'à la fin de Vannée 1841 ^ Ce récit fort
bien fait, a été depuis inséré dans le Manuel des con-
férences. Nous en citerons une page.
« En l'année 1832, à Paris, dans une maison du
quartier des Écoles, depuis longtemps consacrée à
recevoir la jeunesse studieuse^, se tenait une confé-
rence littéraire dont les discussions avaient toute la
vivacité que déjeunes esprits ont coutume de porter
1. Société de Saint-Vincent de Paul. Rapport général sur l'origine
de la Société el ses travaux jusqu'à la fin de l'année 1841. Paris, au
Bccrétariat de la Société, 1845.
2. Cette maison, située rue de l'Estrapade, 11, près du Panthéon,
avait été occupée par la Société des Bonnes-Études, avant de devenir
le siège primitif des Conférences de Saint-Vincent de Paul,
78 PIERRE OLIVAINT.
dans cette sorte d'escrime intellectuelle, et aussi tout
l'intérêt sérieux que les questions religieuses répan-
dent sur les matières où on les fait intervenir. Car
elles intervenaient fréquemment entre ces étudiants
assemblés pour parler d'histoire, de littérature, de
philosophie ; ils les retrouvaient au fond de tous les
grands problèmes agités par leur ardeur juvénile. Il
arriva donc que ceux d'entre eux qui étaient demeurés
fidèles aux croyances catholiques se réunirent et se
rapprochèrent par la nécessité de les professer
hautement et de les défendre contre les opinions
adverses. Une foi commune et chère, la puissance des
sympathies religieuses, une sorte de fraternité d'ar-
mes contractée par l'habitude de combattre sous la
même bannière, les eurent promptement liés de cœur
et d'âme, et ils étaient devenus amis avant même
d'avoir échangé une parole d'amitié. Ils ne tardèrent
pas à se demander si cette foi qu'ils avaient le bon-
heur de posséder ne devait pas cimenter leur union
par quelque œuvre plus consolante que des contro-
verses nécessaires, mais quelquefois passionnées et
contristantes pour la piété. Ils comprirent qu'il était
bon d'établir une autre espèce d'association exclusi-
vement chrétienne, où la charité seule présidât, et
dont l'objet pacifique fût le culte de Notre Seigneur
Jésus-Christ dans la personne de quelques pauvres.
«Telle fut la pensée ou plutôt l'instinct et le besoin
d'association d'où sortit notre première Conférence.
Elle garda cette dernière dénomination, qui est con-
sacrée à Paris, dans le quartier des Écoles, pour dési-
gner les réunions studieuses déjeunes gens, mais qui
CHAPITRE IV. 79
serait bien mal interprétée, si on en induisait que son
but fût de faire des discours sur la charité, et de dis-
cuter sur les améliorations à introduire dans le sorl
des classes pauvres.
ce En se plaçant dès l'origine sous l'invocation de
saint Vincent de Paul, afin d'obtenir par ce grand
serviteur de Dieu quelques rayons de l'esprit de
charité et de foi dont il élait enflammé, la Conférence
indiqua assez nettement que ce n'était point par des
études purement théoriques, mais par des œuvres et
uniquement par des œuvres, selon la mesure de sa
faiblesse, qu'elle se proposait de suivre de loin les
exemples de son bienheureux patron.
« Les premières réunions eurent lieu au mois de
mai 1833. Elles ne se composaient alors que de huit
membres, et ce fut peut-être un avantage, parce que,
dès le début, grâce au petit nombre des associés,
s'établirent dans la Conférence ces habitudes de cor-
dialité, ces façons affectueuses, simples, familières,
dont, grâce à Dieu, la tradition ne s'est pas perdue.
Ceux qui firent partie de ce groupe primitif, garderont
toute leur vie l'heureux souvenir des amitiés qu'ils y
formèrent. »
Voilà l'histoire que Pierre Olivaint nous a laissée
des commencements modestes de cette œuvre ins-
pirée, à notre époque d'indifférence et d'égoïsme,
par la foi et la charité catholiques. Comme le P. La-
cordaire le remarque, il y avait là une démonstra-
tion sensible de la divinité du christianisme. « Ces
huit jeunes gens, dit -il dans la notice qu'il a
consacrée au plus illustre, Frédéric Ozanam, ces
8
80 PIERRE OLIVAINT.
huit jeunes gens eurent donc cette inspiration, de
prouver une fois de plus que le christianisme peut
en faveur des pauvres ce qu'aucune doctrine nu pu
avec lui et après lui; tandis que les novateurs s'épui-
saient en théories qui devaient changer le monde,
eux, plus modestes, se prirent à monter les étages
où se cachait la misère de leur quartier. On les vit,
dans la fleur de l'âge, écoliers d'hier, fréquenter
sans dégoût les plus abjects réduits et apporter aux
habitants inconnus de la douleur la vision de la
charité. La charité est belle en quiconque l'accom-
plit,... mais c'est dans le jeune homme qu'elle appa-
raît tout entière, telle que Dieu la voit en lui-même
au printemps de son éternité, telle que Jésus la
voyait au jour de son pèlerinage sur le front de saint
Jean. Fille de la foi, Ozanam et ses amis voulurent
lui confier la leur comme ù une mère, et ce fut leur
intention que la charité servît de médiatrice aux gé-
nérations de leur siècle et y versât la lumière que le
raisonnement éperdu y répandait en vain. «
Comme la Conférence de Saint-Étienne du Mont,
mère de toutes les autres, celle de Saint-Sulpice était
presque exclusivement composée de jeunes gens
des Écoles'. C'est à ce second cénacle que Pierre Oli-
vaint, dès l'année de sa conversion, était venu
se présenter. Mais au mois de juin 1839 il fut
l. La police ayant conçu, bien à lort^ quelques soupçons ou sujet
de ces inoffensives réunions de charité tenues à Saint-Sulpice, trois
a°-ents furent clandestinement envoyés pour les surveiller. Mais quel-
que temps après, le commissaire de police se plaignait de ce qu'ils
étaient devenus tous trois dévots.
CHAPITRE IV. 81
choisi avec quelques-uns de ses amis, pour aller
planter le drapeau de la charité au milieu des pa-
roisses de Saint-Médard et de Saint-Marcel, « dans ce
refuge de toutes les misères parisiennes, dont les
parages jusque-là inexplorés par la charité catho-
lique, devaient leur ménager bien des surprises dou-
loureuses'. »
Les jeunes fondateurs de la Conférence de Saint-
Médard, guidés par les conseils du vénérable M. Bailly
et de la sainte Sœur Rosalie, ne se laissèrent décon-
certer par aucune difficulté. Ils étaient douze, la
plupart élèves de TÉcole normale, deux appartenant
à l'École polytechnique. Ce petit collège apostolique
se fit tout d'abord remarquer par un zèle extraordi-
naire. C'était la fougue de la jeunesse tournée au
bien, et comme une exubérance de vie qui, chez ces
étudiants, se répandait en bonnes œuvres. Le nombre
des membres se multiplia rapidement, et leur pro-
pagande se fit sentir en province où, dans un inter-
valle de six années, ils fondèrent neuf Conférences,
entre autres celles de Grenoble et de Montmirail
dues à l'initiative de Pierre Olivaint.
Félix Pitard ne tarda pas à devenir secrétaire de
la Conférence de Saint-Médard. Le trésorier, élève
de l'École polytechnique, était d'une générosité sans
bornes. La quête qu'il faisait dans son chapeau
galonné se trouvait chaque fois si abondante que
1. Rapport sur Vhistoire de la Conférence de Saint-Médard. Ce
rapport fut lu par M. de La[)parent, ingénieur des mines, aujourd'hui
professeur à la faculté des sciences de lUniversité catholique de Paris,
dans la séance du 24 mai 18G8, présidée par le H. P. Olivaint.
82 PIERRE OLIVAINT.
chacun s'étonnait de voir safaible aumône d'étudiant
grossir* comme par miracle dans la bourse impro-
visée. M. Bailiy, le président général, aurait pu don-
ner la clef du mystère. Un jour que le jeune trésorier
lui demandait le moyen de secourir efficacement un
grand nombre de pauvres avec le peu d'argent qu'il
recevait, M. Bailiy lui avait suggéré un expédient
d'une simplicité extrême : <^ Vous donnez un franc,
lui dit-il, donnez-en dix. » Le polytechnicien , chari-
table et riche, suivait ce conseil.
La Sœur Rosalie, mère adoptive de quinze mille
enfants et de la troupe innombrable des pauvres
du quartier Saint-Marceau, regardait le futur officier
comme un des anges visibles de la Providence^ Di-
sons tout de suite que ce trésorier parfait prit si bien
goût à l'apostolat des pauvres, qu'il renonça aux
brillantes perspectives de l'avenir pour entrer dans
la Compagnie de Jésus ; depuis de longues années
missionnaire en Amérique, après avoir dépensé son
or, il dépense sa vie pour les âmes.
C'est à Pierre OUvaint que revient l'honneur d'avoir
recruté la plupart des membres de la Conférence qui
appartenaient à l'École normale. Ils étaient choisis
parmi les élèves les plus distingués; cinq d'entre
eux avaient remporté divers prix d'honneur ; mais
tous ne cherchaient plus qu'à rivaliser en humilité
et en dévouement.
1. Apres le dépari du polytechnicien, la bonne Sœur continua de
donner avec la même largesse , si bien que la Conférence eut un beau
jour une dette de douze cents francs. On écrivit un mot à l'ancien Iré-
Éorier, qui paya la dette el se déclara l'oblige.
CHAPITRE IV. 83
Pioire et sescharitai3ies amis, comme ils s'étaient
déjà compromis pour Dieu, se compromettaient au-
dacieusement pour le service des pauvres. Au réfec-
toire de l'École, ils recueillaient précieusement, dans
un grand vase de fer-blanc, les restes des repas, ou
plutôt ce que chacun prélevait sur une assez maigre
part. Les jours de congé, ils obtenaient de leurs ca-
marades la portion de pain abandonnée le matin, et
ils sortaient ensuite portant sous leur manteau le
produit de leur collecte, semblables à de bons frères
quêteurs. Quelques délicats se scandalisaient et
haussaient les épaules, mais les pauvres étaient heu-
reux, cl les anges du ciel comptaient les pas de leurs
émules de la terre.
La visite des pauvres à domicile ne suffisait pas à
leur zèle, ils ne tardèrent pas à y joindre d'autres
œuvres de miséricorde. « Nos pieux fondateurs, ra-
conte l'historiographe de cette Conférence*, avaient
compris qu'il est de l'essence de la charité de se sen-
tir mal à l'aise dans une voie limitée, et que, pour
elle, comme pour toutes les forces, l'expansion est
une condition d'existence. Aussi, dès le début, pre-
naient-ils sous leur patronage l'OEuvre de Saint
François Xavier, fondée à Saint-Médard pour évan-
géliser les familles pauvres. L'OEuvre de Saint Fran-
çois Régis, pour la réhabilitation des unions illicites,
devait tout naturellement trouver dans notre Société
son plus puissant auxiliaire, et notre Conférence fut
heureuse de lui apporter son concours.
l. Bapport de M. de Lapparenl, p. 17.
84 PIERRE OLIVAINT.
La Conférence de Saint-Médard eut dès lors une
physionomie particulière que, grâce à Dieu, elle n'a
pas perdue. Recrutée parmi les élèves des grandes
écoles, elle unissait dans la même pensée de dé-
vouement, ingénieurs des ponts et chaussées et des
mines, élèves de l'École normale et de l'École poly-
technique, de l'École d'état-major et de l'École cen-
trale, étudiants en droit, en médecine, en pharmacie.
Ces jeunes confrères étaient unis, mais non point
confondus, accueillis avec une cordialité qui les met-
tait à l'aise, heureux de retrouver quelques devan-
ciers autour desquels ils pussent se grouper selon
leurs origines respectives. « Nulle contrainte n'est im-
posée, dit le même témoin; la solennité est chose
inconnue dans nos délibérations, et je dirai môme
que nous aimons mieux un peu de désordre, qu'un
ordre du jour bien réglé. Le droit d'interpellation lui-
même n'est pas réglementé, et pour tout dire, un jeu
de mots n'expose pas son auteur à une expulsion
immédiate. Habitants du quartier Mouffetard, il faut
bien que nous ayons quelque prise sur le gamin de
Paris, et la verve, pourvu qu'elle soit honnête, n'est
pas incompatible avec la charité. Tout ce qu'on nous
demande, c'est d'être bons enfants ; c'est de nous lais-
ser inscrire, de temps à autre, sur les listes des pa-
tronages, de la Sainte-Famille, de l'Adoration Noc-
turne; c'est de nous défendre le moins possible contre
les tentations de bien faire qu'on se charge de faire
naître sous nos pas ; c'est, en un mot, d'être, dans
toute la force du terme, homines honse voluntatis. w
Cet esprit de franche et joyeuse cordialité s'est
CHAPITRE IV. 85
transmis d'autant plus aisément des premiers fonda-
teurs à leurs jeunes héritiers, que, par un bonheur
bien rare, la Conférence de Saint-Médard n'a subi,
dans son existence de trente-huit années, aucun
changement de gouvernement, aucune révolution; la
transmission régulière des pouvoirs, durant cette
longue période, n'a même eu lieu que deux fois, et le
président actuel est le successeur direct de Félix
Pitard, dont il avait été dix ans le secrétaire. Cette
unité parfaite de direction, jointe au renouvellement
périodique du personnel actif que les nécessités des
diverses carrières dispersent de tous côtés, a toujours
fait, de Saint-Médard, l'école d'application du zèle
et la pépinière de la charité. Mais un autre trait
caractéristique de celte Conférence de Saint-Vincent
de Paul , c'est qu'elle est presque un noviciat et
un séminaire. Une fidèle statistique en fournit la
preuve. De ses douze fondateurs, six, parmi les-
quels Pierre, Charles et Félix, se sont donnés à Dieu
dans la Compagnie de Jésus, et cet exemple a été
/merveilleusement efficace. En 1868, quarante-deux
vocations religieuses et ecclésiastiques témoignaient
de l'ardeur avec laquelle la première impulsion avait
été suivie. Un lazariste, deux oratoricns, six domi-
nicains, dix jésuites*, vingt-deux prêtres séculiers,
1. A la séance où fut lu le rr.pport de M. de Lapparcnt, le P. Oli-
vaint avait exprimé le souhait que le zèle pour les vocations religieuses
uc se ralentît pas dans la Conférence. Or, en cette môme année 1868,
parmi les membres présentés au mois de novembre, trois entrèrent
dans la Compagnie de Jésus. L'un d'eux, le pieux Frère Ricci, s'est
envolé au ciel.
86 PIERRE OLILAINT,
tel était le bilan. Sur les quarante deux, douze avaient
appartenu à l'École normale, six à lÉcole polytech-
nique. En 1877, le nombre des vocations religieuses
s'élevait à soixante; la Compagnie do Jésus en comp-
tait vingt pour sa part
Si l'on rétléchit que, pendant près de quarante an-
nées, des centaines de familles indigentes ont été sou-
lagées, consolées, ramenées à Dieu par des centaines
déjeunes gens', que ces apôtres de la charité, après
avoir donné leur généreux concours à toutes les bon-
nes œuvres dont Paris est le théâtre, sont allés jeter
la semence dans plusieurs villes de province, et jus-
qu'au fond des villages, on comprendra sans peine
quel mérite revient devant Dieu aux jeunes fonda-
teurs de la Conférence de Saint-Médard.
Tandis que Pierre Olivaint se dévouait aux mem-
bres souffrants de Jésus-Christ, un grand travail
s'opérait en lui ; la grâce le poussait au complet sa-
crifice de tout ce qui n'est pas Dieu, et déposait en
son cœur les germes de la vocation religieuse.
1. Voici les chiffres exacts. Dès 1842, 92 familles étaient visitées par
3G membres avec un budget de 856 francs, qui, 1 année suivante, s'c-
ievait déjà à 1500 francs. En 1868, 75 membres actifs visitaient 200 fa-
milles et dislribuaicnl plus de 7700 francs, soit à peu près 100 francs
par visiteur. — En 1877, la Conférence de Saint-Médard avait déjà
anrôlé 1186 membres, dont 291 polytechniciens et 115 élèv c§ del'Ki^^^l
uornidle.
CHAPITRE V
premières aspirations vers la vie religieuse. — Rapports inlimca
et correspondance avec le P. I.acordaire.
Au mois de septembre 1838, Pierre Olivaint, alors
en vacances, lut un jour, dans VUnivers, cette note
imprimée à la première page, en gros caractères :
« Nouvelle consolation pour l'Église. — M. l'abbé
Lacordaire est en ce moment à Rome. Il s'y occupe
du rétablissement de l'Ordre de Saint-Dominique en
France, pensée qui était déjà depuis longtemps la
sienne.... Il se propose de revenir incessamment en
France pour y réunir quelques hommes d'une foi
profonde et généreuse et de retourner avec eux à
Rome, où ils feront une année de noviciat, etc...''. »
Acette nouvelle, Olivaintfutému jusqu'aux larmes.
Depuis longtemps il répétait : « Seigneur, me voici ;
que voulez-vous que je fasse?... > Il lui sembla lire en
ce moment la divine réponse- Jésus-Christ lui disait,
l. VUnivere, 11 septembre 1838.
88 PIERRE OLIVAINT.
au fond du cœur, comme à l'adolescent de l'Evangile:
« Voulez-vous être parfait, allez, vendez ce que vous
avez et le distribuez aux pauvres; puis venez, suivez-
moi *. » Et loin de s'attrister de cet appel, Pierre en
éprouvait une indicible joie. Comme ce jeune homme
riche, que n'avait-il de grands biens à quitter pour
Dieu? Mais après tout, ne donnerait-il pas beaucoup,
en ne se réservant rien ?
Bientôt il apprit que le futur dominicain était à
Paris; « qu'il cherchait quelques jeunes gens de foi et
de courage, capables de se donner réciproquement
les uns aux autres, avec un dévouement sans bornes,
mais avec une humilité véritable; qu'il appelait de
tous ses vœux de jeunes hommes, des hommes nou-
veaux qui n'eussent pas jeté ailleurs leur premier
fcu^ n
Hippolyte Réquédat se sentit aussitôt touché du
même désir que son ami Pierre Olivaint. Tous deux,
anciens disciples de Bûchez, s'étaient voués au ser-
vice de Dieu avec un égal enthousiasme et n'avaient
plus d'autre ambition que de s'immoler ensemble par
un sacrifice absolu d'eux-mêmes. Ils se firent la con-
fidence de leurs aspirations secrètes; leur vie se res-
semblait trop dans le passé, pour ne pas se confondre
dans un môme avenir; ils voulaient quitter le monde,
embrasser la vie religieuse et répondre les premiers
à rappel du P. Lacordaire.
Jamais résolution ne fui plus désintéressée ni plus
1. Luc, xviii, 22.
2. \'ie du R. I\ Lacordaire, par M. Foissel; ï, p. 460.
CHAPITRE V. 89
généreuse « Quand je m'interroge, écrivait Pierre,
sur toutes ces opinions et ces passions diverses que
j'ai traversées depuis environ sept ans, je ne sais si
je me fais illusion par orgueil, mais il me semble
qu'un mot les explique toutes cl les concilie : c'est
celui de dévouement *. »
Non, il ne se faisait pas illusion; c'est bien le dé-
vouement qui lui inspirait dès lors la pensée de
s'ollrir sans délai et sans réserve. Mais l'armée de
sacrifice compte de nombreux bataillons; au chef de
désigner à chaque soldat son poste. Saintement im-
patient, Pierre dit à Jésus-Christ : Ecce ego, mille me!
Par la voix des événements, en suscitant sur la route
d'infranchissables obstacles, Dieu lui répondit : Mon
heure n'est pas encore venue.
Ces obstacles, Pierre les avait bien confusément
prévus; il se promettait de les vaincre. Tous lui ve-
naient du côté de sa famille: elle réclamait une
protection et des secours que seul le fils aîné pour-
rait lui assurer dans un avenir prochain. N'était-ce
pas tenter la Providence que de partir en disant :
Dieu y pourvoira?
Mais dans le pieux transport qui l'avait saisi, il
détournait sa pensée d'une préoccupation, croyait-il,
trop humaine, et, si Tinquiétude troublait son cœur,
il s'accusait de lâcheté et de défiance.
Le jour approchait cependant où Lacordaire et ses
jeunes compagnons devaient quitter la France. Gli-
vaint se fit alors un devoir de confier son dessein de
1. Lcltre de Pierre Olivaint au P. Larordairo, du 8 avril 1839.
90 PIERRE OLIVAINT.
fuite à son plus vieil ami de collège , pour lequel il
n'avait jamais eu rien de caché. Celui-ci, un peu
moins âgé, mais d'une maturité précoce et que ses
intimes appelaient à cause de cela le philosophe, ad-
mira, sans l'approuver, une détermination qu'il ju-
geait imprudente. De graves raisons, selon lui, s'op-
posaient au départ d'Olivaint. La plus forte, celle à
laquelle ce dernier ne pouvait rien opposer, consis-
tait dans le tableau rigoureusement exact du triste
état de fortune où se trouvait la famille de Pierre.
Abandonnerait-il sa mère presque sans ressources,
son frère sans position, sa sœur souffrante? Dans une
telle situation, son rigoureux devoir n'était-il pas de
se dévouer aux siens, du moins jusqu'au jour où sa
présence ne leur serait plus indispensable ?
Cette froide discussion, présentée en style d'affaires,
déconcertait par son évidence toute velléité de réfuta-
tion. Ce fut un coup de foudre pour Olivaint qui déjà
avait donné sa parole à celui qu'il appelait « son père
et son maître. » La perplexité de son esprit fut extrême.
Rester, n'était-ce pas manquer à l'appel de Dieu, pour
acquiescer lâchement, comme il disait, « à la chair et
au sang? » Partir, n'était-ce pas désobéir au comman-
dement divin d'honorer sa mère?
La lutte fut longue et terrible. Un ami avait fait
pressentir à Mme Olivaint le coup douloureux qui la
menaçait. « Elle devint toute pâle, raconte-t-il dans
une lettre écrite le jour même, et elle me dit seule-
ment : Qu'il parte, si c'est son bonheur^ il ne doit pas se
mcrifier pour moi. Puis, elle alla s'asseoir; des larmes
CHAPITRE V. 91
coulaient sur ses joues; je ne pus m'empcclicr de
pleurer, je n'osais plus lui parler.... >^
Cependant, plusieurs personnes, averties de cette
détermination imprévue, conjuraient Pierre de renon-
cer à son projet. Un vieil ami de la famille, égaré par
la colère et la douleur, maudissait «v l'infâme Hippo-
lyte «et traitait Olivaint de lâche, de jésuite, ce (lui,
dans sa bouche, était la dernière injure. Il voulait,
disait-il, aller trouver Lacordaire, pour Implanter six
pouces de fer dans la poitrine.
Un homme plus maître de lui, sincèrement dévoué
à Pierre dont il voulait protéger, la carrière dans
l'Université, M. Douillet, intervint vainement à son
tour. Les intimes confidents d'Olivaint le trouvaient
profondément triste, mais inébranlable.'
« Il devait partir le lendemain mardi, poursuit le
témoin cité plus haut. J'allai chez sa mère, et presque
aussitôt il arriva. En entrant, il alla droit à Mme Oli-
vaint, lui prit la main, puis l'embrassa sans rien dire:
leslarmes l'étoulTaient. Il s'enferma quelques instants
avec elle, et je l'entendis sangloter. Sa mère, quand
elle revint, n'avait rien obtenu. Je ne savais que pen-
ser ; j'aurais presque accablé Olivaint de reproches :
résister aux larn^ies de sa mère! Enfin, je m'assis au-
près de lui. Il me serra les mains, sans me laisser le
temps de lui parler: « Je ne t'en veux pas, me dit-il,
j'en aurais fait autant à ta place, mais je ne suis pas
le maître : je sens quelque chose qui m'entraîne.... «
Je ne pus que lui dire quelques mots, l'heure était
venue pour moi de me retirer. D'ailleurs, je pensais
qu'un tiers serait peut-être de trop : il lui fallait le
92 PIERRE OLIVAINT.
spectacle de sa mère accablée de douleur.... J'ai su
depuis qu'elle ne lui avait rien dit. Après être restée
quelque temps avec lui, elle s'était enfermée dans sa
chambre pour donner libre cours à ses pleurs. C'est
alors que Pierre, enfin vaincu, alla lui promettre de
ne pas partir. Elle l'emmena aussitôt chez son protec-
teur, M. Bouillet, pour lui faire renouveler sa pro-
messe. Elle voulait l'engager, elle craignait une ré-
tractation : elle en serait morte, je crois. Quelle
triste affaire, mon cher ami ! Je ne comprends pas
même qu'Olivaint ait seulement pu concevoir l'idée
d'abandonner sa mère.
ce Hier, elle est allée le voir à l'École; il était tout à
fait calme. Pendant qu'elle causait avec lui, Hippolyte
apporta la réponse de M. Lacordaire : Olivaint avait
passé la nuit à lui écrire. M. Lacordaire l'approuve;
Hippolyte seul sera dominicain. H voulait éviter tout
chagrin à Mme Olivaint et parlir sans rien dire à la
place de Pierre, dans le cas où le choix serait tombé
sur celui-ci. H mérite plutôt des éloges. J'étais fâché
d'avoir mal jugé Hippolyte; je lui en ai offert des ex-
cuses. H s'est mis à pleurer, en me disant qu'il ne
m'en voulait nullement. H était temps de mettre un
terme à toutes ces scènes.... »
Pour compléter le récit, il ne reste plus qu'à tran-
scrire la touchante lettre de Pierre Olivaint au P. La-
cordaire.
« Vous aviez bien raison dédire, monsieur, que le
plus fort obstacle était du côté de ma mère. Je l'ai bien
mieux compris encore quand je suis allé lavoir, après
vous avoir quitté. J'étais entré dans une église pour
CHAPITRE V. 93
demander ù Dieu un peu de force, et je m'étais relevé
de ma prière calme, plein de confiance, et prêt à vous
suivre. Aussi j'ai supporté les premiers transports de
la douleur de ma mcrc sans être ébranlé. J'étais
étonné de me trouver si ferme ou plutôt si dur, et, je
le crois, si je n'avais eu à vaincre que ses larmes et
SCS plaintes, mon courage n'aurait pas failli. Mais elle
m'a révélé sursa position des circonstances que j'igno-
rais et sur lesquelles, par conséquent, Je n'avais pu
réfléchir. Toujours elle me les avait cachées jusqu'ici,
comme elle me cachait toutes ses souffrances, m'ai-
mant trop pour me faire partager ses peines, et trop
dévouée pour me laisser voir à quels sacrifices elle
avait été réduite. Je croyais que la maison qu'elle oc-
cupe pouvait suffire à ses besoins et à ceux de ma
sœur, et j'espérais que Dieu maintiendrait les choses
en cet état. Mais si je pars, ma mère sera obli-
gée d'épuiser ses dernières ressources, de vendre ce
qui lui reste de tant d'objets qu'elle a déjà vendus,
sans me le dire, pour soutenir mon frère et ma sœur,
et payer les dettes qu'elle a contractées sans me le
dire aussi, mais en attendant toutefois mon secours
avec confiance. Si je pars, elle sera obligée délaisser
là sa maison et de se mettre au service des autres
malgré son âge et sa faiblesse. J'ai cédé, monsieur, en
apprenant tout cela, non pas avec l'effusion de la piété
filiale, mais après deux heures de réflexions froides,
pendant lesquelles je ne pouvais ni prier ni pleurer.
J'ai pensé qu'il était de mon devoir de rester, et ce-
pendant je pensais aussi qu'il était de mon devoir de
partir. Lâche si je reste, lâche si je pars, je suis ac-
s 4 PIERRE OLIVAINT.
câblé sous la décision que j'ai prise ! Si je vous suivais
maintenant, ma conscience ne me laisserait pas en
repos, je m'accuserais du malheur des miens dont je
suis l'appui. En ne vous suivant pas, je me reproche
amèrementd avoir résisté à rEsprit-Saint,puisque c'est
en son nom que vous m'aviez dit de venir. Peut-être
les persécutions vous attendent, et je ne souffrirai pas
avec vous, je ne porterai pas avec vous ma croix. Je
me suis rappelé déjà bien des fois saint Pierre qui
renonça son maître, et je ne sais pas si je n'ai pas
connu hier quelques-unes de ses larmes, quand j'ai
dit à ma mère que je lui étais rendu. Je n'ai plus alors
été maître de ma douleur, et j'ai compris que de tous
les sacrifices auxquels j'ai dû penser depuis quelque
temps, le plus grand était de ne pas me donner tout
entier à Dieu en me donnant à vous.
c* Maisjerespère,monsieur, je pourrai vous rejoindre
un jour, bientôt peut-être; ma mère me demandait
hier un délai d'une année seulement. Qu'il soit plus
long ou plus court, mon âme n'en sera pas moins
toujours avec vous; je n'oublierai point que vous
m'avez serré contre votre sein, que vous avez impri-
mé sur mon front et sur mes joues un triple baiser de
paix et de fraternité qui m'a fait penser à la très sainte
Trinité divine, à l'aimable trinité des vertus théolo-
gales, qui doivent resplendir dans un bon serviteur
de Jésus-Christ, et aussi à cette trinité providentielle
que vous avez formée avec les deux compagnons qui
se joindront à vous. Mon ami aura le bonheur de vous
suivre. Puisse Dieu mettre en lui le courage qui m'a
manqué
CHAPITRE V. 95
a Pourrez-vous, monsieur, me pardonner ma fai-
blesse et mon attachement à la chair? Je voudrais sa-
voir si vous me pardonnez, et il me semble que je
n'oserais plus paraître devant vous. J'aurais cepen-
dant désiré bien vivement recevoir avant votre départ
votre bénédiction au nom du Christ et du Saint-Pcre
qui vous a envoyé. J'aurais désiré obtenir de vous
quelque signe sensible qui forçât mon souvenir à vous
rester fidèle et dont la vue me rappelât, au milieu de
mon travail et dans les heures de sécheresse et de
dégoût, que vous me permettez encore de penser à
vous rejoindre; que je dois faire de continuels efforts
vers la science, la piété, le dévouement pour devenir
digne de votre œuvre ; que vous m'avez marqué de
votre cachet et que vous avez en quelque sorte attaché
la corde à mon cou, pour me servir d'une parole que
vous disiez hier et qui m'a fait tressaillir de joie et
d'amour pour l'obéissance : Diilce jugum !
c< Priez Dieu, monsieur, pour que plus tard je ne
me démente pas une seconde fois, pour qu'il m'ac-
corde un grain de sénevé. De mon côté, je ne man-
querai point, quoique mes prières ne puissent être
bien agréables à Dieu, de prier chaque jour, plusieurs
fois, pour vos ouvriers, pour votre œuvre, comme si
je pouvais me dire
« Un de vos soldats, un de vos frères sous l'habit
de saint Dominique,
« Olivaint.
< 13 février 1839. r,
Pierre ne renonçait donc pas à rejoindre un jour
96 PIERRE OLIVAINT.
celui qu'il ne pouvait suivre encore. S'il ne parlait
pas aussitôt, ce n'était point, comme il s'en accusait
dans son humilité, que le courage lui manquât; sa
conscience lui dictait un devoir auquel tous les attraits
les plus héroïques devaient pour un temps céder.
L'abbé Lacordaire approuva ces délais nécessaires
et consola de son mieux la douleur de son jeune ami
Yingt jours plus tard, le 7 mars 1839, il se mit en
route pour Rome avec Hippolyte Réquédatetunjeune
prêtre versaillais qui ne persévéra pas dans son pre-
mier dessein.
Olivaint accompagna les pèlerins jusqu'à la voi-
ture, et là, comme il le dit lui-même, « il leur fit les
adieux et la reconduite. » Absents, il ne les oublia
pas. Apeineles premiers dominicains français étaient-
ils établis au couvent de la Quercia, près de Viterbe
qu'une lettre de Pierre leur parvint. Cette lettre est
datée du 8 avril. Or, Lacordaire et ses compagnons
ne partirent de Rome pour Viterbe que le 10 du même
mois ; Pierre était donc fidèlement tenu au courant de
tout ce qui intéressait les novices de la Quercia. C'était
son frère Hippolyte, correspondant assidu, qui lui
racontait les moindres événements survenus dans la
nouvelle famille.
« Paris, 8 avril 1839.
« Mon père',
a II y a quelques années, quand, cédant au senti-
ment religieux qui s'éveillait en moi, j'allais vous
1. Celle lellre est adressée à. Monsieur Réquêdat., au couvent da,
Dominicains, à Viterbe. Malgré celle suscriptionj elle est écrite tou
entière au P. Lacordaire.
CHAPITRE V 97
entendre au collège Stanislas, j'étais loin de penser
qu'un jour j'aurais franchi pour vous aborder celle
foule qui me séparait de vous. Cependant j'étais attiré
vers vous par une force puissante, car votre parole
répondait à tout ce qui agitait mon cœur, l'amour du
peuple, l'amour de la France, l'amour de Dieu. De-
puis, j'étais toujours ému à votre nom ; je m'infor-
mais avec inquiétude de toutes vos voies, comme s'il
devaity en avoir une oùje pusse vous rencontrer. Enfin
je vous ai connu. Je me suis donné à vous tout entier
par l'âme ; je vous appartiens, mon père et mon maî-
tre ; et puisqu'il ne m'est pas encore permis de re-
noncer à tout pour servir avec vous Jésus-Christ
dans l'œuvre qu'il vous inspire, je mets sous votre
garde, en même temps que sous celle de Dieu, mon
désir de vous rejoindre et cet attrait que je n'oserais
nommer une vocation, si vous ne l'aviez ainsi nommé
vous même. Yeillez de loin sur moi par les conseils
elles encouragements de votre amour. Qu'une ligne
de vous ajoutée aux lettres démon bon frère Réquédat
me rappelle de temps en temps queje vous suis atta-
ché, que je dois être prêt à répondre quand le moment
sera venu et à me dévouer derrière ceux qui m'ont
donné l'exemple. Quand je m'interroge sur toutes ces
opinions et ces passions diverses et contradictoires-
que j'ai traversées depuis environ sept ans, je ne sais
si je me fais illusion par orgueil, mais il me semble
qu'un mot les explique toutes et les concilie : c'est
celui de dévouement. Par le sentiment que ce mot
représente, mon frère et moi nous avons ôXé con-
stants dans*notre inconstance. Quels reproches j'au-
98 PIERRE OLIVAINT.
rais à me faire toute ma vie, si, maintenant que vous
avez proposé la tache à notre ardeur incertaine, je
laissais mourir en moi un sentiment si longtemps
entretenu ! Avec la grâce de Dieu, j'espère le conser-
ver encore. Cependant, chaque jour, l'égoïsme aussi
m'entraîne et je retombe dans les pensées de la chair ;
chaque jour des heures mauvaises détruisent et dis-
persent l'ouvrage commencé avec bien de la peine
dans une heure plus recueillie, et ces défaites si fré-
quentes me font assez voir que je ne dois nullement
m'assurer en moi-même. Souvent, quand je cherche
à me relever, je me dis qu'il me serait plus facile de
m'élancer tout d'un coup à l'extrémité du bien par
l'effet d'un sacrifice complet et sans retour, que de
rester tranquille et ferme dans la pratique des plus
simples devoirs ; mais ce n'est là sans doute qu'un
raisonnement commode pour excuser ma faiblesse et
flatter mes espérances. Comment serais-je fidèle dans
les grandes choses, si je ne le suis pas dans les pe-
tites? Vous m'avez dit, mon père, que vous m'em-
portiez avec vous dans votre solitude romaine; je
m'aperçois bien tristement à mes chutes si faciles et
si nombreuses que je vis encore à Paris loin du cloî-
tre. Cependant si quelquefois, en parcourant les
corridors du monastère, vous me rencontrez par la
pensée, comme une âme en peine qui vous cherche,
priez pour que loin de vous je commence à me sanc-
tifier comme si j'étais auprès de vous, pour que je
me prépare dignement à entrer dans votre pieuse
milice, si plus tard, avec la permission de Dieu, vous
consentiez encore à me recevoir. Je ne puis prévoir
CHAPITRE V. 99
l'époque où je serai libre. Je crains d'êlre retenu par
mes liens pendant longtemps encore, même après
votre arrivée en France, et cependant je n'ose pas dé-
sirer que ces liens soient rompus, tant je vois de dou-
leurs pour d'autres dans ce sacrifice. Si ma pauvre
mère retrouvait la foi de sajeunesse, et cette ferveur
qui la portait alors à vouloir aussi se consacrer à
Dieu, elle m'offrirait elle-même à Dieu à sa place, et
la première elle me dirait de partir et de prononcer
en quelque sorte les vœux pour elle-même. Je prie et
j'espère.
« Le nombre de vos compagnons sera bien accru
sans doute quand je viendrai timidement me mêler
à eux. Il semble que le bienheureux P. Jour-
dain, le courtisan qui gagne les hommes, le fasse
encore de nouveau. Plusieurs jeunes gens m'ont fait
connaître leur dessein secret de s'associer à vous, et
l'un d'eux que vous avez vu, Hernslieim, me charge
de vous parler de lui dans ma lettre. Il réclame
avec instance la faveur d'aller dès maintenant s'en-
fermer avec vous dans votre couvent. Voici ce qu'il
vient de m'écrire :
ce Je me suis retiré pour deux ou trois jours à la
campagne, afin d'être tranquille. Je profite de mon
repos pour causer un peu avec toi. — La vie que je
mène maintenant me déplaît fort ; je ne puis pas étu-
dier à mon aise et je n'ai certes pas étudié assez pour
être en quoi que ce soit utile à la nouvelle cause que
j'ai embrassée. Gela me tourmente et me désole
presque. Je suis obligé de disDuter au monde le loisir
10
100 PIERRE OLIVAINT
de peniser et de réfléchir, et je ne puis revenir à moi-
même qu'à travers les mille obstacles de la vie mon-
daine. 11 est impossible quecela dure ainsi longtemps.
J'ai formé depuis quelque temps, pour échapper à
ces influences et à ces distractions que je déteste, un
projet qui te paraîtra peut-être aventureux. Je veux
avant quelques mois aller à Rome retrouver M. La-
cordaire et me faire dominicain. Mon intention était
de le faire plus tard, mais pourquoi pas toutdesuite?
Pourquoi ne pas chercher maintenant déjà une soli-
tude qui me plaît et qui, plus tôt j'irai, plus tôt me
donnera les moyens et la force nécessaires pour con-
vertir les hommes à la foi et les amener à un bonheur
qu'ils ignorent? Il ne faut pas faire de la religion à
demi. La religion suffît pour tous les instants du jour
et de la vie. Je ne veux pas être, je ne peux pas être
à la fois catholique, philosophe, homme du monde :
Je veux et j'espère que je pourrai être exclusivement
catholique. L'orgueil de la raison libre n'a pas grand
mérite. Chacun peut dire : je ne crois pas. Mais le
difficile c'est de croire, au contraire. C'est une triste
indépendance que celle qui se révolte contrôla parole
môme de Dieu. C'est une morale aisée de se conten-
ter d'être honnête homme et de supprimer ainsi d'un
trait les devoirs envers Dieu, quand on reconnaît les
devoirs envers les hommes. — La foi revient aujour-
d'hui et commence à reprendre un juste empire;
mais il faut soutenir cet élan chrétien ; il ne faut pas
que cet enthousiasme qui renaît passe en un jour et
ne laisse au monde qu'une triste déception. Pour cela
il faut agir toujours et par mille moyens. Les églises
CHAPITRE V. 101
se remplissent, il est vrai; les jeunes gens se conver-
tissent ; mais il n'y a pas assez d'hommes qui com-
munient, n semble qu'ils aient honte d'approcher de
Tautel. Le respect humain les arrête ou l'indifleience
les aveugle. Il faut tuer le respect humain en nous-
mêmes d'abord, puis dans les autres. Il faut tuer l'in-
différence. Les exemples d'une vie sainte, de bonnes
et nombreuses prédications y feront beaucoup. Il y a
tant à espérer des dominicains! Si on les empêche de
s'établir en France, tant mieux ! Ils auront plus de
force et d'influence si on les chasse, et de la frontière
ils seront tout-puissants. Il y aura des émigrations
vers eux et un grand mouvement se fera.
« Il faut que tu écrives pour moi à M. Lacordaire,
et fais lui les questions suivantes :
r S'il consentirait à me recevoir cette année;
2° S'il faut del'argentouune pension annuelle pour
entrer dans l'Ordre, ce qui malheureusement serait
pour moi un obstacle ;
S"* Ce que coûte le voyage, — s'il en coûte davan-
tage d'aller par terre ou par mer.
« J'ai bien pensé à une objection que tu me feras .
Il faut être robuste pour être dominicain, il faut avoir
une santé éprouvée, ce que je n'ai pas, il est vrai. Mais
si j'ai assez de force pour être professeur de philoso-
phie, j'en aurai assez pour être dominicain. Car le
métier de professeur n'est pas une sinécure, et comme
je voudrais savoir ce que je dis, cela ne me coûterait
pas peu de peine de faire une leçon tous les jours, et
d'ailleurs il me répugne de commencer à parler dès
maintenant ; je n'ai pas assez de science et je serais
102 PIERRE OLIVAINT.
forcé de me faire des opinions philosophiques au jour
le jour. Ce sont là des tours de force inutiles.— Si d'un
autre côté je ne dois pas vivre longtemps et si les fa-
tigues d'une vie occupée doivent me tuer, j'aime
mieux mourir en étudiant la religion qu'en enseignant
la philosophie, et il faut que je fasse l'un ou l'autre.
Il ne m'est pas donné de vivre en rentier et tout pai-
siblement. Ainsi donc, fatigue pour fatigue, j'aime
mieux un travail dont le moindre avantage sera d'être
utile cà mon âme et à mon salut, qu'un travail qui
ne me rapportera que des rêves et des imaginations
vaines. L'exemple seul d'ailleurs aura peut-être quel-
que influence, et quand je devrais seulement ramener
deux ou trois jeunes gens, j'aimerais mieux cela que
beaucoup de leçons de philosophie inutiles. «
'< Je vous ai copié fidèlement, mon père, la plus
grande partie de la lettre d'Hernsheim, pour que vous
puissiez juger de ses dispositions. Je me serais repro-
ché d'ailleurs de substituer ma manière d'exprimer ce
qu'il éprouve à la sienne. Quand je me rappelle tou-
tes les circonstances de sa conversion, quand je vois
par quelle mystérieuse influence il est poussé et avec
quelle ardeur il entre dans la voie nouvelle, je ne
puis m'empêcher de croire que Dieu a sur cet homme
des desseins particuliers et qu'il veut en faire un des
fermes soutiens de son Église. Déjà il lui avait donné
le talent et les forces pour écrire et parler, et mainte-
nant il vient de lui donner la foi dans laquelle il
trouvera une force bien autrement puissante. Hern-
slieim a été frappé comme Saul et, d^ persécuteur, il
CHAPITRE V. 103
s'est relevé comme lui témoin et défenseur de la vc-
rilé. Pendant qu'il était à Rennes, je songeais déjà
qu'il pourrait devenir dominicain; je songeais à le
nicltre en rapport avec vous s'il arrivait à temps
pour cela. Les choses se sont arrangées par la vo-
lonté de Dieu de telle sorte qu'il a pu vous voir. Au-
jourd'hui il est décidé à vous rejoindre; il commence
même à donner des leçons dans le but de gagner,
s'il se peut, l'argent du voyage. Quelle réponse dois-je
lui foire de votre part?
« Si vous acceptez son dévouement, avant qu'il me
quitte je veux établir en Dieu, entre lui et moi, par
la sainte communion le rapport mystique qui, mal-
gré la séparation, m'unit à vous dans votre œuvre
même. Car en prenant avec vous et les vôtres le corps
et le sang de Jésus-Christ, je ne me suis pas seule-
ment associé par les vœux de mon cœur «à votre en-
treprise, mais il me semble que j'ai contracté en quel-
que sorte au pied de l'autel les mêmes engagements
que vous. Je voudrais pouvoir dire que j'ai reçu les
mêmes grâces. Je vous ai accompagné jusqu'au der-
nier moment; si vous appelez Hernsheim, j'irai lui
faire comme à vous les adieux et la reconduite.
Ainsi, je vous aurai tous vus partir, et je serai resté
là comme un voyageur inquiet dont le tour n'est
pas venu.
« Aimez-moi, mon père, comme vous aimez mon
frère Réquédat, animœ dimidium meœ.
« Priez pour moi, mon père,, avec mon frère Ré-
quédat. Et si j'ose appeler sur d'autres l'intention de
vos pieuses veilles, priez aussi pour ma mère qui
104 PIERRE OLi^AlNT.
revient à Dieu et pour celui qui a été mon père selon
la chair comme vous l'êtes selon l'esprit. Hippolyte
vous dira quelques mots sur sa triste mort. L'espoir
de soulager un peu sa pauvre âme est l'une des rai-
sons qui m'entraînent vers une vie de sacrifice et de
pénitence.
« Encore une fois, mon père, priez pour moi com-
me je prie pour vous. Que l'esprit de Dieu se repose
sur vous; qu'il vous sanctifie et vous conduise! Dieu
depuis quelques années regarde la France en pi lié,
et sa clémence se fait merveilleusement sentir. Puis-
siez-vous être dans ses mams des instruments doci-
les, et en même temps que vous appellerez au salut
les âmes dévoyées, régler par la foi la marche de
notre pays, et le pousser vers des destinées meil-
leures. La France en ce moment s'agite comme un
malade ; elle ne paraît pas penser que l'Église veille
sur elle comme sur sa fille aînée et que, dans un cloî-
tre de Rome, quelques moines, prêts à mourir pour
elle, se préparent dans les austérités à guérir ses
blessures. Beaucoup cependant ont les yeux tournés
vers vous avec espérance et seront heureux de se con-
sacrer à la même cause; mais peu d'entre eux, je le
crois,, peuvent se dire autant que moi
a Votre enfant et votre dévoué serviteur eD
Jésus- Christ,
ce Olivaint. »
11 résulte de cette lettre que Pierre n'avait pas
perdu tout espoir de revêtir la robe blanche de saint
CHAPITRE V. 105
Dominique, et qu'en attendant, il s'employait avec
ardeur à recruter à la nouvelle milice de vaillants
soldats. Dans le dessein de Dieu, Hernsheim devait
être son digne remplaçant.
A peine convalescent de la miséricordieuse maladie
qui l'avait transfiguré, le juif converti, le rationa-
liste pénitent, s'était consacré tout entier à la prière
et aux bonnes œuvres; il se plaisait surtout aux pieux
entretiens de ses amis de l'École. Il était naturel qu'il
suivît les plus fervents jusqu'au modeste apparte-
ment de la rue de Grenelle où le futur dominicain
parlait de ses projets avec une chaleur communica-
tive. Hernsheim se demanda bientôt si Dieu ne l'ap-
pelait pas, lui aussi, à la perfection religieuse; mais
il mit, à s'en ouvrir, moins de hâte que Réquédat
et Olivaint. Non pas qu'il posât des bornes à sa
générosité et prétendît ne se donner qu'avec réserve:
son âme était de celles qui ne savent rien faire à
demi. Olivaint, excellent juge en fait de dévouement,
répétait constamment que ce qui lui plaisait dans
Hernsheim, c'était l'afcso/it de son sacrifice et la fran-
chise de sa conversion.
Maintenant qu'il se croyait à peu près certain de
la volonté divine, Hernsheim confiait son secret à
Pierre, et le faisait son médiateur auprès du P. La-
cordaire. Celui-ci accéda joyeusement à la prière de
l'humble postulant, mais il crut qu'une aussi faible
santé exigeait des ménagements incompatibles avec
les rigueurs du noviciat, et il ajourna la réception <\
l'année suivante, malgré les supplications du géné-
reux jeune homme, qui « aurait mieux ^inié mourir
106 PIERRE OLIVAINT.
en étudiant la religion qu'en enseignant la philoso-
phie. «
Il dut pourtant se soumettre, et après un an donné
au repos et à la rétlexion, il prit enfin la mer à Mar-
seille; quelques jours après, il entrait au noviciat de
Sainte-Sabine. Il n'avait que vingt-quatre ans.
Hernsheim laissa après lui d'universels regrets,
u Je l'ai connu, dit un de ses amis, dans notre so-
ciété de Saint-Yincent de Paul, où il était entré avec
beaucoup de simplicité, où il a fait un bien in-
croyable par son activité et son dévouement, et dont
enfin il avait accepté la vice -présidence. Nous l'ai-
mions tous beaucoup, et il nous le rendait bien ; car
lorsqu'il dut nous apprendre son départ, le cœur lui
manqua. Il me pria de m'en charger, parce qu'il m'a-
vait déjà tout dit, et il put voir à la manière dont cha-
cun de nous lui serra la main et l'embrassa que
nous sentions bien vivement la douleur de le per-
dre*. «
Hernsheim, de son côté, révélait, avec son habi-
tuelle sincérité, le déchirement de son âme au mo-
ment de la séparation. « C'est en m'éloignant que
j'ai senti combien je suis attaché à vous et à mes
confrères de la Conférence de Saint-Médard. C'est en
m'éloignant que je me suis aperçu que le moindre de
mes sacrifices n'était pas de quitter brusquement
cette chère et petite société de Saint-Vincent de
Paul. . Le cœur me bat à l'idée de quitter la France
1. Le P. Hernsheim, par le II. T. Danzas, p. 25, 2û.
CHAPITRE V. 107
que j'aime tant; mais aussi mes regrets sont môles
d'une joie paisible qui vient de Dieu. »
Pierre Olivaint, durant l'année d'épreuve imposée à
son ami, l'avait soutenu, encouragé dans son dessein
par sa parole et par ses lettres, enviant son bonheur
et attendant que sonnât pour lui-même l'heure de le
suivre.
Dieu l'appelait ailleurs; il voulait sous la bannière
de saint Ignace celui qui, dans un premier élan,
avait failli s'enrôler parmi les premiers compagnons
du P. Lacordaire.
Si l'on demande pourquoi Pierre Olivaint, au lieu
d'être Dominicain fut Jésuite, il n'y a qu'une seule
réponse, c'est que le Ciel en décida ainsi. Les hommes
n'y furent pour rien ; tout au plus, servirent-ils d'in-
terprètes à la volonté divine. Olivaint lui-môme ne
fut pas l'auteur du changement qui se produisit in-
sensiblement en lui : tout abandonné à la grâce, il se
laissa faire. La main de Dieu le plaça où elle voulut;
ce fut vraiment l'accomplissement de la parole sacrée
du Maître : « Yous ne m'avez pas choisi, je vous ai
choisis moi-môme et je vous ai posés dans la voie où
il vous faut marcher*. »
Chose remarquable, tandis que Pierre inclinait
vers l'ordre de Saint-Dominique, celui qui bientôt
allait être le plus illustre disciple de Lacordaire et le
vicaire général des Frères Prêcheurs, l'abbé Jandel,
songeait à embrasser l'institut de Saint-Ignace. Il a
fait lui-même le récit du changement opéré dans son
1. Joan., XV, 16.
108 PIERRE OLIVAINT.
âme sous raclion de la grâce, et il nous semble
qu'en le reproduisant ici nous aiderons le lecteur à
comprendre la transformation analogue qui eut lieu
dans les idées d'Olivaint.
« Déterminé à embrasser la vie religieuse, j'é-
tais depuis longtemps accepté par le Provincial
des Jésuites de France; et, dès 1836, je me serais
soustrait, en entrant au noviciat, à la charge de
supérieur du petit séminaire, que m'imposait
Mgr Donnet, alors coadjuteur de Mgr l'évêque de
Nancy, si le R. P. Morin, supérieur de la maison des
Jésuites de Metz et mon directeur, n'eût jugé ma
santé trop faible encore pour supporter la discipline
et la fatigue du noviciat. J'avais donc été forcé d'a-
journer mon projet; mais comme ma santé s'était
améliorée, il était décidé qu'aux vacances de 1839 je
quitterais le séminaire pour entrer enfin au noviciat.
Or, ce fut précisément au printemps de 1839 que
l'abbé Lacordaire publia son « Mémoire pour le réta-
blissement des Frères Prêcheurs ». Le R. P. Jandel
raconte quelle vive impression la lecture de cet ap-
pel éloquent fit sur son esprit, les perplexités où il
tomba et le dessein qu'il conçut d'aller à Rome pour
y chercher la lumière. Puis il poursuit : « Je m'en
ouvris au P. Morin, qui me répondit qu'à ma place il
prendrait ce parti; que seulement il me recomman-
dait de ne rien précipiter, de bien prendre mon temps
pour tout examiner et de ne faire ma retraite d'élec-
tion à Rome, ni chez les Jésuites, ni chez les Domi-
nicains, afin d'être plus sûr de ne subir aucune in -
fluence. Dès lors ma résolution fut arrêtée, et aux
CHAPITRE V. 109
vacances de 1839, j'arrivais à Rome après m'ôtrc ar-
rêté un jour à Viterbe pour y conférer avec le P. La-
cordaire, alors novice au couvent de la Quercia, et y
apprendre de lui avec quelques détails ses espéran-
ces et ses projets.
« Dans le désir d'attirer les grâces de Dieu sur
l'importante démarche que j'allais faire, etde mieux
sanctifier mon séjour dans la ville éternelle, je réso-
lus, tout à mon arrivée, d'y faire une retraite. Et
comme je ne songeais à prendre aucune détermination
avant plusieurs mois, je ne crus pas aller contre les
conseils du P. Morin en demandant au Pi. P. deYil-
lefort à qui j'avais été recommandé par lui et dont
l'excellent accueil etl'expression de sainteté m'avaient
lout d'abord séduit, la permission de faire une re-
traite à Saint-Eusèbe sous sa direction. Malgré la dis-
tance qui sépare cette maison de celle du Gesù il
voulut bien y consentir et j'entrai en retraite au com-
mencement de novembre dans un grand état de calme
et de paix intérieure. Au bout de quelques jours, le
P. de Yiilefort, voyant cette disposition de mon âme,
me proposa de procéder à l'élection. Je lui répondis
que je n'en avais pas l'intention et que je comptais
faire à Pâques, dans ce but spécial, une seconde re-
traite. Il insista en m'engageant à essayer, ajoutant
que ce serait toujours une préparation et que si la lu-
mière ne se faisait pas suffisamment, rien ne m'empê-
cherait alors de recourir à une seconde retraite. Je me
conformai à son avis, et après avoir pesé devant Dieu
et mis par écrit, 'selon la méthode de saint Ignace, les
diverses raisons qui me portaient soit chez les Jésui-
110 PIERRE OLIVAINT
tes, soit chez les Dominicains, je demeurai indéciset
attendis le P. deYillefort pour les lui communiquer.
Celui-ci, après les avoir lues, me dit sans hésiter :
« Offrez-vous au P. Lacordaire, et demain, en célé-
« brant la sainte messe, remerciez Dieu de la grâce
« qu'il vous fait en fixant votre vocation. »
« Malgré une décision si nette et si désintéressée,
je ne pouvais encore me résoudre à la suivre; je vou-
lais profiter de mon séjour à Rome pour la soumettre
au Souverain Pontife et recevoir de la bouche du vi-
caire de Jésus-Christ une réponse qui me fixât pour
toujours. J'obtins donc une audience de Grégoire XVI,
qui après avoir entendu l'exposé de mes hésitations,
se contenta de répondre, avec cette admirable pru-
dence qui caractérise le Saint-Siège : ce Les deux or-
6 dres ont été fondés par de grands saints; tous les
n deux ont donné à lÉglise de grands saints, et dans
a les deux on peut devenir un grand saint. » Je m'in-
clinai devant cette réponse; mais je n'étais pas plus
avancé. Je voulus alors avoir le jugement du Père
général de la Compagnie de Jésus, et l'excellent
P. de Yillcfort consenlit encore à se prêter à mon dé-
sir. 11 eut la bonté de soumettre toute la question au
T. R. P. Roothaan et de me présenter ensuite à lui.
Celui-ci meditenm'accueiilantavecbonté: «Ne songez
« plus à la Compagnie, et soyez Dominicain.» Dès lors
iln'y avait plus d'hésitation possible. J'écrivis donc au
P. Lacordaire pour me mettre à sa disposition, etpeu
après j'allai moi-même le trouver à la Quercia.
« On me pardonnera, ajoute le P. Jandel comme
conclusion de cette histoire intime, d'être entré dans
CHAPITRE V. 111
ces détails; mais je tenais à rendre un hommage de
justice et de reconnaissance à la Compagnie de Jé-
sus que j'ai tant de fois entendu accuser d'accapare-
ment, et à laquelle nous avons dû, dans les premiers
jours de notre œuvre naissante, une bonne partie do
nos premiers compagnons. Ainsi le P. l^esson avait
pour directeur le P. Rozaven*; lep. Aussant avait été
envoyé au P. Lacori/aire par un père jésuite de Paris
qui était son directeur, et le P. Danzas le fut à Rome
par le P. de Yillefort". ^^
K Assislanl de la pro\'inc<? do Franco, à norno.
2. Ce récita été publié par la revue dominicaine, In Couronne ùe
Maric^sous, ce lilre : Hi^loire d'une vocal ion; cxlrail d'un mémoire
inédit du R. P. Jandel (année 1873, p. 174 el suiv.}.
CHAPITRE YI
Pierre Olivainl à Grenoble.— Mort de sa jeune sœur. — Retour à Paris.
Une année au collège hourbon.
La troisième année d'École normale s'acheva pour
Pierre Olivaint au milieu de ces incertitudes et de
ces graves préoccupations. Tout en aspirant à la
perfection de la vie religieuse, il n'oubliait pas que
le mieux qu'on ne peut réaliser ne vaut pas le bien
possible, et que c'est une illusion de négliger le pré-
sent pour songer à l'avenir.
Réduit à vivre encore dans le monde, il se dit que
le meilleur parti à prendre était de s'y sanctifier par
les deux grands moyens qui s'offraient à lui : le tra-
vail et la charité. Le travail était indispensable pour
assurer l'existence des siens auxquels il s'immolait.
La charité était l'arôme qui préserverait son âme de
toute corruption et la préparerait à la vie religieuse,
terme éloigné, mais immuable, de ses vœux.
L'heure vint de franchir le seuil de l'École; Pierre
ne put la quitter sans regret. N'était-ce pas lu qu'il
CHAPITRE VI. 113
avait, contre toute prévision et malgré les hommes,
rencontré Dieu? N'était-ce pas là qu'il avait noué
des amitiés fortes et tendres, scellées par le sang de
Jésus-Christ, et signalé son premier apostolat par
l)lus d'une heureuse conquête?
Cette première peine s'aggravait d'une séparation
hien autrement cruelle. Nommé professeur d'histoire
à Grenoble, il allait donc quitter Paris. Peu lui im-
portait le Paris de la dissipation et du plaisir, le
Paris de la politique et des affaires. Mais il est, dans
cette immensité et celte multitude, un autre Paris
inconnu du grand nombre et que les Guides oublient
de signaler aux touristes. C'est le Paris catholique.
Pierre le savait par cœur ; il avait prié dans ses églises,
pris part à ses fêtes, concouru à ses œuvres. Il fallait
dire adieu à Notre-Dame, aux célèbres Conférences,
aux imposantes solennités du carême et de la re-
traite pascale , ne plus visiter de longtemps le sanc-
tuaire béni de Notre-Dame des Victoires, déserter
sa chère conférence de Saint-Médard et les pauvres,
sa famille adoptive.
Et que dire de son chagrin à la pensée de vivre
loin de sa mère! Seul l'amour filial put adoucir le sa-
crifice que lui-même imposait : « Je ne veux pas m'ex-
poser à végéter, écrivait Pierre, puisque avant tout,
ie veux aider m i petite mère.... Tout pour elle et rien
pour moi. •>->
Cette séparation fut sa grande douleur. Heureuse-
ment ses intimes amis d'enfance s'engagèrent à tenir
sa place auprès de cette mère désolée, et ils furent
admirablement fidèles k leur promesse. Voici en quels
114 PIERRE OLIVAINT.
termes Pierre les remerciait tous , en s'adressant à
l'un d'eux.
« Grenoble, 25 novembre 1839.
« Cher ami, cher frère, car je le voudrais, que
maintenant je ne pourrais plus t'appeler autrement,
après tous ces soins, aussi empressés que ceux d'un
fils, que tu prodigues à ma mère, comme si elle était
ta mère. Cher frère, laisse-moi t'exprimer d'abord la
joie et la consolation que j'ai éprouvées de ton dé-
vouement A notre amitié, et la reconnaissance qu'il
m'inspire. Je savais bien que je pouvais compter sur
toi, sur vous tous, et après la confiance que j'avais
en Dieu, c'est la sécurité que je trouvais, en songeant
à vous par rapport à ma mère, qui a soutenu mon
courage ; si je n'ai pas versé une seule larme pendant
mes cent cinquante lieues, c'est bien à vous que je
le dois.
« J'ai peu de choses à te dire sur mon installation,
sur tout ce qui me concerne. Je considère mes lettres
à ma mère comme des lettres communes, et je sais
qu'avec des restrictions bien rares, h cause de la
franche amitié qui règne entre nous, mes lettres vont
passant de main en main, en attendant que je vous
passe de bras en bras pour vous embrasser tous au
retour. ^^
Le Parisien dépaysé s'était établi de son mieux
dans sa nouvelle résidence. « J'occupe, écrivait -il,
une fort gentille petite chambre, au troisième étage
d'une maison de ia rue Vaucanson, numéro 2, la
plus belle rue de Grenoble. » C'est \h qu'il demeura
CHAPITRE VI. 115
durant les quelques mois de son séjour. La proprié-
taire qui lui loua cet appartement était une vénérable
et pieuse veuve, bien connue à Grenoble par son dé-
vouement à toutes les bonnes œuvres. Elle témoigna
au jeune professeur une sollicitude maternelle et
jusqu'à sa mort elle regarda comme une grâce de
Dieu d'avoir reçu « cet ange du ciel. » C'est ainsi
qu'elle se plaisait à nommer Pierre Olivaint*.
Celui-ci, malgré la beauté de la rue Vaucanson et
la gentillesse de sa petite chambre, eut quelque peine
à se faire à sa situation nouvelle. Dans son exil, il
désirait que quelqu'un vînt lui apporter des conso-
lations. « Je te supplie, mon cher Henri, de venir me
montrer un peu un visage parisien et ami où je re-
trouve comme l'expression de tout ce que j'ai quitté.
J'espère bien qu'aux environs de Pâques, un beau
soir ou un beau matin, on viendra me dire qu'un
monsieur me demande, et j'aurai le bonheur de sau-
ter dans tes bras. Que de choses tu vas avoir à me
dire! Que de nouvelles! Mais pour moi, je n'aurai
que bien peu h. le raconter. La vie de province que je
ne soupçonnais guère, n'est pas variée par les évé-
nements ! Le travail des idées ne se fait pas ici. »
Pierre Olivaint semble avoir eu d'abord quelques
préventions conlre cette ville où, dit-il, « l'esprit po-
litique dont on lui fait honneur est bien froid, le
mouvement religieux bien faible aussi, le nombre des
1. <» Si je n'avais pas rencontre ceùe bonne Mme Bonnet, qui m'a
soigné comme une mère, je ne sais pas ce que je serais devenu. » (Let-
tre du 12 mai 1840.)
11
116 PIERRE OLIVAINT.
jeunes gens catholiques qui veulent agir bien res-
treint encore. » Mais peu à peu Grenoble gagna toutes
ses sympathies. Malgré quelques apparences con-
traires, la capitale du Dauphiaé était, en effet, pro-
fondément attachée à la foi. Elle l'avait bien prouvé,
en 1805, à l'époque du jubilé et de la grande mission
prêchée parles PP. Gloriot et Lambert, et plus tard,
en 1818, durant le séjour de M. Rauzan et des mis-
sionnaires de France. Or, dans l'hiver de 1839, Pierre
Olivaint eut la joie d'assister à de semblables mani-
festations religieuses, tandis que le P. de Ravignan
prêchait la station de Tavent à la cathédrale. « Le
passage de M. de Ravignan parmi nous, mande-t il
à ses amis de Paris, a produit une admirable im-
pression. » Pour lui, il mit à profit la présence de
son sage guide, afin de régler sa vie nouvelle. S'in-
spirant de ses conseils, il se promit de faire à Gre-
noble tout le bien possible, par l'enseignement à l'in-
térieur du collège, au dehors, par le dévouement aux
bonnes œuvres.
Malgré le zèle de plusieurs, l'indifférence et le res-
pect humain exerçaient sur un grand nombre d'âmes
leur triste tyrannie. Pour lutter contre ce mal, il
fallait un grand courage, surtout dans une ville de
province où tout le monde se connaît, se surveille,
se critique; là, malheur à celui qui se singularise en
montrant des opinions plus saines, une conduite
plus édifiante! Il ne déplaisait pas à Olivaint de re-
monter le courant, et d'affirmer hautement son in-
dépendance. Il choisit pour directeur un professeur
du Grand Séminaire, M. Albertin, mort depuis en
CHAPITRE VI. 117
odeur de sainlclc*. Ces doux ùmcs se comprirent bien
vite. M. Albertin, découvrant dans son jeune péni-
tent, avec des qualités éminentes, une volonté droite
et énergique, l'invita à communier souvent, c'est-à-
dire quatre ou cinq fois par semaine. Olivaint obéit
avec transport. On le voyait pieusement agenouillé
chaque matin dans la chapelle de la Sainte-Vierge
à l'église de Notre-Dame, cathédrale de Grenoble.
C'est là qu'il faisait ordinairement ses dévotions. Le
dimanche, après avoir communié le matin, il se ren-
dait à la messe du collège, et il y assistait avec tout
le respect et toute la piété possible, afin d'inspirer
aux élèves par son exemple les mêmes sentiments.
Aux quatre grandes fêtes de l'année, il recevait pu-
bliquement la sainte communion à la chapelle du
collège, ce Ces enfants ne pourraient en comprendre
davantage, >> disait-il un jour à l'un de ses amis;
« c'est cette mesure qu'il leur faut. »
Pierre préludait à la vie religieuse par une obéis-
sance filiale aux moindres conseils de son sage
directeur. Il en était récompensé par la paix ineffable
dont son cœur était inondé.
M. Albertin aimait à raconter qu'un jour, il invita
son disciple à faire avec lui une promenade, dont le
terme devait être un des sites les plus pittoresques
1. -iPour vivre dans un séminaire, M. l'abbé Albertin n'en était pas
moins l'homme des œuvres extérieures. Il les favorisait toutes, celle de
la Propagation de la foi en particulier. Il aimait par prédilection celles
qui ont pour but le soulagement spirituel et temporel des pauvres,
des enfants, des ouvriers.... » {Vie de M. l'abbé Gérin, par le R. P.
de DamaSj de la Compagnie de Jésus. Grenoble, 1870, p. 87.)
118 PIERRE OLIVAINT.
des environs de Grenoble, les grolies de Sassenage.
Ce trajet de six kilomètres se fit rapidement, sans
qu'Olivaint laissât distraire son regard par ce paysage
enchanteur, tant il était absorbé dans un pieux en-
tretien. On eût dit qu'il avait perdu tout sentiment
de sa propre personne. Cette montagne était pour lui
un Thabor, et volontiers il se fût écrié, comme autre-
fois saint Pierre : « Qu'il fait bon ici! » Au moment
d'entrer dans les grottes rafraîchies par les cascades
qui s'en échappent, le vieux prêtre, plein de sollici-
tude pour la santé délicate de son jeune ami et lui
voyant le visage tout enflammé : « Yous avez trop
chaud pour entrer, lui dit-il; nous attendrons. —
Gomme il vous plaira, mon père. — Mais ne croyez-
vous pas avoir trop chaud? — Vraiment, je n'en sais
rien.... comme vous voudrez. » Le vieillard fut obligé
de poser palernellement la main sur le front brûlant
du jeune homme pour en décider lui-même.
La piété d'Olivaint passait dans ses discours^ et la
bouche parlait vraiment de l'abondance du cœur.
Un jour qu'il conversait avec un ami : ~ « Gomme
moi, lui dit-il, vous aimez beaucoup V Imitation de
Notre -Seigneur Jésus-Christ; mais quel est le chapitre
de ce livre incomparable que vous préférez? ^^ L'ami
lui dit son sentiment. — « Pour moi, poursuivit Pierre,
le chapitre que je mets au-dessus de tous les autres,
c'est celui qui a pour titre : Du merveilleux effet de
VamourdivinK » Et alors il se prit à lire avec enthou-
siasme cette page lyrique qu'on dirait écrite par un
1. Livre III, chap. v.
CHAPltRli: VI. 119
prophète sous la dictée de l'Esprit-Saint : c< Noble est
l'amour de Jésus, il pousse aux grandes actions, il
excite à désirer toujours le plus parfait.
« L'amour s'élance en haut, et ne souiïre pas d'être
retenu par les choses intimes. L'amour veut être
libre et dégagé de toute affection mondaine.
« Il n'est rien de plus doux que l'amour, de plus
fort, de plus élevé, de plus large, de plus charmant,
de plus rempli ni de meilleur au ciel et sur la terre.
« Car l'amour est né de Dieu et, par delà toutes les
choses créées, il ne trouve son repos qu'en Dieu. »
Mais cette ferveur, si grande qu'elle fût, ne se tra-
hissait jamais par des manifestations intempestives.
Tout dans la conduite d'Olivaint était cahiie, réglé,
sans la moindre exagération. Un ami qui le connut
alors intimement, témoigne qu'en le voyant la pensée
de saint Augustin se présentait d'elle-même à l'es-
prit. Dans le jeune professeur de Grenoble, il y avait
quelque chose de cette élévation de sentiments, de
cette tendresse de cœur, de cette gravité sereine qui
furent, pour Augustin, les fruits et la récompense
de son plein retour à Dieu.
Les amitiés qu'Olivaint ne tarda pas à nouer lui
rendirent facile l'accomplissement de son plus cher
dessein, la fondation d'une Conférence de Saiat-Yin-
cent-dc-Paul. Sa charité, comme un aimant, avait
attiré vers lui les quelques jeunes gens de la ville
qui pratiquaient ostensiblement leurs devoirs de ca-
tholiques; ils s'abandonnèrent à ses inspirations avec
confiance. Sans perdre de temps, Pierre alla s'ouvrir
de son projet à M. Gérin, curé de Notre-Dame. Ce bon
120 PIERRE OLIVAINT.
prêtre, heureux de trouver dans de jeunes laïques
d'humbles et zélés coopérateurs, accueillit leur pro-
position avec joie, et dès cette heure la Conférence
fut fondée. Pour parler exactement, elle fut greffée
sur une association plus ancienne, également placée
sous le patronage de saint Vincent de Paul et qui
s'occupait de mettre les enfants en apprentissage et
de faire l'école aux ouvriers. La Conférence se recruta
d'abord parmi les membres de cette réunion chari-
table, alors peu prospère, et leur adjoignit une élite
de jeunes gens qui rivalisèrent avec eux de dévoue-
ment et d'abnégation. Elle ne tarda pas à compter
soixante-quinze membres actifs, qui à la visite des
pauvres unissaient plusieurs autres bonnes œuvres*.
Les réunions avaient lieu dans le salon même du
curé de Notre-Dame, sous la présidence de Pierre
Olivaint. Celui-ci s'acquitta d'une fonction que son
âge, sa qualité d'étranger et la composition peu ho-
mogène de la Conférence rendaient fort délicate, avec
une prudence, un tact, une charité et une humilité
admirables. Il faisait lui-même l'éducation de ses
jeunes confrères, s'offrait à les accompagner dans
leurs premières visites aux pauvres, et plus encore
par l'exemple que par le conseil, il leur apprenait à
traiter avec respect les membres souffrants de Notrc-
Seigneur, à s'insinuer aimablement dans la confiance
des parents par quelques témoignages d'amitié don-
nés aux petits enfants, à déployer enfin toutes les
1. Rapport général sur l'origine et les travaux de la Société de
Saint-Vincent-de-Paul (par P. Olivaint), p. 42, 43.
CHAPITRE VI. 121
autres industries de la charité. Oiivaint, suivant une
coutume dont il ne se départit jamais, après avoir
fondé l'œuvre, s'empressa de se confondre dans la
foule. M. de Noailles, président de chambre à la cour
de Grenoble', étant entré dans la Conférence, en reçut
la direction; mais, durant quelque temps, Pierre, à
chaque séance, prenait place à ses côtés, pour le
mettre au courant de toutes choses. Il se réservait
ainsi une bonne part de la peine, après avoir abdiqué
tout l'honneur.
Celui qui fut le témoin oculaire de tout ceci, con-
clut en ces termes : « Nous serions infini si nous de-
vions dire tout ce que M. Oiivaint fît à Grenoble, et
tous les exemples qu'il donna durant un séjour pour-
tant bien court. Pendant plusieurs années, le par-
fum qui s'exhalait de sa vie se fit sentir encore. Il
ne s'estalîaibli que lentement, à mesure que ceux qui
avaient eu des rapports avec M. Oiivaint sont morts
ou se sont éloignés. »
Dans une lettre du 10 janvier 1840, Pierre lui-
même raconte quels sont ses occupations et ses
plaisirs.
ce Nous avons ici une petite Conférence de Saint-
Yincent-de-Paul qui, je crois, est appelée à faire
beaucoup de bien. Nous faisons en ce moment tous
1. M. de Noailles n'appartenait pas à l'illustre maison de ce nom. Sa
famille était originaire du midi, et son père avait été premier prési-
dent de la cour de Grenoble, Homme d'intelligence et de foi, d'une
vertu à toute épreuve, il fut souvent l'inspirateur et toujours lo sou-
lien des bonnes œuvres de la ville. Il est mort peu après le P. Oiivaint,
ègé de quatre-vingts ans.
122 PIERRE OLIVAINT.
les soirs des cours pour les ouvriers, et c'est ce soir
que ton serviteur aura l'honneur d'aller faire sa
leçon à son tour. 11 y a ici une maison d'orphelins
dont nous allons probablement ôlre bientôt chargés*.
Nous songeons à étendre notre école dans les hôpi-
taux, la prison et les casernes. Mais nous ne far-
sons que de naître, et nous ne savons pas si Dieu
nous prêtera vie. Les hommes, en attendant, sont
assez bien disposés pour nous. L'évêque est naturel-
lement notre chef; le maire et le préfet nous protè-
gent; le recteur encourage et tolère, les ouvriers
viennent en assez grand nombre. Il n'y a plus qu'à
prier, et j'espère que tu ne me refuseras pas tes
prières. Sainte Thérèse disait en secourant un pau-
vre : un écu et Thérèse, ce n'est rien; mais Dieu, un
écu et Thérèse, cest tout.— Il est donc, tu le vois, de
la dernière importance que nous mettions Dieu dans
nos intérêts. «
La chanté ne prélevait néanmoins, sur les jour-
nées du professeur, que les heures de loisir. Ce que
d'autres réservent au repos, il le consacrait avec bon-
heur au service des pauvres ; mais l'étude sérieuse,
la préparation assidue de ses classes d'histoire occu-
pait, après la prière, la première place dans sa vie.
ce En arrivant à Grenoble, écrivait-il le 12mai, quoi-
que je fusse déjà très-fatigué, je me suis mis cependant
à travailler beaucoup pour mes cours; mais le lende-
main môme de mon arrivée, j'ai été attaqué par une
1. Cette œuvre, placée sous le patronage de saint Joseph, a pris da
merveilleux accroissements, — Vie de M. Gérin, p. Uh et suiv.
CHAPITRE VI. 123
indisposition qui dure encore. Toutefois, je n'ai man-
qué que quelques classes, et je n'ai pas voulu inter-
rompre malgré les recommandations de mon provi-
seur qui voulait me faire partir pour Paris, afin que
je pusse rétablir ma sanlé. De plus j'ai gagné vers
Noël une toux qui ne m'a pas quitté, et pour laquelle
une classe de deux heures par jour, dans laquelle il
faut toujours parler, n'est pas un excellent remède.
On m'effrayait en me disant que j'avais une phthisie
pulmonaire, une péripleuropneumonie, des tubercu-
.es au poumon..., que sais-je? Je me perds dans tous
ces termes que je ne comprends pas, et je n'en suis
pas moins assez gai, comme à Paris dans les beaux
jours. J'oubliais de te dire aussi que j'avais eu l'in-
comparable bonheur de loger pendant quelque temps
la grippe. «
Ce ton de joyeuse humeur dissimulait à peine la
gravité du mal; aussi recommande-t-il à ses amis de
n'en rien dire à Mme Olivaint, « pour ne pas tour-
menter inutilement sa petite mère. » Il les conjure
de ne penser qu'à elle seule. « Quand je songe, écrit-
il, à toutes ces âmes chéries, moi maintenant si loin,
les larmes me viennent aux yeux, mais j'éprouve en
même temps une consolation bien vive. J'ai donc des
frères qui n'abandonnent pas ma bonne petite ma-
man! Chers amis, me sera-t-il jamais possible de
m'acquitter envers vous? Pour toi, mon bon frère,
plus que jamais, je sens combien je te suis attaché.
Il n'y a pas une goutte de mon sang que je ne don-
nasse volontiers pour toi. En portant à ma bonne
petite mère, à ma pauvre petite mère des soins si
12
124 PIERRE OLIVAINT.
assidus, tu m'as fait plus de bien que si tu me les
avais prodigués à moi-môme.... Il y a, dans les amitiés
humaines, une action de Dieu invisible et pourtant
manifeste, qui les féconde et qui les vivifie. D'anciens
amis se sont retirés quand ils ont compris que leurs
secours allaient devenir nécessaires, mais vous, vous
avez été les consolateurs.... »
Sept mois se passèrent ainsi : Pierre Olivaint, qui
toussait, disait-il, « à faire trembler les maisons, «
fut contraint plusieurs fois de garder la chambre. Il
avouait que le plus fameux médecin du pays, d'ac-
cord avec toute la faculté, lui ordonnait le repos et
un prompt changement d'air. Son désir était donc de
revenir à Paris, à condition d'y gagner assez pour
n'être en rien à la charge de sa mère. « Je ne veux
pas courir le risque de tomber, moi aussi et à vingt-
cinq ans, sur les bras de cette pauvre mère qui n'en
peut mais; et crois-le bien, je m'imposerais encore
une année d'éloignement, plutôt que de consentir à
cette lâcheté. »
Le retour auquel il songeait fut brusqué par un
bien douloureux événement. Nous avons dit que la
jeune sœur de Pierre avait été admise à la succursale
de la Maison de la Légion d'honneur. Cette entant
était particulièrement chérie de son frère aîné, qui
remplissait à son égard tous les devoirs d'un père.
« Nathalie Olivaint, écrit la digne Supérieure de la
Maison d'Écouen', était douée d'un extérieur plein de
1. Celle maison d'éducation de la Légion d'Jjonneur, dirigée par les
religieuses de la Sociélé de la Mère de Dieu, élait alors siluée à Taris,
rue IJarbelle, 2; elle a élé Iransférée en 1851 au châleau d'Écouen.
CHAPITIIE VI. Vlb
charmes, d'une intelligence remarquable, d'un carac-
tère doux et d'une vertu au-dessus de son âge. Aussi,
quoique des milliers d'enfants aient passé depuis
sous nos yeux, le souvenir de Nathalie n'est pas ellacé.
La mère infirmière qui l'a soignée, — car elle était
presque toujours souffrante, — se la rappelle par-
faitement malgré son grand âge; il est vrai que sa
mémoire est aussi fraîche, aussi fidèle qu'à vingt ans.
Cette enfant l'a tellement frappée, qu'il a suffi de pro-
noncer son nom pour que sa physionomie môme lui
revînt à l'esprit.
« Déjà atteinte de la terrible maladie de poitrine
dont elle mourut à seize ans, Nathalie fut en proie
à de continuelles douleurs pendant ses trois années
et demie de pension, mais à l'infirmerie comme dans
les classes elle édifia tout le monde. Ses compagnes
dont elle était le modèle, l'aimaient comme une sœur,
et SCS maîtresses voyaient avec consolation se déve-
lopper tous les jours dans son âme les précieux ger-
mes que la grâce divine y avait déposés.
^c Douce et patiente durant la maladie, elle ne
laissa jamais échapper une plainte, ne manifesta ja-
mais aucun de ces caprices, aucune de ces petites
exigences si ordinaires en pareil cas à des enfants de
douze à quatorze ans. Le médecin lui-môme, M. le
docteur Gaillard^ ne la visitait jamais sans en ôtrc
édifié. ^>
Avant de partir pour Grenoble, Pierre Olivaint
avait constaté déjà l'état de langueur et de mélan-
colie auquel sa jeune sœur était réduite. Mais il l'at-
tribuait moins à la maladie qu'à une sorte de nos-
126 PIERRE OLIVAINT.
talgie, éprouvée par l'enfant à chaque séparation
d'avec les siens. Il vint donc au couvent afin de se
mieux renseigner sur la santé de celle qu'il appelait
« sa petite religieuse. » La bonne mère infirmière dut
le désabuser et lui fit comprendre, avec tous les mé-
nagements possibles, que Nathalie était frappée d'un
mal qui ne pardonne pas. Pierre était parti pour son
poste, plein des plus tristes pressentiments. Bientôt
on lui apprit que sa sœur avait quitté la pension;
puis, qu'elle respirait l'air de la campagne à Corbcil,
qu'elle souffrait, elle aussi, de la grippe, que sa mère
était inquiète. Aussitôt il écrivait à son ami : « Parle-
moi de Nathalie.... J'espère bien que tu ne manqueras
pas de me dire la vérité : crois bien que je pourrai la
supporter, et ne t'impose pas comme un devoir de me
cacher ce qui me ferait de la peine. Comment la
trouves-tu et qu'en pense le docteur ? Il y a là encore
bien des larmes et bien des douleurs que je n'ai pas
connues, et je riais ici peut-être, et j'étonnais par ma
gaieté ceux qui me voient, pendant que ma pauvre
mère passait les jours et les nuits à soigner sa petite
malade et à se rendre malade elle-même. »
Vers le mois de juillet, le mal fit d'effrayants pro-
grès. Mme Olivaint ne prenait plus aucun repos et
passait, en effet, les jours et les nuits au chevet de sa
fllle. Trois ou quatre amis intimes, ceux-là même qui
avaient promis à Olivaint de le remplacer auprès de
sa mère, se constituèrent gardes-malade, et tour à
tour, chacun deux fois la semaine, ils venaient veiller
auprès de la pauvre veuve, dans la maison solitaire.
Une nuit que l'un d'eux était là, Mme Olivaint.
CHAPITRE VL 127
épuisée de fatigue, s'assoupit un moment. L'enfant,
qui jusque-là semblait dormir, leva la lôte et regar-
dant sa mère avec tristesse : « Pauvre môre ! dit-elle,
elle ne sait pas ! Bientôt ce sera fini ! — Non, mon en-
fant, murmura tout bas le jeune avocat, vous irez en-
core à la campagne; l'air pur vous guérira. ~ Oh!
répondit-elle, pour moi plus de campagne.... Pauvre
mère! elle ne sait pas.... » Celle-ci rouvrit les yeux.
Le jour commençait à blanchir ; l'ami de Pierre partit,
le cœur oppressé. Quelques heures plus tard, tour-
menté par un doute cruel, il revint en courant pour
prendre des nouvelles de la malade et les écrire à
l'exilé. L'enfant venait d'expirer doucement et pieu-
sement, comme elle avait coutume de s'endormir.
Une lettre était déjà partie pour Grenoble, faisant
pressentir l'affligeante nouvelle. Pierre répondit sur-
le-champ : « Mon bon frère, mon bon et fidèle ami,
j'avais bien déjà deviné la triste vérité, et j'avais
songé à avancer mon départ de quelques jours. Ta
lettre a précipité ma résolution.... Encore une
épreuve à supporter, mon cher ami, après bien d'au-
tres qui sont venues depuis dix ans, après toutes
celles de cette année ! Mais je ne murmure point ; je me
soumets, j'adore les desseins de Dieu et je m'aban-
donne, en disant /?ai, à sa sainte volonté! Je tâcherai
d'avoir du courage, c'est-à-dire d'être chrétien et de
me souvenir, à l'heure du danger, des principes avec
lesquels je veux vivre et mourir. Si ma pauvre petite
mère était dans ces sentiments, sans être moins sen-
sible à la perte de notre pauvre Thalie, sans refuser
ses droits à la nature, elle trouverait bien plus facile-
12*
Î28 PIERRE OLIVAINT.
ment la consolation et la force de supporter ce nou-
veau coup ! Quel que soit, mon cher ami, le point où
tu sois arrivé dans la foi, tu peux et tu dois le com-
prendre; fais que ma mère le comprenne aussij
puisque c'est le meilleur moyen de la soulager un
peu.
« Cher ami, dans ce malheur, il n'y a pas lieu
d'accuser la Providence. Quelques répétitions me
sont arrivées au moment où le besoin d'argent pour
Paris se faisait sentir (tout ceci entre nous, tu sais
combien ma mère garde sur ce point un délicat si-
lence), et la santé m'a été rendue alors que les forces
étaient de nouveau nécessaires. Assure bien ma pau-
vre petite mère que je ne lui manquerai point; je se-
rai bientôt dans ses bras et rien ne me coûtera pour
adoucir sa peine et l'aider, à se relever. En vérité,
mon cher frère, il me semble que je serais égoïste si
la mort de Thalie m'inspirait une trop vive douleur.
Je parle comme si elle était morte, cher frère, car je
ne m'abuse point! Elle est encore malade dans ta
lettre, mais elle a dû cesser de l'être au moment où
je t'écris. Avec son caractère, sa sensibilité, son orga-
nisation, notre pauvreté, elle n'aurait eu en ce monde
qu'une vie traversée par toutes sortes d'infortunes
comme notre pauvre petite mère ; ne vaut-il pas
mieux que Dieu la prenne quand elle n'a pas encore
perdu son innocence et sa foi , et qu'après l'avoir pu-
rifiée dans une maladie si cruelle des taches de la
nature, il la mette au nombre de ses anges? La grâce
que je demande à Dieu en ce moment, cher frère,
c'est que ce dernier coup, dirigé par lui-même, force
*• f'i.^
CHAPITRE VI. 129
ma bonne mère à reconnaître le mystère réparateur
de la croix, à se donner de nouveau à Lui avec tout
son cœur et tout son amour, avant qu'il ait résolu de
la rappeler elle-même ! Les adversités qui nous affli-
gent sont ordinairement des avertissements de Dieu
qui veut nous ramener dans la voie.
« Cher frère, comment pourrat-jc jamais reconnaître
ton dévouement et celui de nos amis ! Dis-leur et sa-
che bien que, malgré tous les raisonnements que je
t'écris et que je me fais à moi-même, je suis profon-
dément affligé, mais que je me ranime en songeant
à eux et à toi, que je me repose dans cette amitié qui
nous unit et qui n'a pas été une fraternité menson-
gère. S'il en est temps encore, dis à ma petite m.ère
d'embrasser Tlialie pour moi, de lui dire, de ma part,
de bien se recommander à Dieu et à la Sainte Vierge
et de me donner une dernière pensée avant son der-
nier soupir. Que je voudrais la revoir encore! Que de
choses je donnerais pour avoir ce bonheur!.... «
Lorsque, dans les premiers jours du mois d'août,
Pierre quitta Grenoble et revint à Paris, il y trouva
sa famifle en deuil, pleurant la douce enfant qui fai-
sait sa joie et que Dieu venait de rappeler à lui. La
tristesse inconsolable de sa mère, plus encore que
les exigences de ses éludes et de sa santé, lui im-
posait le devoir de ne plus s'éloigner. Le proviseur
du collège Bourbon*, M. Douillet, lui obtint, dans
cet établissement, la chaire d'histoire avec le titre de
professeur suppléant.
1 . Plus lard lycée Donaparle, puis lycée Fonlanes.
i30 PIERRE OLIVAINT.
Ce fut sa dernière année d'enseignement dans
l'Université. Le jeune historien remplit avec zèle et
talent sa tâche modeste, préoccupé d'être utile et
non de briller. Nous n'avons pas à parler d'un cours
élémentaire fait à des écoliers par un maître de vingt-
quatre ans. Aussi bien nous le retrouverons plus
tard, dans toute sa maturité, et nous dirons alors
comment il comprenait sa difficile mission auprès
de la jeunesse, quelle méthode il suivait, de quels
principes il s'inspirait, dans le récit et l'appréciation
des faits historiques.
Au dehorSj Pierre se partageait entre le soin de sa
mère et le service de Dieu et des pauvres. Dieu passait
avant tout. Un jour, un de ses amis, désirant ramener
à la pratique religieuse un jeune homme encore in-,
décis, pensa qu'Olivaint pouvait seul tenter cette dé-
licate démarche. Il se mit donc à sa recherche, cou-
rut du quartier latin au faubourg Saint-Antoine où
habitait alors Mme Olivaint, et trouva celle-ci toute
en larmes. Elle n'avait pas revu son fils depuis le
matin, et l'attendait avec une impatience inquiète.
L'ami déconcerté revenait sur ses pas, quand, à
quelque distance, il se trouve en face de Pierre qui
se hâtait vers la maison maternelle.
a Olivaint, lui dit-il brusquement, j'avais besoin de
vous pour ramener un tel à Dieu; il sera chez moi dans
une heure; mais à parler franchement j'ai peu l'espoir
de vous entraîner : votre mère, que je viens de voir,
est désolée et ne peut plus supporter votre absence. «
Pierre s'arrôta un instant, le front soucieux. Puis
CHAPITRE VI. 131
l'Out à coup, relevant la tète : « Je vous suis, dit-il,
Jieu avant tout, notre mère après! »
C'était pour les pauvres le môme dévouement- il
avait retrouvé Saint-Médard; mais les travaux d'une
seule Conférence étaient pourlui peu de chose, il s'in-
téressait à toutes et assistait aux réunions de plu-
sieurs. Il 'aimait à y conduire ses amis, afin de don-
ner avec eux, à des jeunes gens parfois découragés
ou novices encore, le témoignage fortifiant de sa
sympathie. « Les membres qui se détachent de trois
ou quatre sections environnantes, disait-il, pour for-
mer le noyau d'une colonie nouvelle, n'abandonnent
pas toujours leur ancienne Conférence et continuent
d'assister à ses réunions, lors môme qu'ils ne pour-
raient pas prendre une part active à ses œuvres.
Cette fidélité à d'anciens amis et ce rapprochement
de confrères disséminés, ont beaucoup contribué à res-
serrer les liens entre les Conférences'. ^> C'est ainsi
qu'il visitait souvent lui-même la Conférence de
Saint-Merry qui avait débuté avec deux membres,
mais en comptait soixante bientôt après. Il prit part
aussi aux bonnes œuvres de la Conférence de Saint-
Louis. d'Antin, dont l'influence rayonnait autour du
collège Bourbon. Enfin, ce fut lui qui, après son re-
tour à Paris, en fonda une nouvelle sur la paroisse
de Saint-Vincent de PauP. Un de ses meilleurs amis,
le docteur Capitaine, en fut le premier président,
Olivaint le premier secrétaire.
1. Rapport, p. 16, 17,
2. 3 novembre 184Q.
132 PIERRE OLIVAINT.
Dans le procès -verbal de fondation, Pierre s'expri-
mait ainsi :
« Puisse le souvenir de celui qui a passé, comme
le Sauveur, en faisant le bien, rester présent à nos
cœurs et émouvoir en nous, avec la piété et le zèle
du salut des âmes, les entrailles de la miséricorde.
Le monde, qui a pardonné à Vincent de Paul d'être
un saint, nous permettra, si nous savons garder son
esprit, de chercher à imiter ses exemples. Prépa-
rons-nous aux services que nous devons rendre
aux pauvres de Jésus-Christ, en commençant à nous
connaître et à nous aimer, en priant en commun
pour attirer sur nos elïorts la bénédiction de Dieu.. .
Allons au-devant de toutes les misères physiques et
morales et consacrons à leur soulagement, selon nos
facultés et nos ressources, notre temps, nos au-
mônes, nos prières et les paroles d'édification que
la grâce nous inspirera. C'est l'âme de nos frères que
nous devons chercher, pour les rapporter aux pieds
de Jésus-Christ. »
Telle était la disposition humble et courageuse de ces
chrétiens d'élite. Un grand malheur vint tout à coup
les éprouver. Le dévoué président de la Conférence,
le docteur Capitaine, mourut presque subitement
d'une fluxion de poitrine. Cette perte fut douloureuse-
ment ressentie par Olivaint. « Il serait difficile d'ex-
primer, dit-il dans son procès-verbal du 21 janvier
/841, combien M. Capitaine était déjà aimé dans cette
Conférence qu'il avait fondée et qu'il animait de son
esprit. La pensée d'une mort si imprévue et si mal-
heureuse pour la Société tout entière, mais pour nous
CHAPITRE VI. 133
surtout qui ne faisons que de naître, nousjelte dans
une profonde tristesse. «
Non moins grande fut l'affliction des familles que
le jeune médecin visitait. L'une d'elles fit spontané-
ment le vœu de prier pendant quarante jours pour
celui qu'elle vénérait comme son bienfaiteur.
Pierre Olivaint remplaça son ami dans la charge de
président; mais, dès le mois d'avril 1841, sur le point
de quitter le collège Bourbon, pour se rendre à
Montmirail, il dut renoncer à sa chère Conférence.
Les adieux furent touchants ; le président, après avoir
exprimé les regrets que cette séparation lui faisait
éprouver, engagea ses confrères à conserver toujours
cet esprit de charité qui rendait leurs rapports si
consolants et si doux. Malgré son absence, il promit
« de ne pas être étranger à ces réunions fraternelles
dont il emportait dans son cœur le souvenir, de prier
pour ses amis et pour leurs pauvres de toutes les
forces de son âme, réclamant aussi pour lui le se-
cours de leurs prières. »
L'émotion fut si vive, que tout le monde resta
muet et l'allocution de Pierre Olivaint demeura sans
réponse. Mais cette involontaire omission fut bien-
tôt réparée par la lettre qu'on va lire :
« Paris, 15 mai 1841.
« Monsieur,
« Dans la séance qui a suivi votre retraite, la Con-
férence a voulu consigner en son procès-verbal tous
les regrets qu'elle en éprouvait et la gratitude qu'elle
134 PIERRE OLIVAINT.
conserverait longtemps pour le zèle et le talent avec
lesquels vous avez dirigé ses travaux. Soit par res-
pect pour votre modestie, soit par ce qu'il était trop
difficile d'exprimer ce que chacun de vos frères avait
dans le cœur, tout le monde s'est tu devant vous
à la nouvelle de votre démission; mais chacun,
rendu à sa liberté, a voulu donner un témoignage
de ses sentiments au président qu'il venait de perdre.
Devenu votre successeur malgré la plus juste résis-
tance, je trouve un premier adoucissement à mes
regrets dans la mission que je remplis en ce mo-
ment, et dans la satisfaction que j'éprouve à vous
adresser cette lettre au nom de la Conférence. Elle
me charge de vous dire qu'elle veut vous rester tou-
jours unie de cœur, de même que votre esprit de cha-
rité, vos exemples si édifiants seront toujours pré-
sents au milieu de nous. Quant à ce qui meconcerne,
si les éminentes et rares qualités de mes prédéces-
seurs ont dû effrayer ma faiblesse et rendre si difO-
cile mon adhésion aux vœux de la Conférence trop
bienveillante pour moi, je trouve du moins un guide
précieux et les plus sûrs enseignements dons les
procès-verbaux que vous lui avez laissés et que je
viens de lire avec bonheur.
ce Recevez donc, Monsieur, avec le témoignage de
gratitude et de regrets dont je suis l'organe officiel,
mes sentiments profonds d'estime et de confra-
ternité.
« Devaureix. »
Pierre Olivaint répondit :
CHAPITRE VI. 135
o Monsieur,
« Permettez-moi de vous remercier de la lettre si
touchante que vous m'avez écrite au nom de la Con-
férence. Je la garderai comme un dépôt précieux,
comme l'un des souvenirs les plus chers de ma vie,
comme une obligation aussi de rester uni à votre
pieuse phalange dans le service de Dieu. Veuillez,
monsieur le Président, vous rendre mon interprète
auprès de nos bien-aimés confrères et leur dire avec
quel étonncment et quel bonheur j'ai reçu le témoi-
gnage de leur amitié trop bienveillante. Je n'oublierai
jamais les impressions salutaires que j'ai reçues au
milieu d'eux, la confiance désintéressée qu'ils avaient
mise en moi, malgré ma faiblesse, le concours qu'ils
m'ont prêté jusqu'à la fin, et cette indulgence qui a
dicté votre lettre.
« Depuis que je vous ai fait mes adieux je n'ai pu
revoir aucune des Conférences de Saint-Vincent de
Paul; aussi je ressens dans mon cœur un besoin que
rien n'apaise et je comprends mieux que jamais, pen-
dant l'absence, combien nos petites réunions sont
douces. Ecce quam honum etquam jucundum hahitare
fratres in unwm!
« Laissez-nnioi la consolation d'espérer que quelque
fois, le soir, avant de vous séparer, vous ne prierez
pas seulement pour les frères morts, mais que vous
offrirez aussi à Dieu une de vos pensées pour les
frères absents, bien tièdes peut-être et bien lâches,
13
1S6 PIERRE OLIVAINT.
parce qu'ils ne peuvent plus puiser au milieu de
vous le zèle et le courage.
« Votre très -humble et très- obéissant confrère
en Jésus-Christ et en saint Vincent de Paul.
« Olivaint. »
« 17 mai 1841. >■
Cette correspondance heureusement sauvée de
l'oubli nous fait entrer plus avant dans l'intimité des
relations affectueuses que les membres des Conféren-
ces de Saint-Vincent-de-Paul entretenaient avec Pierre
Olivaint.
M. l'abbé Lantier, aujourd'hui supérieur général
de l'Institut des Frères de Saint Vincent-de-Paul, nous
fait aussi l'éloge du zèle intelligent et dévoué de son
ami, « Rien n'était plus intéressant, dit-il, plus édi-
fiant que les procès-verbaux de M. Olivaint. Mon bon
vieux père venait à la Conférence en grande partie
pour les entendre. Ce n'était pas la moindre cause du
succès de cette fondation. Avantet après chaque réu-
nion on échangeait quelques mots. C'était de la part
de M. Olivaint, l'accueille plus fraternel, le plus cor-
dial qu'on pût désirer. Uni à quelques amis, il avait
entrepris de combattre le respect humain parmi les
hommes; et pour cela, ils allaient ensemble com-
munier dans une paroisse désignée d'avance, à une
messe où le concours des fidèles devait être le plus
considérable. Il me demanda un jour pour le pieux
combat, et je lui répondis que je n'étais pas prêt
comme cela à communier : « Mais, mon cher ami,
CHAPITRE VI. 137
répliqua-t-il, avec l'aimable vivacité qui lui était
habituelle, un chrétien doit toujours êtreprêt à mou-
rir et à communier. »
Le R. P. du Fongcrais rend le même témoignage,
ft J'ai eu le bonheur de connaître le P. Pierre Olivaint
en 1841, écrit-il, d'abord comme membre, et plus
tard comme président de la Conférence de Saint-
Vincent-de-Paul. Il y entretenait, sans efîort et par
sa seule présence, la piété, la vie, l'entrain et la
gaieté. Il possédait l'art de communiquer, dans une
mesure convenable à chacun, le zèle dont il était lui-
même dévoré. Il encourageait les timides, fortiflait
les faibles, ranimait les indifférents, et nous électri-
sait tous.
« Il avait eu, dès le commencement de ce que je
ne craindrai pas d'appeler son apostolat, la pensée
d'éveiller la foi dans certaines paroisses de Paris
où elle paraissait, sinon éteinte, du moins endormie,
et, pour cela, il allait avec quelques amis, le di-
manche à la messe de huit heures, pour y faire la
sainte communion. En voyant ces jeunes gens s'ap-
procher pieusement et modestement de la Sainte
Table, les paroissiens toujours assez nombreux à
cette messe matinale, s'étonnaient d'abord, puis,
faisant un retour sur eux-mêmes, se promettaient
de profiter d'un si bon exemple. »
Durant la belle saison, on s'aventurait dans les
faubourgs les plus éloignés et jusque dans la ban-
lieue, afin de rappeler la pratique religieuse à ceux
qui trop souvent vivent dans une sorte de paga-
nisme.
i38 PIERRE OLIVAINT.
Ainsi, pour ces généreux chrétiens, la sainte com-
munion n'était pas seulement la source inépuisable
de la sanctification personnelle et des consolations
les plus pures; elle devenait un moyen apostolique
d'étendre le règne de Jésus-Christ et de lui conqué-
rir des âmes.
Pierre Olivaint, qui devait consacrer aux enfants
la plus grande partie de sa vie, aimait de préférence
r(Euvre du Patronage des jeunes apprentis, et n'en
parlait qu'avec enthousiasme. « L'enfance ! disait-il*,
quoi de plus digne d'attirer notre attention? Notre
divin Maître la faisait venir à Lui, et une des gloires
de notre saint patron est de lui avoir ouvert un asile.
C'est sur l'enfance que reposent toutes les espé-
rances de l'avenir. Quand nous sommes décourages
de nos vains efforts pour ramener à la foi des mal-
heureux, abrutis par l'ignorance et la corruption,
quoi de plus naturel que de reporter nos soins
sur leurs pauvres enfants? Chez eux il n'y a aucune
prévention à vaincre, aucun vice à déraciner; il s'a-
git seulement de leur donner un appui, de leur offrir
un abri contre les premières tempêtes, de favoriser
le développement des sentiments généreux, naturels
à leur âge. Cette tâche est douce, et les fruits qu'elle
procure, des plus abondants; il est bien plus facile de
maintenir dans le bien des cœurs droits et purs, que
de conduire à la pratique des vertus chrétiennes des
gens depuis longtemps endurcis dans l'oubli de Dieu.
Souvent même il advient que les paroles dites pour
1. lla'pporty p. 84
CHAPITRE VI. 139
les enfants profilent aux parents. Ces derniers accep-
tent plus volontiers un conseil ou un enseignement
qui ne leur arrive pas directement, et si leur cœur
a besoin d'être touché, il l'est davantage encore des
soins donnés à leurs enfants que de ceux dont ils
pourraient être l'objet. »
Pierre fut aussi jusqu'à la fin de sa vie Tun des
plus ardents propagateurs de la Société de Saint-Fran-
çois-Xavier. Cette œuvre admirable, qui établit entre
les ouvriers chrétiens des relations de fraternelle as-
sistance, semblait alors plus redoutable à certains
hommes d'État que la franc-maçonnerie et le carbo-
narisme. De là des paniques ridicules dont la coui*
elle-même était le théâtre. A ce sujet, le P. de Ponle-
voy a raconté dans la Vie du P. de Ravignan, une
scène amusante*. « Le premier mai 1843, jour de
la fête du roi, devant les princes et plusieurs mi-
nistres, réunis dans un salon des Tuileries, un im-
portant personnage révélait une nouvelle et horrible
Irame : les souterrains de Saint-Sulpice étaient un
dépôt d'armes, les jésuites y tenaient un club, et la
veille encore le P. de Ravignan s'y était concerté
avec ses affidés. » Heureusement un témoin plus fi-
dèle se trouvait là : ^c J'étais hier à cette réunion,
dit une dame de la cour; nous avions une loterie
pour les pauvres de la Sainte-Famille. » Elle ajouta
avec une naïveté malicieuse : « 11 y avait deux ou
trois cents ménages bien heureux de gagner une ca-
1. T. [. p. 262.
140 PIERRE OLÎVAINT.
fetière ou une marmite. « A ce trait il fallut bien rire
de ce prétendu complot.
C'est à une solennité seml^lablc que Pierre Olivaint
conviait Tun de ses amis par une lettre datée de cette
année 1843.
ce Cher ami, je t'invite à une fête chrétienne. Nous
avons ce soir, dans la chapelle basse de Saint-Sul-
pice, rue du Petit-Bourbon, une assemblée de nos
bons ouvriers. Nous en compterons bien quatre ou
cinq cents; plusieurs évoques seront là pour les en-
courager par leur présence. Je crois que ce spectacle
te fera plaisir. Si je ne considérais que moi, je n'ose-
rais pas t'inviter, car je dois faire une lecture ; mais
quand on veut faire plaisir à un ami, il faut savoir
mettre de côté toute fausse modestie, toute timidité,
tout mesquin amour-propre. Viens donc, si cela t'est
possible.
« Tout à toi d'amitié in Cliristo. »
e Je reçois à l'instant ton petit billet qui me rend
heureux. Oui, tu as raison, je suis sur la montagne.
Tout à l'heure, dans l'Évangile de ce jour, je lisais
les paroles de Saint-Pierre à Jésus sur la montagne
du Thabor : Bonum est hic esse. Seigneur, faisons là
une tente pour celui qui vous invoque et qui vous
offre son cœur! Tu sais, mon cher ami, comme on
juge facilement les choses quand on les voit du haut
d'une montagne, comme la vue s'étend loin, comme
elle saisit bien l'ensemble! C'est sur la montagne
qu'il faut être pour admirer la nature et comprendre
ses beautés.
CHAPITRE VI. \k\
« ïî en est ainsi du monde moral, du monde des
idées, du monde des intelligences : il faut monter
pour aller au ciel. Bonum est hic esse\ Viens donc et
sois des nôtres ; nous ne sommes pas perdus dans les
espaces imaginaires; placés sur la montagne, nous
contemplons déplus près le soleil deréternellevérité,
et nous sommes tout pénétrés de sa douce chaleur»
« Encore une fois à toi de tout cœur. »
Le Thabor où se plaisait Pierre Olivaint n'était pas,
on le voit, la contemplation stérile et l'amour sans
effet. Des hauteurs où s'élève la foi, il descendait
sans cesse, par la charité, vers toutes les misères.
L'une des plus douloureuses est la maladie, qui con-
damne le pauvre à l'hôpital. Pierre, au chevet des
mourants, fut vraiment l'ange de la divine miséri-
corde. Un jour, par exemple, allant d'un lit à un
autre, il détermina cinquante malades à se confesser
et à remplir le devoir pascal.
Une fois au moins par semaine il se rendait à l'hô-
pital. « Souvent, raconte encore le P. du Fougerais,
j'ai eu la faveur de l'y accompagner. Dans ces occa-
sions, Olivaint était admirable de piété, d'esprit et de
charité. Que dirai-je de sa patience? A quelles épreu-
ves je l'ai vue soumise! Et pourtant elle ne sedémen-
tait jamais. Je me rappelle surtout une circonstance,
où elle atteignit un degré vraiment héroïque. S'é-
tant approché du lit d'un jeune mécanicien, très-mal
disposé, mais spirituel et railleur, il resta près d'un
quart d'heure, sous le feu roulant de ses insolentes
142 PIERRE OLIVAINT.
questions, de ses quolibets, de cette verve moqueuse
qu'on appelle ïesprit parisien, sans donner le moin-
dre signe de mécontentement ou d'impatience, sans se
permettre une seule de ces reparties triomphantes
dont il avait si bien le secret. A ce mordant persi-
flage il n'opposa qu'une parole afîectueuse, un visage
calme et un aimable sourire. Mon sang bouillonnait
dans mes veines, on eût dit le sien glacé. Lorsque
plus tard je lui témoignai mon ctonncment, et quel-
que peu mon admiration, il se contenta de me ré-
pondre : « Notre Seigneur en a bien souffert d'au-
tres I 9
CHAPITRE VII
Zèle persévérant de Pierre Olivaint pour la coaversioa
d'un ami.
Pierre avait un ami, chéri comme un frère, celui-
là même qui, durant son absence, avait consolé sa
mère et recueilli les dernières paroles de sa jeune
sœur. D'éminentes qualités faisaient présager déjà
la haute position qu'il s'esl faite depuis au bar-
reau et dans les assemblées parlementaires. Xavier
était un de ses prénoms : Olivaint se plaisait à l'ap-
peler ainsi , et nous suivrons son exemple.
La conformité de sentiments entre les deux jeunes
gens était parfaite, sauf en ce qui touchait à la re-
ligion. La généreuse conversion de Pierre et sa vie
nouvelle avaier-t d'abord jeté Xavier dans une pénible
surprise; il lui semblait que Dieu lui dérobât son
meilleur ami; il se demandait ce qu'allait devenir
leur mutuelle affection ; enfin, plein d'inquiétude,
n'osant exprimer de vive voix le doute qui le tour-
ipentait, il écrivit à Olivaint les lignes suivantes :
U4 PIERRE OLIVAINT.
« Mon ami, l'ardeur de ta foi, ton austérité ext/éme
nous font redouter, à ta mère et à moi, des consé-
quences qui nous affligent... Demande-toi bien, je
t'en prie, si la résistance que tu rencontrerais dans
mon amitié raisonneuse ne te conduira pas à te sé-
parer du contact des non-croyants, quels qu'ils soient.
Loin d'être hostile à la religion, je suis disposé à faire
tous mes efforts, tu lésais, pour croire à ses dogmes;
tu sais aussi qu'une fois arrivé là, j'aurais assez de
logique dans l'esprit, pour ne pas me contenter d'une
théorie vaine et par cela même coupable. Mais, si cet
heureux résultat que je désire n'arrivait pas, alors
que feras-tu?... Voilà, mon ami, la question que je
t'adresse en tremblant. C'est sur l'avenir que j'ai be-
soin d'être rassuré, car une amitié dont on prévoit le
terme est déjà bien compromise.
« Je ne sais si je me trompe, et cela est possible ;
car tu vis dans une sphère où je n'ai pas le bonheur
d'être ; mais il me semble que ce serait agir avec une
charité évangélique que de te rapprocher de plus en
plus des amis que tu vois s'écarter, de les ramener
par tes conseils, plutôt que de les abandonner à eux-
mêmes. L'homme égoïste qui voit faire le mal, laisse
le méchant préparer et consommer sa ruine : ce ne
sont pas ses affaires. L'homme dévoué, au contraire,
lui prodigue ses secours, le retient au bord du préci-
pice, et ne le délaisse pas, tant qu'il reste une lueur
d'espoir. Le chrétien serait-il moins généreux que cet
homme? »
Pierre OUvaint fut vivement ému. La piété, chez
lui, avait transformé l'amitié sans la détruire; pour
CHAPITRE VIL 145
aimer Dieu par-dessus tout, il n'en aimait que mieux
ses frères. Il répondit :
« Tu as cru un instant que la religion m'éloignait
de toi. Tu n'as plus cette pensée, n'est-ce pas? La re-
ligion ordonne l'amour ; mon amitié pour loi n'a fait
que s'accroître depuis que je suis entré dans la foi'
et plus j'aime Dieu, plus je t'aime. C'est à cause de
cela que je serais prêt, avec le secours de la grâce, à
donner ma vie pour sauver ton corps, à donner vingt
fois ma vie pour sauver ton âme. Vois, cher ami, ce
que c'est que la religion catholique! L'amitié perd,
en quelque sorte, son privilège: ce que je serais prêt,
ce me semble, à faire pour toi, Jésus-Christ nous or-
donne d'être prêts à le faire à chaque instant pour
chacun de nos frères, pour nos ennemis, comme pour
nos amis. »
Et dans une autre lettre :
« Quand tu seras revenu à Dieu, mon bon ami,
nous nous trouverons unis, non pas seulement par le
charme de cette amitié humaine qui nous lie depuis
dix ans, non pas seulement par la convenance de nos
esprits et le choix de nos cœurs, mais par la môme
espérance, le même dévouement au service de Dieu ;
nous n'aurons plus véritablement qu'une seule âme,
nous ne serons qu'un en Jésus-Christ, et dans l'éter-
nité nous resterons unis encore. »
« ....Je t'aime bien, mon cher ami, notre vieille
amitié m'est toujours bien précieuse et bien chère.
Si nos esprits ne s'accordent pas encore en tout, nos
cœurs ne s'en confondent pas moins dans l'amour
du Bien, de la Vérité, de la Vertu, c'est-à-dire dans
146 PIERRE OLIVAINT.
l'amour de Dieu qui passe pour nous, n'est-ce pas,
avant toute chose. Oh! tu avanceras, j'en suis sûr;
je l'ai encore demandé à Dieu pour toi ce matin, en
recevant le Corps et le Sang deNotre-Seigneur. »
Quelque temps après, Pierre se croyait en droit d'é-
crire à son cher Xavier :
« Depuis le collège, tu as pu trouver de nouveaux
amis; mais, j'ose le dire, aucun d'eux ne t'est plus
dévoué que moi, qui m'étais mis avant eux dans ton
cœur.... Dans cette lettre que j'ai précieusement con-
servée, tu me demandais si mes convictions nou-
velles changeraient quelque chose à nos rapports.
J'espère, mon ami, que le temps t'a apporté la ré-
ponse que tu désirais; tu as vu que la foi ne rompt
pas les amitiés, quand, comme la nôtre, elles ont
eu dès le commencement des sentiments purs et no-
bles pour base. Mais tu allais plus loin dans ta lettre,
mon cher Xavier, et tu me priais en quelque sorte
de faire tous mes efforts pour gagner mes amis aux
principes que je venais d'embrasser, plutôt que de
m'éloigner d'eux, parce que nous n'avions plus les
mêmes idées en toute chose.
« Tu me rendras cette justice, que opportune, im-
portune, j'ai tâché de suivre sur ce pohit l'impulsion
que tu donnais toi-même à mon zèle. Je ne suis pas
lassé de ce rôle, et je ne m'en lasserai jamais; et
quand mes amis me repousseraient, je reviendrais tou-
jours à la charge; ils auront, en vérité, bien de la peine
à se débarrasser de moi. C'est que je pense que
Dieu n'a pas formé en vain les liens qui nous unis
sent; et s'il devait arriver que ta ré&istance fût^jien
CHAPITRE VIÏ. 147
longue, au lieu de l'en accuser, je demanderais à en
porter pour toi la peine. «
A ces témoignages d'un dévouement si tendre, Xa-
vier répondit par un cri de confiance et de fraternel
abandon : « Convertis-moi, je t'en supplie ; je t'aime
et je sens que c'est par ta bouche seule que la vérité
peut me venir. »
Et Pierre, tout joyeux : « Ainsi, écrivait-il, mon
bien cher ami, mon bon frère, tu comprends notre
amitié comme je la comprends moi-môme. Dieu n'a
permis que nous nous rencontrions dans la vie que
pour que nous allions vers Lui en nous tenant en-
semble. Nous nous étions éloignés de Lui, l'un et
l'autre ; par une grâce que je ne méritais pas, je suh
revenu le premier ; il faut maintenant que je t'attire ;
tu m'imposes toi-même le devoir de l'aider à fran-
chir le seuil : tu fais toi-même peser sur moi la res-
ponsabilité de ton avenir. Ton cœur va au-devant de
la foi ; laisse-moi te répondre avec le cœur. C'est
l'ami que tu as appelé : entre amis tout va du cœur
au cœur, et quand la raison apporte ses preuves,
c'est par le cœur qu'elle doit les faire passer. ^^
Ce que Pierre veut expliquer avant tout, c'est le
motif de cette confiance absolue que Xavier met en
lui : « Ce n'est pas à fami seulement que tu demandes
une réponse, c'est à l'ami chrétien. Si j'étais saint-
simonicn, panthéiste, dévoué à une opinion humaine
quelconque, tu ne m'aurais assurément pas dit :
« Cestpar ta bouche seule que la vérilépeut me venir. »
Pourquoi donc est-ce à l'ami chrétien que tu t'adres-
ses ? Dieu a parlé, tu le sens, et c'est pour cela que lu
148 PIERRE OLIVAINT
as donné le témoignage le plus louchant de ta con-
fiance à l'un de ceux qui vivent dans la foi à sa di-
vine parole.
« Mais encore, pourquoi est-ce à l'ami chrétien que
tu t'adresses? Ton âme généreuse, je dirais naiu-
rellement chrétienne, a depuis longtemps choisi la
bonne part; depuis longtemps tu t'es promis dans
ton cœur de te consacrer à la pratique du bien et à la
vertu; et quand tu as regardé autour de toi quels
seraient tes compagnons dans cette route difficile, tu
as vu les catholiques fervents et sincères au premier
rang; tu as reconnu, n'est-ce pas? que les plus grands
dévouements, les mœurs les plus douces et les plus
pures, la charité la plus vive, se trouvaient dans ceux
qui ont franchement accepté le joug béni du Sei-
gneur.
« Et puis tu as cherché des heureux en ce pauvre
monde, et cette fois encore l'Église t'a montré ses
enfants, ceux du moins qui aiment Dieu de toutes
leurs forces, qui ne savent que le servir et dont le
visage respire constamment cette paix inconnue au
monde, cette joie pure qui ne peut appartenir qu'à la
vérité et à la vertu. »
Comme l'ange gardien, Olivaint ne cessa plus de
veiller, avec une sollicitude fraternelle, sur fâme
qu'il voulait sauver. Se décourageait -elle, il était
là pour lui prêter son appui. Un jour, Xavier, lui
laissant entrevoir le trouble qui l'agitait, avait brus-
quement interrompu sa confidence, et terminé sa
lettre par ces mots : « Laissons tout cela.... » « Non,
non, réplique Olivaint; non, mon cher philosophe;
CHAPITRE VII. 149
il y a devant ta conscience une question posée ; c'est
en vain que les affaires feront tumulte autour de
loi ; lu n'auras de repos, tu ne connaîtras la paix
que quand tu te seras sérieusement mis à l'œuvre
pour la résoudre.
« Laissons tout cela^ dis-tu à propos de ce qui se
passe dans ton ame. Non, cher ami, ne laissons pas
tout cela, ni dans nos lettres, ni dans nos conversa-
tions, ni dans nos méditations, ni dans nos prières
Tu n'es pas de ceux qui parviennent à s'étourdir.
Ton âme veut la vérité, elle veut Dieu : Vult et non
vult ! Quand donc le voudra-t-elle vraiment? Quand
donc ne voudra-t-elle plus autre chose? Quand donc
sera-t-elle logique dans son désillusionnement ? En
poursuivant les pauvres avantages que le monde
peut offrir, feras-tu longtemps comme un chasseur
dégoûté de la chasse, et qui s'obstine h chasser en-
core? w
Cependant, Pierre se gardait bien de compromettre,
par un zèle intempestif, l'œuvre de Dieu si heureuse-
ment commencée. Il savait attendre, et quand Xavier
surpris lui demandait la raison de cette circonspec-
tion inattendue, le jeune apôtre répondait :
« Dieu m'en est témoin, mon bon frère, je désirais
vivement ces causeries intimes dont tu éprouves le
besoin et dans lesquelles j'aurais voulu recevoir le
fardeau de tes inquiétudes intérieures, pour t'offrir
en échange ce qui me rend bientôt la joie quand je
suis triste et la paix quand l'âme est troublée; mais
je craignais de te presser trop, de te chanter une an-
tienne importune^ et j'attendais de Dien les occasions
150 PIERRE OLIVAINT.
favorables. Les âmes même les plus franches, ne sont
pas toujours prêtes à recevoir les communications de
la foi. »
Pierre Olivaint comprenait à merveille que tout son
zèle serait impuissant à convertir cette seule âme, si
Dieu n'intervenait par sa grâce. C'est ce qu'il s'effor-
çait de bien faire entendre à son ami : « Une conver-
sion, cher ami, c'est l'entrée de Dieu dans une âme;
c'est le soleil qui fait sentir sa présence. Les hommes
ne convertissent pas, les livres ne convertissent pas;
ils peuvent préparer une conversion ; ce sont les
moyens dont Dieu se sert quelquefois pour renverser
les murailles qui s'opposent à son passage; mais
c'est Lui seul qui prend véritablement la place ; elle
ne se rend que quand il se montre; il n'appartient
qu'à Lui d'y entrer en vainqueur. »
La prière était, par conséquent, le plus efficace
moyen de gagner à la foi catholique l'ami travaillé
par le doute. Pierre ne cessait d'intercéder en sa fa-
veur, et de faire pour lui violence au cœur de Dieu.
« J'ai prié pour toi, mon cher ami, j'ai fait prier
pour toi : Ignoti etiam orant*. Hier, j'ai communié
pour toi, j'ai offert pour toi le Corps et le Sang de
Notre -Seigneur, et quand j'ai fait la visite à mes
malades et à mes mourants, je t'ai associé dans mon
cœur â cette œuvre, de sorte qu'elle pût être comp-
tée comme tienne et attirer sur toi des bénédictions.
Nous avons ainsi, à ton insu, consolé des âmes affli-
gées, relevé plusieurs courages, déterminé quelques
1. Il n^est pas jusqn^aux inconnus qui ne prient.
CHAPITRE VII. 151
Heux pécheurs à se réconcilier avec Dieu, et Dieu
aiônie était là qui nous aidait. »
.... « Oui, j'ai prié avec ardeur; j'ai prié pour que
/e rayon de la grâce divine qui a un jour illuminé
mon entendement, descende aussi sur toi; j'ai prié
pour que Dieu soutienne les bons désirs de ton
cœur et qu'il te soit donné de répondre à sa douce
inlluence, et en l'écrivant, je prie encore; je prie
Dieu pour toi, et je dirais presque que je te prie
pour Dieu; car Dieu ne peut s'emparer du cœur de
l'homme, sans que l'homme y consente. Au fiât du
Verbe éternel, les mondes dociles ont jailli du néant;
mais l'homme peut résister à la parole créatrice :
en faisant l'homme libre. Dieu l'a fait fort contre
Dieu môme. ^^
Peu à peu, Pierre Olivaint s'enhardit jusqu'à de-
mander à Xavier de prier lui-mcme et de le payer
ainsi de retour. Il était alors à Grenoble et l'absence,
loin d'attiédir son zèle, semblait en aviver l'ardeur.
« N'es-tu pas heureux de penser, écrivait-il, qu'il
y a, à cent cinquante lieues de toi, un frère chrétien
qui supplie Dieu de répandre sur toi l'abondance de
ses grâces et surtout de te faire rentrer dans le giron
de notre Sainte Mère l'Église?... J'ai une belle tête
de Christ dans ma chambre. J'aime à jeter les yeux
sur elle avant de m'endormir, et souvent je la regarde
en pensant à toi et à tous les êtres chéris, à tous
les amis dévoués que je reverrai avec tant de bon-
heur. Prie aussi pour moi, cher ami, ta conversion
est à moitié faite. Tu comprendras que je réclame le
secours de tes prières et tu ne peux me les refuser.
14
Ï52 PIERRE OLIVAINT.
Soyons unis malgré la distance par cette communion
spirituelle de pieuses pensées, par cet élan de nos
âmes vers le Ciel où elles vont se rencontrer et se
confondre. »
Mais Xavier, s'exagérant la difficulté d'élever, en
priant, son cœur àDieu, trouvait une excuse spécieuse
dans les studieuses préoccupations qui l'absorbaient.
A quoi son ami se hâtait de répondre :
« Un demi-quart d'heure seulement ravi au trouble
des afTaires pourrait te valoir devant Dieu de longues
heures. Je t'en conjure, laisse Dieu faire en toi ce que
tu semblés attendre de moi et ce que l'homme ne peut
faire. Ne sois pas de ceux qui n'ont que de stériles
désirs, qui conçoivent et qui n'enfantent jamais. Ne
te contente pas d'une volonté vague et languissante
pour le bien, pour la vertu, pour Dieu, pour le bon-
heur éternel. Prie beaucoup : la prière est si touchante
et si douce ! Que la pensée de Dieu soit toujours pré-
sente à ton cœur ; mets une âme dans toutes tes ac-
tions; que toutes tes actions soient en quelque sorte
des prières. »
Xavier, docile à ce conseil, s'agenouillait-il un in-
stant, son esprit se révoltait bientôt. Il se relevait
découragé, incertain, se disant qu'avant tout il de-
vait étudier à fond la religion catholique, soumettre
tous les dogmes, tous les préceptes de l'Évangile,
tous les faits de l'histoire sacrée, à l'examen scienti-
fique de sa raison. L'illusion était dangereuse : à cet
ingrat labeur la plus longue vie ne suffirait pas.
Pierre, avec beaucoup de fermeté et de ménagement,
sut faire justice de cette présomptueuse prétention
CHAPITRE VII. 153
a Sois long dans ton épreuve, dit-il à son ami. A
l'exemple d'un homme dont on me parlait l'autre
jour, fais table rase, en quelque sorte, dans ton es-
prit; chasse avec soin tous ces jugements préconçus
dont tu n'as pu encore te rendre compte ; mets-toi à
Tceuvre avec bonne foi ; analyse, critique, discute,
interroge, arrête-toi longtemps avant de te laisser
convaincre; et après vingt-neuf ans d'clTorts con-
stants, comme cet homme très-distingué et très-cé-
lèbre de cette ville, auquel je fais allusion, après
vingt-neuf ans d'une lutte acharnée contre la vérité,
dans laquelle tu lui auras disputé le terrain pied à
pied, cherchant, en quelque sorte, à lui démontrer
qu'elle se ment à elle-même, après vingt-neuf ans de
recherches, tu viendras enfin, conduit par ta conver-
sion tardive, demander au prêtre de répandre sur toi
les eaux salutaires de la pénitence, et t'agenouil-
lant devant l'autel, tu lui diras de te donner ton
Dieu. »
Puis, se reprenant, et pressant son ami avec cette
vivacité et cette énergie qui donnaient à sa parole
quelque chose d'irrésistible, il poursuit : « Mais as-tu
le temps d'étudier vingt-neuf ans? Es-tu sûr de vivre
vingt-neuf ans encore? Crois-tu que Dieu permettrai!
à tous les hommes de combattre contre lui pendani
vingt-neuf ans? A chaque instant la mort peut venir,
il faut te presser.... Quel malheur te prépares-tu par
tes délais, je ne dis pas seulement pour cette vie,
mais encore pour la vie éternelle ! »
Ainsi, ce que Pierre Olivaint condamne avec raison,
ce n'est point l'étude consciencieuse de la vérité, il
154 PIERRE OLIVAINT.
s'en faut bien! mais l'effort superflu d'un esprit opi-
niâtre qui cherche la lumière en face du, soleil.
« Si tu veux te rendre compte du dogme et de
l'histoire, ajoute-t-il, je t'approuve avec empresse-
ment.... Il me semble, par ta lettre, que tu ne refuses
pas de te rendre aux vérités fondamentales de la re-
ligion; tu as peut-être moins à faire maintenant que
tu ne crois, pour obtenir leur confirmation scien-
tifique. »
Et aussitôt il s'engage, avec son ami, dans ce champ
d'investigations sagement limité. Il lui montre l'ina-
nité des systèmes que l'homme oppose à l'immuable
vérité; il lui prouve la divinité de la religion par les
vains efforts tentés pour la détruire, par « l'attente
inquiète de tant d'âmes que le doute oppresse et qui
fixent les yeux vers l'avenir, comme si l'avenir n'était
pas dans le passé, comme si le révélateur, le Ubéra-
leur n'avait pas déjà versé sa parole et son sang!
« Que demandent-ils donc tous ces hommes troublés
au dedans d'eux-mêmes, sinon que Dieu leur parle,
qu'il dise aussi son mot sur les choses de ce monde
auxquelles il ne saurait être indifférent, qu'il dise un
peu, lui aussi, ce qu'il pense, pour que sa pensée se
place, comme un critérium infaillible, au-dessus de
tous ces systèmes erronés, de ces élucubrations bi-
zarres qui peuvent satisfaire un jour celui qui les
a créées par le travail irrité de son cerveau, mais
que l'humanité n'accepte pas. Quand on se met à
considérer ce qu'ont produit, à toutes les époques,
les efforts de la pensée humaine cherchant sans
guide sa destinée et son but dans cette vallée de Té-
CHAPITRE Vil. 155
garemeiît où Ton trébuche û chaque pas, cela rabat
un peu l'orgueil humain, et Ton finit bien par con-
venir que la colonne lumineuse qui doit nous éclairer
sur la route, ne peut venir de l'homme.
« Quand je n'aurais d'autre preuve delà révélation
divine que cette attente malheureuse dans laquelle
les hommes languissent, tandis que beaucoup déses-
pèrent, rejetant la vie avec violence, ou s'enveloppant
"dans leur manteau pour pleurer ; quand je n'aurais de
la révélation d'autre preuve que ce besoin de l'enseigne-
ment divin qui tourmente les hommes de mon temps,
je croirais que Dieu a parlé. L'homme a un besoin im-
périeux que Dieu Féclaire : cela me suffit. Dieu a parlé !
Quel est l'insensé qui me dira qu'il ne l'a pas fait? La
créature, avec un syllogisme audacieux, parviendra-
t-elle donc à limiter la puissance du Créateur? »
Outre ces réflexions générales sur la révélation
divine, Pierre met toute une apologie du christia-
nisme au service de son ami; et vraiment on s'étonne
de trouver, sous la plume d'un jeune homme de
vingt-trois ans, un véritable traité de la religion^
résumé très-exact, très-logique, et parfois éloquent,
de ce que les théologiens ont écrit de meilleur sur ce
grave sujet.
Nous ne saurions citer intégralement toutes les
pages que nous avons sous les yeux; du moins nous
voulons en donner ici quelques fragments, dans
l'espérance que plus d'un lecteur sera touché de
l'écho d'une voix si convaincue.
Au sentiment d'Olivaint, une des preuves les plus
décisives de la divinité du christianisme, c'est l'inef-
156 PIERRE OLIVAINT.
fable amour que Notre-Seigneur Jésus-Christ témoigne
aux hommes dans l'Évangile. Pierre cite à Xavier
pour exemple le chapitre xv« de saint Jean, verset 10 :
« Si vous gardez mes préceptes^ vous demeurerez dans
mon amour, » etc. « Lis cet Évangile, mon cher ami,
médite-le. Tant d'amour n'a pu s'échapper du cœur
d'un homme. Comment ne seraient-ils pas vrais, ces
préceptes d'amour confiés à ceux qui aiment et qui
pour récompense recevront l'amour? Les persécutions
sont annoncées; mais la fureur des hommes sera
douce à ceux qui souffriront pour leur Bien-aimé. »
Il remarque surtout cet accord de la loi chré-
tienne avec la pratique active du bien et le bonheur.
« La vérité en Dieu, dit-il, est inséparablement unie
à la sainteté et à la béatitude. L'image du plus grand
bonheur et de la plus grande sainteté ayant été re-
tracée par le christianisme, se pourrait-il que la vé-
rité ne fût pas là? Ce qui rend si belle la vie des
Saints, c'est qu'on trouve en eux, admirablement
unis, la doctrine la plus pure qui ait été prêchée aux
hommes, la vertu la plus éclatante et un bonheur
auquel on pourrait à peine croire. Ce qui rend si belle
l'histoire de l'Église (je la lis en ce moment, mon cher
ami, avec ravissement), c'est qu'on peut suivre à
travers les temps cette auguste tradition de l'amour,
dans lequel la connaissance de la foi, le dévouement
et la joie se confondent. »
Puis, quittant le passé pour trouver dans le présent
la confirmation de cette belle thèse : « 11 y a encore
des chrétiens dans le monde, dit-il, et c'est encore
dans le christianisme qu'est la vie. Les nouvelles doc-
CHAPITRE Vil. 157
triries ferment le ciel aux gériéralioiis, comme si ce
n'était pas au ciel que tout progrès légitime doit
s'achever. Elles suppriment l'espérance et la vertu,
et elles prétendent nous donner le bonheur 1 »
Non, tous ces vains systèmes qui s'élèvent et s'éva-
nouissent « comme le sable qui tournoie au bord des
mers, » ne sauraient satisfaire l'esprit de l'homme;
mais par leur fragilité même et leur inconséquence,
ils rendent témoignage à la vérité. « Fatiguée de dé-
truire, l'erreur veut bâtir à son tour; ne nous affli-
geons pas de ses efforts ; car, par un dessein secret
de Dieu, elle sert elle-même notre cause. Pour avoir
une base solide, elle dérobe quelques pierres de notre
édifice et les taille à sa manière ; mais ceux qu'elle
a séduits reconnaissent bientôt dans ses fondements
le signe vainqueur de la croix. »
Ce qui, plus encore que la soif de la vérité, attire
les âmes à Jésus-Christ, c'est le besoin de dévoue-
ment. « Chaque jour, s'écrie le jeune apologiste dans
sa généreuse ardeur, chaque jour nous voyons venir
à nous de nouveaux frères : les plus dévoués se ré-
fugient dans la patrie des cœurs dévoués, ne pouvant
croire plus longtemps à ces apôtres sans mission et
sans Dieu, qui ne travaillent que pour la terre et qui
nient la vertu. Au seizième siècle, Luther soulevait
l'Allemagne : saint François Xavier, au nom de l'É-
glise, répondait à ses attaques par le triomphe de
l'amour; il renouvelait les merveilles des temps
apostoliques, et des millions d'hommes se convertis-
saient à sa voix. De môme aujourd'hui encore l'É-
glise est ardemment combattue, mais seule encore
158 PIERRE OLIVAINT.
elle peut être fière de ses œuvres et de ses fruits.
Qui se dévoue dans le monde? Le sang chrétien ne
cesse de couler pour le salut des âmes; la France
fournit des martyrs au Tonquin; la Propagation de la
foi porte aux contrées les plus éloignées l'obole que
le plus pauvre consacre au service du Seigneur; les
filles de saint Vincent de Paul, à Smyrne, étonnent
l'Orient par l'humilité de leur tranquille courage;
l'Arabe les salue comme des apparitions célestes. Le
midi n'oubliera pas la charité de nos évêques pen-
dant les inondations.... Je serais infini, si je te racon-
tais ce que font à Paris des jeunes gens du monde;
j'en connais quelques-uns qui, l'année dernière, ont
empêché plus de cent cinquante suicides. Le chris-
tianisme seul est la vie, parce que la seulement se
trouve la vertu, le bonheur et la doctrine qui les
enfante. »
Le cœur de Pierre Olivaint, au spectacle de cette
fécondité merveilleuse de l'Église, déborde de joie.
« Nous touchons à une grande époque; la foi en Jésus-
Christ projette au loin sa bienfaisante lumière sur
les temps qui vont venir, et nos adversaires eux-
mêmes le reconnaissent. Dubois (de la Loire-Infé-
rieure) disait, il n'y a pas longtemps, à un élève de
l'École normale : ^< Mes sentiments sont bien connus
(je te reproduis fidèlement le sens de ses paroles),
j'ai toujours combattu le catholicisme; mais je ne
puis me le dissimuler, il se prépare pour lui un siècle
aussi beau et plus beau peut-être encore que le
treizième. »
Elevé, comme Pierre et avec lui, dans une atmos-
CHAPITRE VII. 159
phèrede doute et d'incrédulité, Xavier avait peine à
croire au surnaturel, ;\ l'intervention de Dieu dans les
aflaires de l'humanité, et par-dessus tout au miracle
et à la prophétie. Il insiste donc pour qu'Olivaint lui
écrive sur ces deux derniers points, et celui-ci se rend
son désir avec autant de simplicité que de zèle.
ce Jésus-Christ, dit-il, est le lien de l'Ancien et du
Nouveau Testament; Jésus-Christ attendu, Jésus-
Christ donné, voilà les deux grands faits des Écri-
tures. Ou promis ou reçu, c'est Lui seul à qui tout
se rapporte. Les prophéties et les miracles ne servent
qu'à l'annoncer et à prouver sa venue. »
Suit l'histoire des principaux livres de la Bible, et
particulièrement du Pentateuque, dont il démontre
l'authenticité; il cite à l'appui de la vérité du récit
mosaïque les travaux des principaux savants mo-
dernes. Il invoque le témoignage des traditions pri-
mitives des plus anciens peuples, et indique l'accord
des cosmogonies antiques avec les principaux dogmes
du christianisme. « Que je te plains, mon cher ami,
dit-il à Xavier, de n'avoir pas le temps d'apprendre
la religion ! Que de trésors de grâces et de consola-
tions sont perdus pour toi! L'étude comparée des
traditions te paraîtrait si intéressante et si belle!
Ton cœur se porterait plus facilement vers Dieu ; tu
baiserais bientôt avec transport ce livre où le genre
humain reconnaît ses titres au céleste héritage,
devant lequel la science s'incline et que les Juifs
n'ont pas conservé avec une fidélité si opiniâtre sans
un dessein manifeste de la Providence. » Puis, après
une analyse remarquable des principales prophéties
45
160 PIERRE OLIVAINT.
messianiques, Pierre ajoute : « Tout cela c'est la
prophétie; mais, tu le vois bien, la prophétie c'est
l'histoire; c'est le peuple juif et c'est l'Église. ^^
L'homme, souvent rebelle au raisonnement, résiste
difficilement à l'autorité d'un grand exemple. Histo-
rien, Pierre propose à son ami un illustre historien
pour modèle.
« Tu as sans doute entendu parler de Hurtcr, l'an-
cien président du consistoire protestant de Schaf-
fouse, le célèbre historien d'Innocent lil, qui a passé
plus de vingt ans à compulser les annales du moyen
âge, pour écrire avec impartialité la vie de ce grand
pape si sévèrement jugé par le protestantisme et la
philosophie. Au commencement de juin de cette an-
née (1844), Hurterfit une visite au Saint-Père, qui lui
demanda s'il n'aurait pas bientôt le bonheur de le
compter au nombre de ses enfants. Hurter résista à
cette voix douce et paternelle. Mais quelques jours
après il alla voir un vénérable religieux de l'ordre
des Théatins qui, le prenant entre ses bras et le ser-
rant contre son cœur, lui adressa une touchante pa-
role de l'Écriture dont voici le sens : « Pourquoi
tardes-tu à suivre la voie du Seigneur? Tu attends à
demain, mais peut-être il n'y aura pas de lendemain
pour toi. » Il y eut un lendemain pour Hurter, et ce
fut le plus beau jour de sa vie. Résolu d'obéir enfin
à la grâce qui le pressait depuis longtemps, il fit de-
mander au pape quel jour il pourrait abjurer ses
erreurs; et le 21 juin, fête de saint Louis de Gon-
zague, ce vieillard h cheveux blancs, ce savant illus-
tre s'avançait à la sainte Table pour y recevoir son
CHAPITRE VII. 161
Dieu. Lasérénité, la paix, un ineffable bonlieiir, rayon-
naient sur sa bonne figure allemande et de douces
larmes coulaient de ses yeux. «
Et tirant aussitôt de ce récit la conclusion pratique ;
« 0 mon ami, s'écrie Pierre, ô mon cher François
Xavier! Cette histoire ne dit-elle rien à ton cœur?
Gomment peut-il supporter plus longtemps le vide
où il s'agite avec tant d'inquiétude? N'es -tu pas
enfin convaincu que le monde ne te suffit pas ? Ton
cœur n'est-ii donc pas plus grand que le monde ?
Quand donc le soleil splendide de la vérité brillera-
t-il à tes regards? Quand donc connaîtras-tu ce
tressaillement d'amour de Dieu que j'éprouve rien
qu'en t'écrivant, rien qu'en essayant de te dire com-
bien il est aimable, combien il est digne que nous
l'aimions par-dessus toute chose? En finissant ma
lettre je prie encore pour toi. Oui, je dépose ici une
prière que j'adresse au bon Dieu pour mon ami, une
prière que j'adresse à mon ami pour le bon Dieu. »
Ainsi, Pierre Olivaint, après avoir éclairé l'esprit,
s'efforçait de toucher le cœur de Xavier, d'exciter sa
générosité, de le prémunir aussi contre toute vaine
crainte. Quels plus nobles motifs de conversion, que
de revenir à Dieu par amour pour les hommes, par
dévouement à sa famille, à son pays, par zèle à ser-
vir toutes les nobles causes! Olivaint sait, par sa pro-
pre expérience, qu'à vingt ans il est rare qu'on hésite
en face du sacrifice réclamé au nom de tels intérêts.
Voilà pourquoi il évoque continuellement, dans ses
religieuses exhortations, l'image de la France, le sou-
venir des parents et des amis.
!62 PIERRE OLIVAINT.
Xavier était avocat ; il aspirait à la vie politique*,
Pierre, à l'exemple de saint Ignace, ne cesse de lui
répéter ce mot que nous trouvons, en post-scripturriy
au bas d'une lettre d'alîaires: « Xavier^ Xavier! une
seule chose est nécessaire : unum est necessarium.... »
Mais, en même temps, donnant un but plus élevé
aux légitimes ambitions de son ami : « N'est-ce pas,
s'écrie t-il dans un élan d'enthousiasme, n'est-ce pas
qu'un avocat chrétien, qu'un député chrétien peut être
plus que tout autre un homme vraiment utile à son
pays? N'est-ce pas que si nos députés étaient chrétiens
et nos lois chrétiennes, la France serait plu s heureuse?
N'est-ce pas que toutes les théories humaines, que
toutes les utopies de nos jours seraient impuissantes
à régénérer le monde, et que le catholicisme seul le
peut? Tu es déjà assez chrétien pour me répondre
Om, de toute la force de ton âme. En hâtant ta con-
version déjà décidée dans ton cœur, associe donc tes
efforts à ceux des hommes qui veulent se dévouer. 11
y a là des sentiments dans lesquels nous nous som-
mes rencontrés bien des fois. Dis-moi donc pourquoi
je ne puis pas entendre les noms de France et d'Église;
sans éprouver je ne sais quelle agitation extraordi-
naire qui me transporte comme un soldat prêt à mon-
ter à l'assaut. Est-ce une de ces illusions qui s'empa-
rent quelquefois à dix-huit ans d'un jeune homme ?
Toutes mes réflexions, toutes mes études en religion et
en histoire me confirment trop dans ces pensées ac-
ceptées dans un jour que je bénis, pour que je croie
me tromper en mettant là ma vie tout entière.
» Je ne fais pas allusion à un dessein que je nourris
CHAPITRE VII. 163
dans mon cœur et auquel j'impose silence jusqu'au
jour où Dieu me permettra de l'accomplir. Sa vigne
est partout et, si nous avons la bonne volonté, la
sainte besogne ne manquera pas. »
Pierre et Xavier, dès qu'il était question de dévoue-
ment, s'entendaient à merveille.
« Ne me disais-tu pas l'autre jour, mon ami, qu'un
avocat chrétien, s'il avait en même temps le talent et
le courage de ses convictions, aurait facilement pour
le bien une grande influence et que mieux que per-
sonne il pourrait exercer un fécond prosélytisme? Et
moi, je me rappelais, en t'écoiitant, ces paroles du
roi Agrippa à saint Paul enchaîné qui plaidait devant
lui sa cause : « Peu s'en faut, ô Paul, que vous ne me
« persuadiez d'être chrétien *. » N'est-il pas vrai, mon
cher ami, que tu as formé quelquefois ce vœu dans
ton cœur? Puis d'autres vœux sont venus qui ont dé-
tourné tes regards du côté du monde, et Dieu a été
oublié une fois de plus. Il te conviendrait bien ce-
pendant, mon cher avocat, d'avoir Dieu pour client,
et sa cause est assez belle ...
« Mais sans parler de cette influence qu'il te serait
peut-être donné davoir sur de grandes assemblées,
crois-tu que Dieu n'attend pas quelque chose de toi
dans ta famille? Les succès que tu as obtenus t'élè-
vent au-dessus des tiens, ils te regardent déjà comme
un homme supérieur, comme un oracle : ils seront
ce que tu seras toi-même; leurs enfants, leurs petits-
enfants hériteront de ton ouvrage. Que tu veuilles ou
1. Act., XXVI, 28
15*
164 PIERRE OLIVAINT.
non, mon cher ami, dans ta position, tu n'as pas seu-
lement la responsabilité de toi-même.
« Pourquoi nos amis restent-ils où ils en sont?
Hélas! je n'ai pas l'intention de t'adresser un repro-
che : je veux t'éclairer, non t'affliger. Sans doute ce
n'est pas loi qui les as éloignés de la foi ; mais c'est toi
en grande partie, à ton insu même, qui les empêches
de revenir. Ton exemple autorise en quelque sorte
les petites résistances quïls trouvent en eux à la con-
version que Dieu réclame; car tu es la solidité de no-
tre petit cercle, il ne faut pas te le dissimuler. Tant
que ta solidité (c'est ainsi que Louis XIV appelait
Mme de Maintenon pour rendre hommage à la fer-
meté de sa raison), tant que ta solidité ne se remuera
pas et ne décidera pas qu'on peut marcher sans être
déraisonnable, nos pauvres amis resteront en ar-
rière. »
Ce qui retenait Xavier, c'était moins encore le doute
de l'esprit, que l'appréhension dont le cœur était
saisi en face des obligations d'une vie pratiquement
chrétienne : avec son habituelle franchise, il n'en fai-
sait pas mystère à son ami, qui lui répondait :
« Ne permets pas que la crainte d'avoir des devoirs
positifs et difficiles à remplir porte ion esprit à nier
la vérité, quand tu n'as plus le courage de la faire.
11 y a là un sophisme dont un homme de cœur doit
rougir.
« Le maigre te fait de la peine. Iras-tu pour un
plat de lentilles sacrifier ton éternité?... Eh quoi!
faire dépendre l'éternité d'un plat de lentilles, n'est-
ce pas souverainement ridicule? — Le bon sens ne se
CHAPITRE VII. 165
révolle-t-il pas...?iMon ami, ne t'en déplaise, ce n'est
pas le bon sens qui repousse l'observation du maigre ;
mais il y a dans cette pratique un acte d'obéissance,
un acte de pénitence, un acte public de foi, et la chair
répugne à la pénitence; l'orgueil se soulève contre
l'obéissance dans les petites choses comme dans les
grandes; le respect humain, cette lâcheté de cœur,
aime mieux cacher les convictions que de les faire
paraître. Conviens-en, mon cher ami, l'orgueil, la
chair, le respect humain, voilà les vrais ennemis de
cette pratique du maigre, et la tactique est assez ha-
bile de mettre le bon sens seul en avant. Si quelque
chose à mes yeux justifie l'institution des jours mai-
gres, c'est la répulsion qu'elle rencontre, c'est la
guerre que l'on nous fait sur ce point. Eh bien, je
suis enchanté quand on se moque de moi à cause de
mon plat de lentilles! Dieu merci, j'espère ne rougir
jamais de Jésus-Christ, mon divin maître^ et si la
nature, trahissant en moi la foi et la grâce, faisait
monter à mon front une honteuse rougeur, j'espère
bien, en la méprisant, en m'humiliant au fond du
cœur, passer outre bravement! »
Un peu plus tard, Pierre invitait de nouveau son
ami à combattre de front le respect humain.
« Oh! acceptons la bienheureuse souffrance, la
bienheureuse insulte qui nous vient des ennemis de
Dieu ! Nous avons été créés à l'image de Dieu et le
péché a altéré en nous les traits de la représentation
divine. C'est en rendant notre vie conforme à celle du
Christ que nous pourrons restaurer en nous l'im-
pression du sceau divin. Aimons donc le mépris, la
166 PIERRE OLIVAINT.
raillerie. Soyons généreux avec Dieu : Il l'a été assez
avec nous! Que nous importe le jugement des hom-
mes, quand Dieu est en cause?
.... « Tu es ambitieux, mon cher ami, et moi aussi
je suis ambitieux. Tu veux être grand avocat, et moi
je veux devenir un saint. Tu te donnes bien de la
peine pour acquérir cette gloire qui passe et qu'ont
eue abondamment tant d'autres qui ont brillé avant
toi et dont il n'est plus question, ou dont on ne parle
que pour élever au-dessus d'eux les réputations nou-
velles. La gloire où j'aspire, mon cher ami, est plus
éclatante et plus durable, et je mets en lieu bien plus
haut et plus sûr mon ardeur et mes espérances. Il
faudra bien un jour en rabattre, et dire avec tristesse
le fameux verset de l'Écriture : Ergo erravimus^! Et
moi, qui veux entrer dans la voie douloureuse, qui
prétends mépriser la richesse et les sens, qui ne de-
mande à Dieu qu'une chose, de renoncer à tout pour
le posséder seul, de tout souffrir pour lui prouver mon
amour, de combattre sans relâche et jusqu'à la fin
au dernier rang, s'il le veut, pour glorifier son saint
nom, je sais déjà, par une douce expérience qui me
dédommage bien au centuple de tous les sacrifices,
je sais déjà que je ne me suis pas trompé, je jouis
déjà de l'objet de mon ambition dans sa plénitude! «
Puis se comparant à cet ami dont la situation était
déjà fort belle selon le monde :
« Ah ! mon ami, je le dis sans orgueil, je suis plus
heureux que toi, plus avancé que toi. Oui, ma position
1 Nous nous sommes donc trompés.
CHAPITRE Vil. 167
selon le monde est bien irisle à côté de la tienne. Tu es
déjà honoré, envié, fêté, exalté. Et moi, je suis relégué
dans un coin, dédaigné, bafoué, quelquefois regardé
avec pitié comme un de ces pauvres fous qu'on ne peut
guérir ; je suis aplati^ en un mot. Eh bien, quand tu se-
rais le premier avocat de France, le premier avocat du
monde, je ne changerais pas avec toi ; car j'ai dans
ma solitude, dans ma misère, un trésor qui supplée
tous les trésors, un ravissement de l'intelligence et du
cœur qui va bien loin au delà de ce que donne au
philosophe l'incertitude de ses systèmes; je sens alors,
moi aussi, une profonde pitié, mais charitable et qui
se répand en prières, non en mépris, pour ceux qui
n'ont pas su choisir la bonne part en acceptant le
joug béni du Seigneur. Quand nous sommes ensemble
sais-tu ce que j'éprouve? Ne te fâche pas, je ne le dis
pas par orgueil. Je m'estime supérieur à toi, non pas
certes par mon esprit, par ma science, par ma valeur
personnelle; là-dessus je baisserai pavillon tant que
tu voudras et devant qui tu voudras. Mais si je pose
la main sur ton cœur, mon pauvre ami, je sens qu'il
souffre, qu'il hésite, et le mien ne tremble pas. »
A cette parole si élevée, si convaincue, si chaleu-
reuse et qu'anime souvent le souffle de la grande
éloquence, Xavier s'était loyalement rendu et la dé-
marche décisive, la confession, était résolue en prin-
cipe. Il ne s'agissait plus que de trouver un confes-
seur. Lequel choisir? Tel passait pour austère, tel
autre ne l'était pas assez. Le démon était habile à
suggérer de futiles prétextes, et, par suite, à faire
ajourner le saint devoir. Instruit par une récente ex-
168 PIERRE OLIVAINT.
périînce, Pierre abrégeait les délais en proposant lui-
même à Xavier le confesseur qu'il jugeait lui conve-
nir. Il l'adressait au P. de Ravignan, « à cause de sa
gravité et de son autorité. » Mais cela même arrêtait
le nouveau converti. Olivaint lui parlait alors de
M. Desgenettes dont il lui faisait ce vivant portrait :
ce C'est ce qu'on appelle im bon homme^ et en même
temps un homme éminemment saint. Il n'est pas né-
cessaire que tu le connaisses, que tu lui sois pré-
senté. Vas-y familièrement, tu seras bien reçu. Il a
des lumières abondantes, et Dieu, par l'intercession
du Très-Saint Cœur de Marie, a répandu tant de grâces
autour de lui et sur ceux qui l'approchent, que j'ap-
prendrais avec bonheur que tu fusses allé le voir. »
Xavier, cependant, remettait de jour en jour la vi-
site proposée. Et son ami de revenir à la charge.
« Pourquoi n'irais-tu pas voir quelqu'un des direc-
teurs de Saint-Sulpice, M. Mollevaut*, M. Boyer, par
exemple? Ce sont des prêtres d'une science profonde
qui te donneraient la nourriture que tu réclames.
Ou bien, je pourrais te mettre en relation avec
1. M. Mollcvautj prêtre de Saint-Sulpice, longtemps supérieur de la
Solitude, directeur éclairé et prudent, fut le guide d'un grand nombre
de jeunes gens du monde. C'est lui qui détermina la vocation reli-
gieuse du P. de Ravignan. L'auteur de sa viC; parlant de l'affection
que ce saint prêtre avait pour les Ordres religieux, lui rend un témoi-
gnage que nous consignons avec reconnaissance et bonheur, « Les
Pères .lésuiles lui étaient particulièrement cliers, et c'est par troupes
qu'il envoyait les jeunes gens au noviciat de Montrouge. » — » Je puis
dire, écrivait M. Mollevaut lui-même, que personne plus que moi ne
chérit et ne vénère les Pères Jésuites; j'en ai donné et j'en donnerai
toujours des preuves; personne plus que moi n'est Jésuite de cœur.t
{Viede M. Mollevaut, p 258.)
CHAPITRE VII. 169
M. Frère, que tu connais assez sans doute pour qu
je n'aie pas besoin de t'en parler. Écris-moi pour m'ap-
prcndre ta résolution , j'attends ta réponse avec im-
patience.... »
« Ne tarde pas davantage, je l'en prie. Tu as
trouvé la simplicité de l'esprit, va chercher la pureté
du cœur. Persuade-toi bien qu'il ne faut pas être chré-
tien à demi. Tu n'as pas le droit d'élever la voix pour
défendre le catholicisme, si tu refuses de te soumet-
tre aux devoirs qu'il impose. Mais tu sais cela mieux
que moi ! »
Un jour enfin Pierre eut la joie de conduire Xavier
à l'église de Notre-Dame des Victoires. Ce fut comme
une marche triomphale; le captif volontaire s'avan-
çait au milieu de quelques amis intimes qui for-
maient l'escorte. En les voyant venir, le vénérable
M. Desgenettes s'approcha d'eux, et frappant ami-
calement sur l'épaule de l'heureux converti : « Cou-
rage, dit-il de sa voix mâle, courage! nous sommes
onze millions d'associés à prier pour vous. »
Telle est l'histoire d'une des plus belles conquêtes
d'Olivaint. Il était rare qu'on résistât longtemps à la
grâce qui, par la bouche d'un tel ami, parlait un lan^
gage si aifectueux et si pressant. Tôt ou tard il fal-
lait céder; comme François Xavier, on rendait vo-
lontiers les armes à ce nouvel Tgnace.
CHAPITRE VIII
Montmirail. — Education du jeune Georges de la Rocliefoucauld-
Liancourt. — Concours d'agrégation.
Le professeur du collège Bourbon, malgré les bril-
lantes perspectives qui s'ouvraient devant lui, n'avait
pas oublié sa résolution d'embrasser la vie reli-
gieuse. Pour surmonter l'obstacle qui l'arrêtait, il
lui fallait mettre la vieillesse de sa mère à l'abri du
besoin et constituer une sorte d'aisance durable à
celle qu'il aimait au point de ne lui préférer que Dieu
seul. A ce prix, il concilierait le devoir d'un bon fils
et la fidélité à la vocation divine. Mais comment réa-
liser ce projet? La Providence intervint.
Le représentant d'une des plus anciennes et des
plus nobles familles de France, M. le duc de la Roche-
foucauld-Liancourt, voulant donner un précepteur au
plus jeune de ses fils, offrit à Pierre Olivaint ce poste
de confiance. L'enfant avait treize ans ; il arrivait à
cet âge où, pour se former, l'esprit a besoin d'une in-
struction solide et le caractère d'une plus forte disci-
CHAPITRE VIII. 171
pline. Il s'agissait de consacrer trois ou quatre années
à un seul 61ève et de sacrifier une position, sinon
plus honorable, du moins plus indépendante. Mais,
d'autre part, avec une libéralité de grand seigneur,
le duc s'engageait à reporter sur la tête de Mnme Oli-
vaint, à titre de rente viagère, la partie la plus con-
sidérable des honoraires dévolus au précepteur. Pierre
vit, dans ces arrangements, le côté providentiel, et en
y souscrivant, il mit encore en pratique l'adage fa-
vori de son amour filial : Rien pour moi, tout pour
ma mère.
Dieu, qui le destinait à devenir un maître éminent,
voulait qu'il connût par expérience et pût sagement
comparer l'éducation privée et l'éducation publique,
avec leurs inconvénients et leurs avantages. Plus tard,
l'autorité de ses conseils sera d'autant plus grande,
qu'ils s'appuieront sur des souvenirs personnels.
Pierre passa trois années à Montmirail. Ce pays,
si riche en antiquités nationales, offrait au profes-
seur un champ d'investigations curieuses ; en le par-
courant avec son élève, il y trouvait en abrégé pres-
que toute l'histoire de France. Là, sur les ruines d'une
mansio romaine, s'était dressée la forteresse féodale
qui, à son tour, avait fait place à la somptueuse de-
meure encore pleine de la splendeur des Gondi, des
Louvois, des la Rochefoucauld, tandis que les plaines
environnantes gardaient la mémoire d'une des ba-
tailles suprêmes de Napoléon.
Mais c'était surtout î\ la piété du chrétien que s'of-
fraient, dans le passé comme dans le présent, d'ad-
mirables souvenirs. Là, avait vécu le bienheureux
IG
172 PIERRE OLIVAINT.
Jean de Monimirail, surnommé V Humble^ seigneur
de la contrée, intime ami de Philippe-Auguste, par-
fait chevalier, chrétien parfait, dont la douce figure
illumine le moyen âge. Au dix- septième siècle, saint
Vincent de Paul, l'hôte du château, l'apôtre du pays,
avait passé en faisant le bien, et naguère encore, le
vénérable abbé Legris-Duval, par son zèle et sa cha-
rité, était apparu après les désastres de la Révolu-
tion , comme un autre M. Vincent.
Ces saints personnages, que Pierre prenait pour
modèles, avaient exercé, au même lieu, les mêmes
fonctions que lui. Saint Vincent, précepteur des trois
fils de M. de Gondi, fabbé Legris-Duval, précepteur
du vicomte Sosthènes de la Rochefoucauld-Doudeau-
ville, s'étaient dévoués, dans l'humilité, à l'éducation
chrétienne de petits enfants, et c'était leur chambre
même qu'Olivaint avait le bonheur d'habiter.
On pouvait dire du château de Montmirail ce que
l'empereur Charles V, royalement reçu par Fran-
çois II, comte de la Rochefoucauld, disait du château
de Verteuil : « Qu'il n'était jamais entré en maison
qui sentît mieux sa grande vertu, honnêteté et sei-
gneurie que celle-là. »
Pierre Olivaint y arriva pour voir mourir le ver-
tueux duc de Doudeauville, qui, le 2 juin 1841, ache-
vait une carrière toute vouée au service de la France
et au soulagement des malheureux*.
1. Étant ministre de la maison du roi en 1824, M. le duc de Dou-
deauville s'imposa le devoir de présider toutes les séaiices où s'exa-
minatenl les requêtes des pauvres solliciteurs. Un jour que, tourmenté
CHAPITRE VIII. 173
Cet homme généreux n'avait pas fait des ingrats,
et Pierre Olivaint put voir la population entière de
Montmirail et des villages voisins se presser aux fu-
nérailles de leur bienfaiteur.
« Dans le vieux château, habitait l'aïeule octogé-
naire que tous abordaient avec vénération. L'âge n'a-
vait pas altéré ses traits réguliers, nobles, imposants,
il n'avait fait qu'ajouter à la majesté de ce beau vi-
sage.... » Ainsi parle de Mme de Doudeauville quel-
qu'un qui l'avait bien connue*. Modèle accompli des
douces vertus qui font le charme du foyer, elle avait
mérité d'être appelée dès son vivant la sainte Du-
chesse. Elle groupait autour d'elle trois générations,
parmi lesquelles la mort, en passant, avait laissé bien
des vides ^
de la fièvre, il s'épuisait à ce labeur, on le pressait de s'abstenir : « Il
n'est pas nécessaire que je me porte bien, dit-il, mais que les malheu-
reux n'attendent pas. »
1. Vie de la duchesse de Doudeauville, p. 317. (Paris, Lecoffre, 1877.)
2. Mme la duchesse de Doudeauville, descendante de Louvois, avait
épousé, en 1779, le vicomte delà Rochefoucauld-Surgères, auquel elle
apportait en dot, avec la terre de Montmirail, le duché de Doudeau-
ville. De celte union naquirent deux enfants : un fils, le vicomte Sos-
thènes de la Rochefoucauld, qui s'unit, en premières noces, à la fille
unique du duc Mathieu de Montmorency, et une fille, mariée à
M.deRastignac et morte saintementdès 1802.MmcdeH'astignac îai.ssait
une fille qui devint l'enfant chérie de son aïeule et épousa M. François
de la Rochefoucauld-Liancourt.M.Sosthènes de la Rochefoucauld-Dou-
deauville eut six enfants, dont les deux aînés, MM. Stanislas et Sosthè-
nes, eurent pour précepteur un pieux ecclésiastique, M. Dernier. D'autre
part, M.François de la Rochefoucauld-Liancourt eut trois fils: M. le duc
de la Rochefoucauld, M. le duc de la Roche-Guyon, et le comte Geor-
ges, l'élève de Pierre Olivaint. Ce dernier mourut à trente-trois ans.
En 1841, le château de Montmirail réunissait autour de la sainte du-
chesse les membres des deux familles de Doudeauville et de Liancourl.
174 PIERRE OLIVAINT.
Ses petits enfants et son arrière-petit- fils Georges
écoutaient avec avidité les récits de l'aïeule, alors
aveugle, et qui trouvait sa consolation dans cette so-
ciété charmante. « La bonne grand'mère rappelait ses
souvenirs afin de les instruire sans les ennuyer. Elle
avait beaucoup d'histoires à raconter, des histoires
de la Révolution palpitantes d'intérêt, mais dans les-
quelles elle s'effaçait toujours, pour faire ressortir ses
parents, amis et serviteurs, et surtout l'action de la
Providence. On était suspendu à ses paroles; elle en-
tremêlait son récit de réflexions courtes, mais incisi-
ves, à la portée du petit auditoire, faisant compren-
dre l'utilité de savoir se servir soi-même, d'apprendre
à se contenter de peu, et combien il importe d'être
prêt à tout événement. On l'interrompait par mille
exclamations : Vous avez vu toutes ces vilaines clio-
ses!... souffert tout cela M... »
Pierre Olivaint, en présence de cette femme vénérable
qui semblait ne plus appartenir à la terre ni au temps,
sentaitsonâmes'éleverplus facilement vers Dieu. Gom-
me les enfants, mais pour d'autres motifs, il recherchait
la conversation de Mme de Doudeauville. Celle-ci par-
lait si bien de Dieu et de ses saints ! Elle racontait avec
tant de charmes comment, s'appuyant sur une an-
cienne amitié qui avait uni au collège des Jésuites
son père, le marquis de Montmirail et Alphonse de
Liguori, elle avait autrefois écrit à ce dernier pour lui
demander ses prières, et avait reçu de lui le petit li-
vre des Visites au Saint-Sacrement, relique fidèlement
!. Vie de la duchesse de Doudeauville, p, 306»,
CHAPITRE VIII. 175
conservée. Elle aimait surtout às'enlretenir de sa mai-
son de Nazareth, fondée pour l'éducation des jeunes
filles, auprès de la vieille église de Monlléan; là, re-
posaient les restes de sa chère enfant, Mme de Rasti-
gnac. Ou bien elle faisait l'éloge de M. Legris-Duval,
ce véritable Mentor chrétien, du P. Roger, vieil ami
de la famille et saint directeur de la duchesse, dont
la mort récente (1839) avait laissé un si grand vide à
Montmirail; et plus discrètement du vénérable P. Ya-
rin, parce qu'il vivait encore. Pierre prenait d'autant
plus de plaisir à l'entendre que tout ce que disait la
sainte duchesse répondait mieux aux secrètes aspira-
rations de son cœur*.
Dans cet intérieur chrétien, le jeune précepteur ne
fut pas sans rencontrer quelques épreuves. « C'était
une peine sensible pour lui de quitter d'importantes
études pour répéter à un enfant les rudiments de la
grammaire.... Habitué à la discipline du collège, il
essayait en vain d'y astreindre son jeune élève, qu'il
écrasait un peu de sa supériorité.... Enfin, nous dit
un très-perspicace témoin, ce qu'il dut souffrir est
immense: il eut besoin pour le supporter d'être sou-
tenu par son désir de la vie religieuse et par son
amour filial ^ »
1. a L'antique manoir qui avait été honoré par le séjour prolongé de
saint Vincent de Paul, l'était alors par un futur apôtre et martyr.
M. Olivaintj précepteur de M. Georges, commençait avec une gravite
modeste et un dévouement intelligent sa belle mission auprès de la
jeunesse.... Un tel caractère avait bien vite conquis l'estime et l'admi-
ration de la pieuse duchesse, et lui-même éprouvait en sa présence le
respect que produit la sainteté. » ( Vie de Mme de Doudeauville, p. 309.)
2. Notes de Mme la duchesse Ue la Rochefoucauld-Liancourt, sur le
P. Olivaint.
176 PIERRE OLIVAINT.
Mais Pierre Olivaint sut profiter des difficultés de sa
position nouvelle pour avancer dans l'esprit de sa-
crifice et de dévouement. Il prit pour patron de ses
vaillants efforts son prédécesseur saint Vincent de Paul.
4 son exemple, pour mieux sanctifier Tâme dont il de-
vait compte à Dieu, il mit tous ses soins à se sanctifier
lui-même. Chaque soir il descendait, par un escalier
secret, du château au sanctuaire de l'église ; un saint
prêtre \ devenu son intime ami, arrivait de son côté
au pieux rendez-vous, et souvent Georges, voyant
son précepteur disparaître, courait sur sa trace et
venait s'agenouiller auprès de lui. « Leurs veilles de-
vant le Dieu du tabernacle, inconnues du monde,
donnaient aux anges le secret de leurs vertus, sur-
tout de leur inépuisable charité. Chaque fois que je
monte ou descends les degrés de cet escalier, nous
écrit M. le doyen de MontmiraiP, mon cœur est ému
à la pensée des Vincent de Paul, des Legris-Duval,
des Olivamt, qui, si souvent, quittant la chambre où
tous trois Habitèrent, descendirent et montèrent cette
échelle mystérieuse, comme les anges de Jacob. »
Parfois Pierre et son pieux ami se concertaient
pour faire ensemble Vadoration nocturne du saint
Sacrement. On les surprit, un matin, agenouillés sur
les dalles du chœur et prosternés le front contre
terre.
La ferveur qu'Olivaint puisait à la source même,
dans le cœur de Jésus-Christ, se communiquait à
1. M. ral)bé d'IIennezel, alors vicaire, plus tard curé deMontmirail.
2. M l'abbc 0. Quittât.
CHAPITRE VIII. V77
tous et particulièrement à son jeune élève. « Ses soins
pour initier mon fils à toutes sortes de bonnes œu-
vres, dit la duchesse de la Rocliefoucauld-Liancourt,
et pour lui apprendre à les pratiquer, eurent les plus
heureux résultats; ils ont fait ma joie et font mainte-
nant ma consolation. »
C'est ainsi qu'avec le concours de son élève il fonda
à Montmirail une association de jeunes gens, sous le
patronage de saint Louis de Gonzague, dont les mem-
bres, durant le mois de juin, se réunissaient chaque
soir pour chanter des cantiques et réciter des
prières.
Tous les deux aussi parvinrent, au prix de grands
effortS; à créer et à maintenir prospère une conférence
de Saint-Vincent de Paul dans cette petite ville de
2000 âmes. « Dès son début, dit Pierre 01ivaint\ elle
comptait une vingtaine de membres et visitait une
trentaine de familles. Elle a institué depuis (c'est-
à-dire dans l'intervalle d'une année) une école d'a-
dultes pour les ouvriers, qui réunit le soir quarante
élèves, dont les progrès et les dispositions les rem-
plissent de joie. »
Georges de la Rochefoucauld, nommé vice- trésorier,
prenait si bien au sérieux son titre, que la caisse
de la conférence n'était jamais vide. Quand il avait
épuisé sa bourse, il recourait à sa mère ou à son
aïeule, et Pierre Olivaint inscrivait alors à l'avoir des
1. Rapport de la Société de Sainl-Vincenl de Paul, p. 55. —Celte
Conférence fut fondée vers la un de juillet 1841, deux mois après l'ar-
rivée d'Olivaint.
178 PIERRE OLIVAINT.
pauvres « le don d'une personne qui ne veut pap
être connue, mais que ses bienfaits trahissent. »
On lit, dans l'histoire de saint Vincent de Paul, que
dans une mission qu'il donnait à Montmirail (1618),
un hérétique jusqu'alors obstiné se convertit tout à
coup, convaincu par ce simple et invincible raison-
nement : ce Je vois maintenant que le Saint-Esprit
conduit l'Église romaine, puisqu'on y prend soin de
l'instruction et du salut des pauvres villageois, et je
suis prêt à y entrer quand il vous plaira de m'y re-
cevoir. «
Pierre Olivaint et son élève renouvelèrent au
même lieu cette apologie de la foi par la charité.
Un jour que tous deux faisaient leur tournée cha-
ritable aux environs de Montmirail, ils entendirent
des gémissements sortir d'une pauvre cabane. Ils y
entrent aussitôt et s'arrêtent, profondément émus,
devant un spectacle navrant. Une malheureuse femme,
paralysée de tous les membres, était étendue sur un
grabat, dévorée par les mouches qui rem})lissaient sa
misérable demeure. Pierre se met aussitôt à l'œuvre;
aidé de Georges, il chasse ces hôtes incommodes, fait
pénétrer l'air pur et la lumière dans l'aiïreux ré-
duit, remet partout un peu d'ordre et de propreté, et
consolant affectueusement la pauvre malade, il lui
laisse les premiers secours. Durant longtemps tous
les deux continuèrent à la visiter.
Pierre Olivaint avait encore plus de compassion
des misères de l'âme que de celles du corps.
C'était vers la fin de son séjour à Montmirail. Un
jeune homme, contrôleur des contributions indirec-
CHAPITRE VIII. 179
tes, vint à tomber malade de la lièvre lypliuïde, el
au bout de quelques jours était réduit à l'extrémité.
Pierre avait eu occasion de le voir plusieurs fois et
lui avait toujours témoigné beaucoup de sympathie.
A la nouvelle du refus qu'avait essuyé le vicaire de la
paroisse qui s'était présenté pour visiter le malade,
Olivaint vole aussitôt au secours de cette âme ex-
posée à la perte éternelle. Mais à peine au seuil, il est
arrêté par la mère du mourant qui lui déclare sè-
chement qu'il est impossible de voir son fils.
«Madame, dit le charitable jeune homme, je ne de-
mande qu'à le voir un instant; c'est mon ami. —
Monsieur, je ne laisse entrer personne; je vous re-
mercie de votre visite, et Ten avertirai. — Je vous
en supplie, madame,... je ne lui dirai rien, je ne ferai
que lui serrer la main, et ce sera en votre pré-
sence. ^>
Un nouveau refus lui interdit l'entrée. Alors le sol-
liciteur, joignant les mains : « Madame, dit-il d'une
voix pleine de larmes, faut-il que je me jette à vos
genoux pour obtenir la grâce de voir un seul moment
mon pauvre ami? » Tout fut inutile, Pierre dut re-
tourner au château. Mais ses prières au pied de Tau-
tel eurent plus d'efficace que ses discours. La nuit qui
suivit cette pieuse démarche, le prêtre enfin fut ap-
pelé près du malade et put lui administrer les der-
niers sacrements.
Pendant cette longue lutte entre la mère impitoya-
ble et l'ami dévoué, une jeune fille était là, dans le
vestibule, qui voyait et entendait tout. C'est elle-
même qui naguère en fit ce récit touchant. « Je fus-
180 PIERRE OLIVAINT,
dit-elle, si émue de cette scène que je ne saurais ou-
blier jamais ces supplications, ces larmes.... Pour la
première fois je compris alors le prix d'une âme et
ce qu'un prêtre doit souffrir, lorsqu'il se voit re-
poussé à cette heure critique où se décide le sort
éternel. »
Une autre fois, Pierre apprit que le pasteur d'une
paroisse voisine, oubliant ses austères devoirs, me-
nait une vie peu édifiante. Comme il arrive presque
toujours, la rumeur populaire avait exagéré le mal,
sans que personne osât avertir ce prêtre de ce qui,
dans sa conduite, pouvait causer le scandale.
Olivaint, après avoir prié Dieu, se rendit à ce
presbytère, réclama le ministère du curé, et après
s'être confessé lui-même : « Monsieur, dit-il en se
relevant, vous venez de me rendre un service dont
je veux vous témoigner ma reconnaissance, en vous
disant la vérité. » Alors, avec une modeste franchise,
il répéta ce que le bruit public répandait d'injurieux
sur le compte de cet ecclésiastique, et celui-ci, pro-
fondément touché, lui promit d'enlever aussitôt tout
prétexte à la calomnie.
De tels faits sont vraiment dignes de la vie des
saints.
Un bon vieillard, longtemps président de la Con-
férence de Montmirail, disait naguère, les larmes aux
yeux: « Ah! quel bien M. Olivaint faisait à la paroisse
tout entière! Son départ a été une perte irrépara-
oie. »
« Quand il rencontrait de petits enfants, raconte
une sœur de Saint-Yincent de Paul, il leur donnait
CHAPITRE VIII. IB'l
un SOU à chacun, pour qu'ils fissent le signe de 'a
croix, et il profitait de l'occasion pour leur apprendre
aie bien faire et leur dire quelques bonnes paroles. »
« Plusieurs autres personnes âgées, déclare M. le
curé de Montmirail, au seul nom du P. Olivaint
qu'elles ont connu autrefois , s'accordent à dire :
« Oh! le saint jeune homme que c'était! Il menait
déjà la vie d'un jésuite, et M. Georges, à son exem-
ple, vivait comme un petit jésuite aussi. Mais M. 0\v
vaint était si modeste qu'il aurait fallu le suivre de
près pour savoir tout le bien qu'il accomplissait. »
Mais, de tous les témoignages, le plus précieux et
le plus autorisé est encore celui de Mme de la Ro-
chcfoucauId-Liancourt. « Ses progrès dans la vertu,
dit-elle, furent prompts; son abnégation devint com-
plète ; il chercha à se rapetisser, à s'humilier, à
s'anéantir. Il se soumit jusqu'à demander à un prêtre
bien au-dessous de lui comme capacité, s'il ne devait
pas s'efforcer de cacher entièrement son esprit et de
ne montrer qu'une sorte de nullité. »
Et après avoir parlé du « travail d'abnégation et
d'anéantissement qui se fit dans l'âme et le cœur du
P. Olivaint dès son entrée dans cette Compagnie
où l'on semble prendre une nouvelle naissance, j'en
fus bien frappée, ajoute- t-elle, quand je le revis à
Yaugirard après de longues années, et encore davan-
tage, quand je le retrouvai à la rue de Sèvres. Il était
mille fois meilleur encore, plus doux, plus suave,
plus compatissant, plus lumineux; toutes ses qua-
lités semblaient avoir acquis un degré supérieur
Hélas! la récompense ne fut que trop prompte! »
182 PIERRE OLIVAINT.
Avant de mourir, la duchesse, désirant perpétuer
par un symbole expressif, le témoignage de sa reli-
gieuse estime, fit placer, dans la chambre réservée
depuis deux siècles aux précepteurs, pour faire pen-
dant au portrait de saint Vincent de Paul, le portrait
du l\ Olivaint.
Telle était la vie édifiante du jeune précepteur au
château de Montmirail. Quand l'hiver le ramenait avec
8on élève à Paris, il y continuait son humble vie de
travail et de dévouement. Chaque semaine il condui-
sait Georges à l'hôpital Necker, et tous deux parcou-
raient la salle des blessés pour y distribuer des con-
solations et des secours. Souvent ils dirigeaient leur
promenade vers l'hospice des Frères de Saint-Jean
de Dieu, dont la famille de la Rochefoucauld était la
providence, ou vers quelque patronage de jeunes ou-
vriers.
Ainsi, à la ville comme à la campagne, le maître et
le disciple consacraient ensemble plusieurs heures du
jour à la piété, à l'étude, à la charité.
Au mois de septembre 1842, Pierre Olivaint profita
d'un séjour de quelques semaines à Paris pour affron-
ter le concours d'agrégation, épreuve difficile que sa
santé longtemps chancelante l'avait contraint d'a-
journer*.
1. On sait que le concours d'agrégation se fait entre les candidats
déjà munis du diplôme de licenciés pour obtenir une chaire dans les
premiers lycées de TÉlat. L'agrégation spéciale d'histoire consistait
alors en trois compositions écrites (histoire ancienne et moderne, géo-
graphie comparée) et en des épreuves orales, prolongées durant plu-
sieurs jours ; les épreuves consistaient à faire, après quelques heures
de préparation, une leçon sur le sujet proposé et à répondre à toute*
CHAPITRE VIIT. 183
Bien qu'il fût dès lors résolu à quitter l'Université
pour embrasser la vie religieuse, il lui parut bon de
se munir d'un diplôme qui pourrait plus tard, dans
l'enseignement libre, avoir quelque utilité.
La préparation immédiate de cet examen lui imposa
le plus rude labeur. « Je le vois encore, raconte un
ami qui lui donnait l'hospitalité au collège Stanislas,
— je le vois encore rédigeant sa leçon sur Grégoire
VII, avec ses notes en colonne, d'une écriture cou-
rante et abrégée, sorte de sténographie appropriée h
sa rapide conception. La nuit qui précéda l'épreuve,
il resta seul, de longues heures, acharné à ce travail
très-pénible, mais très-bon et Irès-opportun. «
Grégoire VII ! Il y avait bien quelque chose de
providentiel dans le prétendu hasard qui lui assignait
un tel sujet à traiter, devant un auditoire d'élite, dans
une circonstance aussi solennelle. Dès l'École nor-
male, Pierre Olivaint s'était épris d'une vive admi-
ration pour ce puissant réformateur de l'Église, ce
défenseur intrépide des droits du Saint-Siège contre
les usurpations des Césars allemands. L'éloge de l'il-
lustre pontife, prononcé par un professeur de l'Uni-
versité en pleine Sorbonne, allait être, dans sa bouche,
une profession de foi d'autant plus formelle, que l'ad-
versaire qui, la leçon terminée, devait argumenter en
sens contraire, était un protestant genevois, homme
de talent et d'une conviction ardente*.
les difficultés produites soit par les autres concurrents, soit par les
juges du concours. Cet examen particulièrement sévère décide du sort
des candidats et du rang assigné aux nouveaux agrégés.
l. M. Bonnet, qui depuis s'est fait un nom dans son parti, surtout
4- PIERRE OLIVAINT.
Olivaint avait lu et soigneusement analysé les
principaux monuments que l'érudition moderne a
multipliés au sujet du grand pape; mais il avait
insisté de préférence sur les témoignages des histo-
riens protestants, tels que Eichorn, Raumer, Voigt, etc.
Le concours eut lieu sous la présidence de M. Saint-
Marc Girardin ; l'auditoire était relativement nom-
breux et très-attentif. Après que Pierre Olivaint eut
brillamment développé sa thèse, l'antagoniste porta
aussitôt ses coups sur le point qui offensait plus
particulièrement ses préjugés protestants, le célibat
ecclésiastique. Mais le champion de l'Église romaine
défendit l'honneur du sacerdoce avec tant de savoir,
de vigueur, d'à-propos et d'éloquence, que M. Saint-
Marc Girardin, se faisant l'interprète de tous, mit fin
aux débats par cet éloge : « Monsieur, lui dit-il, ce
serait abuser de vous que de vous laisser parler da-
vantage. Nous venons d'entendre la vertu plaider la
cause de la vertu. »
Pierre, reçu le premier à l'agrégation d'histoire, se
réjouit humblement d'un succès qui tournait à la
gloire de Dieu et de son vicaire. Mais loin de s'en-
dormir sur ses lauriers, il songea un instant à subir
une nouvelle épreuve, et à passer sa thèse de doc-
teur es lettres.
Dès le 14 novembre il écrivait à son ami Henri :
« Je te remercie, mon cher ami, d'avoir reçu avec tant
de joie et de bonne amitié les nouvelles de mon con-
par la publication des lettres de Calvin; et ses écrits à la louange du
prétendu réformateur.
CHAPITRE VIII. 185
cours. Je songe, il est vrai, au doctorat; mais je ne
suis pas encore fixé sur le sujet que je traiterai. J'ai
pensé à Bessarion et au concile de Florence; à saint
Justin le philosophe, à saint Grégoire le Grand, à saint
Vincent de Lérins; peut-être m'arrêterai-je à saint
Justin pour la grande thèse. Tu m'as bien souvent
donné de bons avis ; je te demande encore si tu n'au-
rais pas à l'esprit quelque belle question qui pourrait
me convenir et mettre fin âmes incertitudes. Tu com-
prends que je cherche à développer quelque vérité
catholique. »
Puis, faisant allusion à la mort récente de l'infor-
tuné Théodore JoufTroy, que lui racontait son ami :
« Je juge facilement par ta lettre, poursuivait-il, que
tu es toujours bon chrétien. Pour moi, mon cher
ami, je ne suis pas devenu philosophe. Depuis que
j'ai eu le bonheur de revenir à Dieu, et tu as bien
contribué pour quelque chose à ce retour, il me
semble que j'ai été comme un wagon qui a trouvé les
'i^ails et que rien n'arrête plus. »
CHAPITRE IX
L'attrait do la persécution. — Entrée de Pierre Olivainl
dans la Compagnie de Jésus.
Tandis que Pierre Olivaint, par la prière, le travail
et le dévouement, achevait, dans le monde, l'appren-
tissage de la vie religieuse, la guerre contre l'Église,
un moment assoupie, se rallumait de toutes parts
avec plus d'acharnement que jamais. On ne pardon-
nait pas aux catholiques de revendiquer la liberté de
l'enseignement, et par tous les moyens on s'efYorçait
d'étouffer leurs réclamations importunes.
Un mot d'ordre fut donné, qui parcourut aussitôt
la France entière; il ne fut bruit partout que des
empiétements du clergé et des dangers que les évê-
ques faisaient courir à la société moderne. Les jou
naux se remplirent de diatribes contre le parti-
prêtrej et bientôt, comme il arrive presque toujours,
un seul cri résuma toutes les calomnies et toutes les
colères : les Jésuites hors la loi !
« Lancer le nom des Jésuites à travers ces débats,
CHAPITRE IX. 187
le faire rcleiitir avec éclat dans les chaires de rensei-
gnement officiel et dans la presse révolutionnaire,
braquer ses batteries sur un seul corps pour attein-
dre l'Église elle-même sans trop de risque et de
scandale, c'était le fait d'une liabileté vulgaire que
nos ennemis ont rarement dédaignée et qui leur a
souvent réussi. Par là on réveillait les haines assou-
pies des plus mauvais jours de la Restauration, on
obsédait de mille fantômes les imaginations voltai-
riennes, on réchauffait le zèle du Gallicanisme par-
lementaire ^ ^
Mais par là aussi on indignait les cœurs généreux
cl on les poussait à prendre parti pour les persé-
cutés.
Pierre Olivaint connaissait les Jésuites ; il connais-
sait également leurs ennemis. Depuis longtemps il
fréquentait cette maison de la rue des Postes, dénon-
cée aux fureurs populaires, comme naguère Mont-
rouge et Saint- Acheul ^ D'intimes relations l'unis-
saient avec « ces moines » dont un 'ettré délicat
disait : « Qu'ai-je affaire de vos vertus, si vous m'ap-
portez la peste * ?.... » Son nom sans doute avait été
plus d'une fois écrit sur le carnet des espions payés
pour s'introduire furtivement dans l'église ou dans
les parloirs et signaler les personnes qu'ils y ren-
contraient.
1. Le P. Cil Daniel, Lettre à M. Guizot sur un chapitre de ses Mé-
moires.
2. La Revue de Paris (7 septembre 1843) publia un long et calom-
nieux article, intitulé : La maison de la rue des Postes.
3. Journal des Débats. 10 mars 1845.
17
188 PIERRE OLIVAINT.
Plus on prodiguait l'insulte à ceux qu'il aimait, et
plus il sentait croître sa sympathie pour eux.
Certains procédés odieux révoltaient sa délicatesse.
N'avait-on pas proposé aux élèves de Cliarlemagne,
son collège, pour sujet de plaidoyer: Arnauld atta-
quant les Jésuites et défendant V Université^ éternelle
déclamation à laquelle s'exercent encore aujourd'hui
les rhétoriciens et les stagiaires ! Le palais Mazarin
retentissait de discours académiques où la justice et
la vérité n'étaient pas moins outragées que dans les
chroniques et les feuilletons ^ Le Juif Errant enri-
chissait scandaleusement un romancier et des jour-
nalistes. Au Collège de France, Quinet et Michelet
rivalisaient de zèle et d'hahiletè pour travestir l'his-
toire et les règles de la Compagnie de Jésus. Une
jeunesse passionnée se donnait rendez-vous au pied
de leur chaire, la plupart venant applaudir, quelques-
uns protester.
Durant l'hiver de 1843, Pierre Olivaintqui habitait
Paris avec son élève, eut souvent l'occasion d'assister
aux scènes tumultueuses auxquelles donnaient lieu
périodiquement les leçons des deux professeurs. Un
jour, racontait-il plus tard, Quinet devait faire scan-
dale, à propos de l'inquisition d'Espagne; il l'avait
annoncé, et les auditeurs s'apprêtaient à saisir, dans
l'histoire du passé, de malignes allusions aux que-
relles présentes. Avertis de ce qui se tramait, Pierre
1. Deux fois en six mois les Jésuites servirent de thème aux ampli-
fications littéraires d'illustres académiciens : le 30 juin I84Î, c'était
M. Villemain, le 8 décembre de lamêmeannée, M. Mignet, qui faisaient
preuve de ce facile courage.
CHAPITRE IX. 189
et quelques autres jeunes gens courageux parvinrent
à prendre place au premier banc de ramphithéàtre,
en face de l'orateur. Silencieux et graves, ils n'enten-
daient d'ailleurs protester que par leur présence et
leur attitude déterminée. C'en fut assez ; à leur vue,
Quinet, qui les connaissait pour la plupart, resta
quelques instants sans mot dire ; puis, il tira de sa
poche une leçon de rechange, préparée à tout événe-
ment, une leçon bien sage , tout à fait inoffensive
sur Christophe Colomb. — « Voilà donc, disait Pierre
Olivaint à ses amis, sur le seuil du Collège de France,
voilà donc la bravoure et la conviction de ces
hommes ! Pour les déconcerter, il suffit que quel-
ques catholiques se présentent le front haut devant
eux ! »
A mesure que la lutte devenait plus vive, Pierre
Olivaint s'y mêlait avec plus d'ardeur.
Les défenseurs du bon droit dans les rangs des-
quels il prenait place, n'avaient, il est vrai, pour eux
ni le nombre, ni la faveur des puissants, ni les applau-
dissements de la foule. D'autre part, il se rencontrait
pour blâmer ce qu'on appelait leur zèle indiscret,
des hommes d'une prudence excessive, prêts à faire
la pai't du feu pour sauver la maison, à jeter Jonas
à la mer pour apaiser la tempête, à sacrifier en un
mot les Jésuites, sous prétexte de ne pas compro-
mettre dans leur impopularité les autres religieux,
le clergé, l'Église elle-même.
Pierre estima plus sages et plus généreux les chré-
tiens qui, suivant l'exemple des évêques, soutenaient
deleur sympathie le bataillon posté à l'avant-garde.En
190 PIERRE OLIVAINT.
toute rencontre il prit parti pour la Compagnie de Jésus
persécutée ; il étudia de plus près son histoire, pour
y trouver des armes contre la calomnie; il s'identifia
peu à peu avec elle, heureux d'avoir part aux outra-
ges qu'elle supportait avec joie pour le nom de Jésus.
Bientôt, il se sentit pressé par ce mystérieux attrait
des âmes fortes pour les bonnes causes trahies et
un moment perdues. — ^c Peut-être la persécution
vous attend, avait-il écrit au P. Lacordaire dès 1839,
et je ne soulîrirai pas avec vous. » La persécution
sévissait d'un autre côté, et il se retournait vers elle,
et qui sait s'il n'entrevoyait pas au delà, comme un
but possible et désiré, le martyre?
Combien de vocations datent du môme temps et
s'expliquent par la même cause ! « Il y avait quelque
chose dans l'air, nous écrit un ami d'Olivaint qui
marcha peu après sur sa trace ; c'était comme un
courant d'attraction vers la Compagnie de Jésus.
Et qu'est-ce donc qui s'éveillait en nous'^ L'attrait de
la persécution dirigée contre elle. A cette grande pen-
sée, voler à la défense de l'Église et de la France en
péril, s'unissait dans nos cœurs le désir ardent de
consoler ceux qui souiïraient pour la justice, de les
consoler par la plus significative des adhésions, en
confondant notre destinée avec la leur et en vouant
au service de la cause sainte qu'ils défendaient
notre vie et nos personnes. >^
11 ne nous est malheureusement pas donné de suivre,
dans l'âme d'Olivaint, les progrès de cette détermi-
nation généreuse, pas plus que nous ne pouvons
marquer l'instant précis où elle avait pris naissance.
CHAPITRE IX. 191
Presque nen dans ses notes intimes ou dans sa cor-
respondance ne nous révèle les phases de ce travail
intérieur qui se poursuivit pendant quatre années
environ. Il n'en reste pas moins certain que le motif
principal de son choix fut bien celui qu'on nous
signale : Vallrait de la persécution^ la passion du
dévouement, cette sainte folie qui « nous fait prendre
à faveur extrême et singulier honneur les affronts,
les calomnies, vitupères et opprobres que le monde
nous fait, et quitter, renoncer, rejeter toute autre
gloire, sinon celle qui procède du bien-aimé cru-
cifix ^ »
Peu après son entrée dans la Compagnie de Jésus,
Pierre écrivait à un intime confident ; « C'est ici le
poste à tenir, puisqu'il est attaqué de la sorte. Nos
adversaires, en y portant leurs grands coups, nous
indiquent eux-mêmes l'endroit à défendre : cest le
camp d'Israël. »
Il s'engagea donc volontaire, par vaillance de cœur,
et dans le même sentiment héroïque dont il fut,
vingt-cinq ans plus tard, la glorieuse victime.
C'est ce qu'atteste encore la lettre suivante adressée,
au mois de janvier 1845, à un ancien élève de l'École
normale, alors au noviciat. Ce message était confié à
un autre camarade d'école, proche parent de Pierre
Olivaint, et qui parlait a t>oii tou*-
« Mon cher Frère,
ce Encore un normalien qui prend la fuite ! Pir**,
1. Saint François de Sales Traité de icmour de Dieu, livre Al,
Ichap. XIX.
192 PIERRE OLIVAINT.
qui te polie ma lettre, est bien heureux d'avoir déjà
pu te suivre. Tu as choisi la bonne part et depuis
longtemps tu me fais envie. Mais bientôt peut-être il
me sera aussi donné de prendre le même chemin. Ma
seule pensée, mon seul désir, depuis bien des années
déjà, c'est de me consacrer tout à Dieu, et il me semble
que la haine dont les Jésuites sont Vohjet^ au lieu de
m'effrayer^ excite mon ambition et mon courage. Prie
pour moi, mon cher ami, afin que bientôt la liberté
me soit rendue, afin que je devienne un bon et fidèle
religieux et, s'il plaît à Dieu, un fervent Jésuite.
« J'ai bien des excuses à te faire. J'ai laissé autre-
fois sans réponse une lettre bien bonne et bien affec-
tueuse que tu m'avais écrite quand j'étais à Gre-
noble. Je ne sais vraiment plus maintenant pourquoi
je ne t'ai point répondu, mais ce que je sais, c'est que
ce n'était pas indifférence à ton égard. Le souvenir
que j'ai emporté de toi en quittant l'École m'a tou-
jours été précieux, et j'ai senti que je t'aimais encore
davantage, quand, cédant à la grâce, tu as pris le
chemin de Saint-Acheul et d'ïsscnheim. Attire-moi,
mon cher ami, par tes vœux et tes prières; que nous
soyons encore à l'école ensemble, mais cette fois à
l'école de l'humilité et de l'obéissance, de la pau-
vreté évangélique , de la chasteté bienheureuse,
de la charité et du zôle qui font les aputres. Le bon
Dieu nous a fait trop de grâces dans la première école
eii nous nous sommes rencontrés, pour ne pas nous
où accorder de nouvelles et de plus précieuses dans
ce saint noviciat où nous devons l'avoir lui-même
pour Maître. Que nos anciens amis deviennent, s'ils
CHAPITRE IX. 193
le veulent OU s'ils le peuvent, professeurs de facultés,
recteurs môme et grands mandarins; pour nous,
serviteurs de Jésus-Christ, au milieu des fatigues cl
des souffrances, sous le poids des opprobres dont fut
abreuvé le Sauveur et qu'on n'épargne point à ceux
qui osent encore porter son Nom, nous n'aurons rien
à leur envier; et peut-être, à son dernier jour, plus
d'un d'entre eux appellera le pauvre jésuite pour lui
demander le bonheur, la paix et la réconciliation
avec Dieu. J'ai pensé plus d'une fois, mon cher ami, à
saint François Xavier apprenant à ces docteurs super-
bes qu'il avait laissés en Europe, combien le joug du
Seigneur est doux, combien il vaut mieux s'attacher
à son service que de vivre pour soi-même dans les
joies coupables de l'égoïsmc et de l'orgueil.
« Prie donc pour moi, mon cher Ch.... Un mot
d'encouragement de ta part me ferait du bien. Notre
ami Ph. .. te dira où en sont mes affaires.
« Si nous nous mettions tous à prier de tout notre
cœur nous parviendrions peut-être à gagner Pitard.
<?■ Tout à toi de cœur, in corde Jesu.
« Olivaint. 3
La grande et définitive résolution que Pierre avait
prise le rejetait au milieu des mômes difficultés qui
l'avaient arrêté une première fois. Comment parvien-
drait-il à vaincre les résistances et les pleurs de sa
mère? Sans doute, trois années de travail et de sacri-
fice avaient payé sa rançon ; l'éducation de Georges
de la Rochefoucauld s'achevait et laissait le précep-
teur libre de tout autre lien que de celui de sa ten-
194 PIERRE OLIVAINT.
dresse filiale. Grâce à lui, sa famille était désormais
à l'abri de la pauvreté; ce devoir d'un bon cœur
avait été admirablement rempli.
Malgré tout, une lutte cruelle se livra dans son
âme entre son amour pour sa mère et son amour
plus grand pour Dieu !
Ce furent encore et à plusieurs reprises des scènes
douloureuses qui rappelaient ce que saint Jean Chry-
sostome a raconté de lui-même, quand sa mère l'en-
chaînait dans ses bras et le retenait captif sur son
sein*. Mme Olivaint ne comprenant rien encore à a
magnanime détermination de son enfant, pleuiaif^
suppliait, s'indignait.... Pierre, comme il disait à ses
confidents, tâchait de la préparer un peu. laissant
pressentir son dessein, plutôt qu'il ne s'en ouvrait
entièrement. Mais il n'était pas, humainement par-
lant, de préparation possible. Un digne ami de la
famille, M. Douillet, mal inspiré par une affection
pourtant bien sincère, combattait de nouveau pour
la mère contre le fils. Il avait même imaginé un ex-
pédient pour tout concilier : « Si vous voulez abso-
lument entrer dans les ordres, mon ami, disait-il à
Pierre, que ne restez-vous du moins dans l'Univer-
sité comme M. B***?... » C'était un ancien diacre qui
avait repris la vie laïque.
Loin de nous la pensée de censurer avec rigueur
les résistances d'une mère inconsolable. Voir de
l.Elemm ubi ilta suhodorata est id me consilii inire,... xn lacry-
mavum faciles prorupit, verba etiamnum adjiciens. qiise me plus
lacrxjmis illis omnibus ad miser icordiam pcrtrahercnt.... {DeSacer-
iotio, lib. I.)
CHAPITRE IX. 195
belles espérances, longfomps nourries, s'évanouir
soudain, perdre un fils affectueux, assidu, prévenant:
une telle perspective irritait une âme que la foi
n'éclairait qu'imparfaitement encore. Abraham, pour
obéir i\ l'ordre divin, eût immolé son fils; mais cet
héroïsme, au dire du poëte.
Dieu ne l'aurait jamais exigé d'une mère.
Le poëte oubliait que Jésus-Christ l'imposa lui-même
à sa propre mère au pied de la croix.
Un jour viendra que Mme Olivaint comprendra
mieux ce touchant mystère, et, pour l'amour de Dieu,
sacrifiera son fils, comme Marie sacrifiait Jésus;
alors elle verra que toute chose tourne au profit de
ceux qui acquiescent généreusement à la divine vo~
lonté. Ce fils qu'elle croyait perdu, n'aura jamais été
plus tendre, ni plus efficacement dévoué ; jamais il
n'aura mieux été la providence sensible de sa mère
qu'après la séparation douloureuse; il restera jus-
qu'à la fin la consolation de ses vieux jours et appa-
raîtra près du lit de la mourante comme l'ange des
espérances immortelles.
Ceux qui disent, comme Pierre Olivaint : J'ai
pris Jésus pour mes parents\ savent bien que leurs
parents sont dès lors adoptés par Jésus. Avant de
mourir au monde, ils imitent le divin Crucifié qui
confiait sa mère à saint Jean ; ils remettent leur fa-
mille aux mains de Dieu, et Dieu daigne les accueillir
en répétant la suave parole de l'Évangile : « Voil;\
1. Journal des Retraites, t. I", p. 211.
18
196 PIERRE OLIVAINT.
donc ma mère, et mon frère, et ma sœur*. « Ainsi se
confondent et se complètent les deux amours qui
semblaient se combattre, l'amour naturel des parents
et l'amour surnaturel du Père céleste. Rien n'est sa-
crifié de ce qui est légitime ; tout est sanctifié dans
cet holocauste de la piété filiale.
Pierre Olivaint, impuissant à faire pénétrer de
telles pensées dans le cœur violemment troublé de sa
mère, lui prodiguait les effusions de sa tendresse et
revenait même pour la consoler à des ébats et à des
caresses d'enfant. « H faut cela à ma pauvre mère, »
disait-il à ses amis, un peu étonnés des scènes char-
mantes et naïves dont ils étaient parfois témoins. On
aurait pu lui répondre : Il vous le faut à vous-même.
« Son cœur, en effet, écrit un de ses intimes, s'échap-
pait tout entier par ce seul côté : c'était vraiment un
cœur de petit enfant pour sa mère. »
Et ce cœur aimant souffrait une peine indicible.
Chaque plainte, chaque cri de douleur qu'arrachait
la vague menace d'un prochain départ, lui faisait une
cruelle blessure; mais il ne faiblissait pas. Déjà il
éprouvait ce double sentiment si bien exprimé plus
tard : « Comme je ne comprendrais pas mon amour
pour ma mère, si je n'étais prêt à tout souffrir pour
elle! Et je prétendrais, sans la souffrance, prouver
mon amour à Dieu ^ ?
Enfin le consentement maternel fut arraché, et
Pierre, tout en compatissant à la douleur de celle
1. Luc, vin, 21.
2. Journal des Retraites, 1. 1*% p. 203,
CHAPITRE JX. 197
qu'il chérissait tant, ne put néanmoins dissimuler sa
joie.
C'était vers la fin de l'année 1844 ; il se disposa dès
lors au départ et ne fit plus mystère de sa grande dé-
termination. « Au moment de dire adieu à ses amis,
à ses vieux amis, » il voulut leur laisser de bons con-
seils et d'afi'ectueux souvenirs. Il écrivait à l'un d'eux;
« Je t'envoie une petite image de saint Stanislas, avec
une des paroles les plus simples et les plus tou-
chantes de l'Évangile : Si scires dorium Dei^l Je t'en
prie, mon cher ami, lis ce beau chapitre de l'Évan-
gile. C'est un de ceux assurément dont « la simpli-
cité parle le plus au cœur, » selon la parole de Rous-
seau, et où la divinité du Sauveur se fait le plus
délicieusement sentir. Si scires donum Deil... Que
de vœux je forme pour toi en redisant celte parole I
Puisses-tu me dire bientôt comme les hommes de
Samarie à la Samaritaine : Jam non propter loqiie-
lam luara credimus; ipsi enim audivimus et scimus
quia hic est vere Salvator mundi\ Ah ! si tu pouvais
encore lire, mais à genoux, mais en priant, le vi« et
le xv« chapitre de saint Jean, par exemple.... Si scires
donum Deif...
« Je ne pourrai t'aller voir demain soir. Je le re-
grette bien, puisque c'était pour moi une occasion
1. Si vous connaissiet le don de Dieu! C'est ce que disait Nolrc-Sei-
gncur à la Samaritaine, dont saint Jean raconte la ravissante histoire,
au chapitre iv de son Évangile.
2. « Désormais ce n'est plus sur votre parole que nous croyons; car
nous l'avons nous-mêmes entendu, et nous savons que Celui-ci est
vraiment le Sauveur 4u monde. •
198 PIERRE OLIVAINT.
de voir aussi ma chère et bonne petite mère. Dis-lui
bien que j'en suis très-fàché, parce que je l'aime de
tout mon cœur.. . Mais dimanche prochain m'irait
assez, pour une petite réunion comme la petite mère
le désirait. Il y aura sans doute moyen d'arranger
les choses de manière qu'après déjeuner je puisse
aller à Notre-Dame entendre le P. de Ravignan. Si
cependant, pour faire ce plaisir à ma mère et à toi,
il fallait manquer la conférence, je ne demande pas
mieux. Mets-toi donc, bien cher ami, tout à ton
aise.
« J'ajoute à Timage de saint Stanislas deux petites
prières que je te conjure de mettre aussi dans ton
livre et de dire quelquefois à mon intention, comme
aussi pour le salut de ton âme : l'une, le Memorare,
est celle que Ratisbonne avait consenti à dire à la
sollicitation de M. de Bussières, et tu sais par quelle
grâce il a été récompensé de cet acte de bonne vo-
lonté ; l'autre, est le Suscipe de saint Ignace, admi-
rable consécration de l'être tout entier à son Sei-
gneur et à son Dieu : c'est en quelque sorte ma
prière favorite et je la dis je ne sais combien de fois
chaque jour. Je la confie, ainsi que le Memorare, à
la mémoire de ton cœur, à ton amitié pour moi, à
ton amour pour Dieu, à ta bonne volonté, à ta foi
naissante. C'est que je crois à ce que dit saint Tho-
mas : que Dieu, plutôt que de permettre la perte de
l'homme de bonne volonté, lui enverrait un de ses
anges. Puisse la jeune fille qui t'est destinée venir à
toi comme un ange de Dieu !
u Tout à toi, bien cher petit ami, tout à toi; je
CHAPITRE IX. 199
t'embrasse de tout mon cœur en Jésus-Christ, l'ami
(les amis, le maître des maîtres. »
Plus approchait l'heure de la séparation, plus les
parents et les amis de Pierre Olivaint lui témoi-
gnaient leur vive inquiétude. Jamais, en effet, les
Jésuites n'avaient été plus violemment attaqués. Le
célèbre procès d'Affnaer était l'objet des plus odieux
commentaires, et cet habile escroc, convaincu d'avoir
indignement volé ses bienfaiteurs, devenait le pro-
tégé des ennemis de la Compagnie de Jésus, leur
aUié et leur héros ^ Olivaint suivit avec un vif intérêt
les péripéties de cette affaire. A plusieurs reprises, par
des billets que nous avons sous les yeux, il sollicita la
faveur d'assister, avec Georges de la Rochefoucauld,
aux débats qui allaient se dérouler devant la Cour
d'assises'. Le voleur patronné par la presse révolu-
1. Jean-Bapliste Affnaer, Belge de naissance, condamné pour ban-
queroute frauduleuse dans son propre pays, vint à Paris chercher for-
lune. Sa famille était fort honorable ; il dissimula ses nombreux méfaits,
mil en avant le nom de parents dont il était la honte, et fut reçu par
charité à la maison de la rue des Postes. Abusant de la confiance du Pro-
cureur, il enleva l'argent destiné aux Missions et se sauva en Angle-
terre. Revenu à Paris au mois de juin 1844, il trouva jusqu'à des apo-
logistes de son vol. Mais il n'en fut pas moins jugé, flétri et condamné
les 8 et 9 avril 1845.
2. « Le procès d'Afînaer, celui qui a volé les Jésuites, arrive bientôt.
Je m'adresse à toi pour que tu me procures le moyen d'y assister avec
Georges. » — a Je regrette bien, cher ami, que tu ne sois plus rédac
leur de la Gazette des tribunaux; car je sais que tu aimes la justice
avant toute chose et tu n'aurais pas cherché à faire du scandale
comme d'autres n'y manqueront pas. » — a L'affaire vient jeudi pro-
chain, elle durera deux jours. Je me recommande à toi pour deux
places et pour deux jours. » - « J'espérais te prendre au saut du lit;
mais tu es encore plus leste que moi. J'étais au cours ce matin, pour
18*
200 PIERRE OLIVAINT.
tionnaire, « au lieu de courber la tête sous le poids
de la honte, la relevait avec assurance; au lieu de se
défendre, il attaquait ceux qu'il avait audacieusement
dépouillés'. »
Cependant le jury fut équitable et la justice frappa
le coupable; « AfTnaer resta sous le poids de sa honte,
de sa fourberie et de son crime ^ »
Les ennemis de la Compagnie de Jésus n'en conti-
nuèrent pas moins leurs iniques poursuites. Les
magistrats s'étaient montrés justes ; les hommes poli-
tiques ne le furent pas. Cinq jours seulement après
la condamnation d'Alfnaer, M. Cousin reprenait, à la
Chambre des Pairs, le môme thème d'accusations ba-
nales que le criminel avait en vain fait valoir au Pa-
lais de justice.
Il avait la même excuse, c'était un moyen de dé-
fense. Des cathoUques marseillais venaient, dans une
pétition courageuse, de dénoncer au pays l'enseigne-
ment impie du Collège de France. M. Cousin, par une
habile diversion, porta la guerre sur un autre ter-
rain. « Je ne sais pas bien ce qui se passe au Collège
de France, dit-il, mais ce qui frappe les yeux, c'est
qu'à quelques pas a lieu une violation flagrante et
permanente des lois existantes.... il est notoire qu'une
fameuse Congrégation.... » Et après avoir demandé
la proscription de ces religieux parmi lesiiuels était
Xavier de Ravignan, l'orateur achevait sa période par
te prier de me faire entrer demain au procès Aflnaer. Vctre palais est
un vrai dédale.... »
1. Réquisitoire de M. l'avocat général do Tliorigny.
2. iléquisitoirc de M. l'avocat généra!.
CHAPITRE IX. 201
ce mot qui fit sourire la noble assemblée : ^t 11 m'en
arrivera ce qui pourra' ! »
Ces dénonciations passionnées indignaient Oli-
vaint; il était impatient de protester soJenneJlcmenl
contre elles, et de mériter ce nom de transfuge que
les ennemis de l'Église lui iniligcrent pour avoir
passé sous l'étendard de Dieu.
Les interpellations de M. Thiers sur la question
religieuse, c'est-à-dire contre les Jésuites, étaient
fixées aux premiers jours de mai (1845). Amis et enne-
mis s'accordaient à croire que la Chambre des Dépu-
tés voterait la proscription et que le ministère obéi-
rait docilement aux injonctions de la majorité. C'était
donc, à brève échéance, l'exil pour la Compagnie de
Jésus et toutes les épreuves qu'il entraîne; c'était la
persécution légale, la pire de toutes, avec un long
cortège de vexations mesquines, humiliantes, plus
difficiles à supporter que les insultes de la populace
et les violences brutales de l'émeute.
L'heure parut à Pierre Olivaint bien choisie pour
donner à la démarche qu'il méditait toute sa signifi-
cation. Il rendit visite au R. P. Provincial^ et au
P. de Ravignan, et les pria de fixer avec lui son dé-
part au V mai, veille du jour où l'orage parlemen-
taire, qui grondait depuis longtemps, devait éclater
sur la Compagnie de Jésus.
Certes, il y avait quelque noblesse et quelque fierté
dans ce départ, pour une telle destination, à pareil
1. Chambre des Pairs, séance du 14 avril 1845.
2. Le R. P. Rubillon, aujourd'hui assistant de France-
202 PIERRE OLIVAINT.
jour! N'était-ce pas le défi d'un cœur honnête jeté aux
persécuteurs, mieux encore, la profession d'une foi
inébranlable aux promesses de Celui qui a dit :
« Bienheureux serez-vous quand ils vous maudi-
ront, quand ils vous persécuteront, quand ils di-
ront de vous, dans leurs discours menteurs, tout le
mal possible, à cause de moi : réjouissez-vous alors,
soyez dans l'allégresse, parce que votre récompense
est riche dans les cieux. Aussi bien, c'est ainsi qu'ils
ont persécuté les prophètes qui furent avant vous*. »
Fort de cette confiance, Pierre ne redoutait pas
l'exil; il s'y exposait même avec joie.
Naguère il avait lu avec émotion ces paroles du
grand convertisseur de Notre-Dame : « Que si je de-
vais succomber dans la lutte, avant de secouer sur le
sol qui m'a vu naître la poussière de mes pas, j'irais
m'asseoir une dernière fois au pied de la chaire de
Notre-Dame. Et là, portant en moi-même l'impéris-
sable témoignage de l'équité méconnue, je plaindrais
ma patrie, je durais avec tristesse : Il y eut un jour
où la vérité fut dite, une voix la proclama et justice
ne fut pas faite; le cœur manqua pour la faire ^... »
En venant bravement se ranger parmi ceux aux-
quels on la déniait, Pierre entendait rempHr jusqu'au
bout le devoir d'un homme de cœur.
Avant de partir, la reconnaissance l'amena au pied
de l'autel miraculeux de Notre-Dame des Victoires.
Il y vint avec plusieurs amis, dont quelques-uns
1. Matt.^iv, 11, 12.
2. De l'existence et de VInstiliU des Jésuites, vers la fin.
CHAPITRE IX. 203
allaient être ses frères d'armes. Ainsi saint Ignace de
Loyola avait visité la Vierge de Montserrat avant de
se rendre à Manrèse.
Le souvenir de celte dernière visite nous a été
transmis par Pierre Olivaint lui-même. Huit ans plus
tard, débutant à Paris dans le ministère de la prédi-
cation, il profita d'un sermon donné à Notre-Dame
des Victoires, au commencement de la station du
Çaréme, pour proclamer bien baut sa gratitude filiale
envers Marie.
« 0 Mère admirable, c'est un besoin pour mon cœur
de le proclamer devant vos enfants : combien ne
vous dois-je pas moi-même! Ne suis-je pas de ceux
que vous avez ressuscites*?... Il y a huit ans déjà,
moi aussi, un des habitués de votre pieux sanctuaire,
j'ai entendu l'appel de Dieu. Quel bonheur j'éprou-
vais à me trouver le soir au milieu de vos enfants !
Là se formait, se développait la vocation dans mon
cœur. Enfin, jour à jamais béni ! je suis venu au pied
de cet autel, communier avec quelques amis.... C'était
pour prendre vos ordres, ô ma Mère; c'était pour
m'enrôler sous la bannière de Jésus. Et voilà que
maintenant, presque au début de mon ministère,
sans tenir compte de ma faiblesse et de ma misère,
vous me donnez la parole dans votre sanctuaire....
Que votre nom soit à jamais béni ! Encore une fois je
ne veux être que l'instrument de vos miséricordes. »
Le matin du l'^'^mai, Pierre Olivaint se rendit à la
maison de la rue des Postes pour demander une der-
1. Le sujet du sermon était la Résurrection de Lazare.
204 PIERRE OLIVAINT.
nière bénédiction. Durant la nuit, on avait collé sur
la grande porte deux affiches que M. Michelet, logé
dans la maison voisine, avait pu lire lui-même. L'une
d'elles portait : ^c Mort aux Jésuites ! Mort à ceux qui
veulent s'élever contre l'Université! » et l'autre :
K II faut un exemple! Avant huit jours, ils rôtiront,
on leur fera gagner le ciel par le martyre. »
Le martyre! ï^ierre rêvait peut-être d'aller le cher-
cher en Chine; il aurait cru téméraire de l'espérer
à Paris. La sanglante menace écrite sur la porte
que franchissait le jeune postulant, était cependant
une prophétie ! Peut-être le vénérable supérieur de la
maison lui mit-il sous les yeux ce qu'il venait de re-
cevoir par la poste : un grossier dessin représentant
des Jésuites en proie à d'aiïreux supphces, avec un
billet anonyme annonçant que « la vraie France allait
écraser sous son pied la Compagnie soi-disant de
Jésus.. . » Yingt-cinq ans plus tard, la populace mas-
sacrera cinq Jésuites et foulera aux pieds leurs ca-
davres.
Voilà ce que l'avenir réservait à ce jeune homme
pour prix de son dévouement.
Ce même jour il rencontra dans la rue le vaillant
rédacteur en chef de VUnivers, qu'il connaissait de
vieille date. « H avait l'air fort joyeux, raconte
M. Louis Veuillot. Je lui demandai où il allait d'un
pas si allègre. — Aux Jésuites, me dit-il. J'hésitais,
je n'hésite plus: M. Thiers m'a indiqué mon chemin;
c'est là qu'il faut aller. J'entre aujourd'hui. »
» Maintenant il est arrivé , » concluait l'illus-
CHAPITRE IX. 205
tre écrivain en rapportant ce Irait, le 30 mai
1871*.
Une dernière fois la même talle réunit, autour
d'Olivaint, ses vieux amis de Charlemagne et de
l'École normale, dont quelques-uns se disposaient ri
l'imiter. Que de souvenirs évoquaient ces fraternelles
agapes préparées par le vénérable mentor de Pierre,
de Cliarles et de Félix! Xavier, lui aussi, était là, vi-
vement ému. Olivaint les consolait tous, tantôt grave,
tantôt souriant. Le repas fini, on le conduisit à la
diligence qui devait l'emporter au noviciat de Laval.
11 marchait de son pas ferme et pressé, et le long du
chemin, s'entretenant avec celui de ses amis qui, trois
mois plus tard, allait le rejoindre : <^ Il nous est assez
prouvé, lui dit-il, qu'il n'y a pas pour nous d'autre
voie à prendre; nous ne pouvons trop tôt la suivre.
Quand viens-tu me retrouver? ~ Dès que j'en aurai
fini avec les compositions du grand concours, répon-
dit le professeur d'histoire au collège Stanislas.
« — Bien ! reprit Olivaint tout joyeux. Moi, j'ai la
chance de partir aujourd'hui, à la veille même
des interpellations. Toi, tu t'en iras au moment du
déménagement. « Puis, avec son bon sourire : « Adieu^
mes amis, et vive la Compagnie de Jésus! C'est le
beau moment d'y, entrer, quand elle s'en va! »
Et la voiture prit la route de Laval.
1. VWîivers, édition de Versailles^ 30 et 31 mai 1871.
CHAPITRE X
Pierre Olivainl novice : Laval , Vannes . Brugelelf e . — Éludes théologiqneg
et sacerdoce.
Le lendemain (3 mai 1845), Pierre Olivaint frappait
à la porte du noviciat. Il y était attendu, et sa nou-
velle famille lui fit un accueil fraternel.
Presque en môme temps arrivait la nouvelle que,
malgré les éloquentes protestations de Berryer, l'or-
dre du jour voté par la Chambre des Députés invitait
le ministère à faire exécuter les lois. Quelles lois?...
Lois plus que douteuses, lois iniques, évidemment
tombées en désuétude et qu'on ne pouvait invoquer,
disait l'illustre défenseur de la Compagnie de Jésus
et des ordres religieux, « sans donner le démenti le
plus cruel, non-seulement à la Constitution écrite,
mais aux principes de l'immuable justice*. »
1. Discours de M. Berryer dans la séance du 3 mai. — « La cmiae
est perdue, avait dit le grand avocat au P. de Ravignan, elle est per-
due pour le présent, et cependant elle sera gagnée. » {Vie du P. de
Ravignan, t. I, p. 313.)
CHAPITRE X. 207
La menace restait ainsi suspendue sur la tête de
ceux qu'un caprice de l'opinion, un arrêt arbitraire
du ipouvoir pouvait proscrire au premier jour. Mais
plus la persécution devenait imminente, plus nom-
breux étaient les cœurs vaillants qui s'offraient à la
subir. Dans la seule année 1845, les vocations se
multiplièrent dans une proportion étonnante; plus
de cent vingt postulants furent admis dans les divers
noviciats de la Compagnie de Jésus en France. La
seule province de Paris eut pour sa part trois anciens
élèves de l'École normale, un polytechnicien, plusieurs
licenciés ou docteurs en droit; tous étaient membres
des conférences de Saint-Yincent de Paul, et avaient
trouvé, dans leur amour pour les pauvres, le secret
du parfait amour de Dieu.
Par une admirable préparation de la divine Provi-
dence, sur cinq prêtres de la Compagnie de Jésus
morts aux jours de la Commune, pour le nom qu'ils
portaient, trois s'étaient enrôlés sous l'étendard de
la Croix durant les six mois qui suivirent les inter-
pellations*. Il est même un quatrième otage qui, par
ses commencements et par sa fin, appartient à cette
héroïque levée -.
Dans leur solitude de Laval, les novices goûtaient
une paix profonde. L'écho des clameurs hostiles expi-
1. Le P. Olivaint entra au noviciat le 2 mai 1845; le P. Jean Cau-
bcrt, le 10 juillet; le P. Anatole de Bengy, le 12 novembre.
2. M. l'abbé Michel Allard, entré au noviciat de Laval le 18 septem-
bre 1845, ne vécut que peu de temps dans la Compagnie; mission-
naire en Orient, il revint à propos pour payer, lui aussi, la rançon du
sang.
19
208 PIERRE OLIVAINT.
rait au seuil, et si l'on parlait des persécuteurs, c'é-
tait pour les plaindre et prier pour eux.
Le silence devint plus profond et l'union à Dieu
plus intime, quand, peu de jours après l'arrivée du
Frère OMvaint, commencèrent pour lui et pour quel-
ques autres novices, les Exercices spirituels de trente
jours. Le P. Mallet, alors Père Maître^ avait profité,
cette année-là, du moment où plusieurs de ses jeu-
nes religieux étaient partis en pèlerinage, pour don-
ner à ceux qui restaient cette grande retraite. « Le
Frère Olivaint, nous écrit un de ceux qui partagèrent
le môme labeur, débutait ainsi par une épreuve
d'elle-même assez rude et qui le devenait davantage
à cause de l'accablante chaleur et de l'insuffisance
de nos pauvres petites chambres. Le nouveau novice
accepta tout avec un généreux courage et sortit de
là plein d'une ferveur qui nous édifia beaucoup et
qui ne s'est jamais démentie. »
Une lettre, écrite le jour même de la clôture des
Exercices spirituels, révèle le travail intime qui s'é-
tait fait, durant un mois, dans le cœur du jeune re-
ligieux.
"Laval, 8 juin 1845.
« Mon bien cher ami,
a Je sors de retraite aujourd'hui après un long
mois qui m'a paru bien court, après les méditations
les plus graves et les plus douces en même temps.
C'est dans la retraite qu'il faut aller pour bien enten-
dre la voix de Dieu. La vérité, qui faisait déjà ma vie,
m'a paru comme une chose nouvelle. Qu'il fait bon,
mon ami, de s'approcher de Dieu ! Que je voudrais
CHAPITRE X. 209
jusqu'à mon dernier soupir, me tenir bien près de
son cœur! Je regrette bien qu'il ne t'ait pas encore
été donné de suivre la pensée que Dieu t'a inspirée
déjà, et d'aller, toi aussi, lui parler dans la solitude;
mais il est partout, même au milieu des plus grands
bruits du monde, même au palais de justice, où les
harangues des avocats n'empêchent pas toujours de
l'entendre. Ne fais pas la sourde oreille. Peut-être se
servira-t-il pour te convaincre de la voix de celle
qu'il va le donner pour épouse et dont il met la foi
sous ta garde; je suis bien sûr que tu *n'endurciras
pas ton cœur. Oh! je prie bien pour ton mariage,
cher ami. Il n'y a pas de jour que je ne pense à toi
devant Dieu. .Te m'unirai, sois-en sûr, le 11 de ce
mois, à la Messe où vous recevrez la bénédiction
nuptiale; puisse -t-elle descendre tout entière dans
ton cœur ; mais pour cela il faut lui faire place, il
faut que ton cœur soit bien purifié. Confesse-toi donc,
cher ami, bien simplement, avec une contrition bien
vive. Dieu est un bon père : Nemo tam Pater! Si
tu savais comme je l'ai senti pendant ma bienheu-
reuse retraite! Tu me demandes une prière, mon
bien cher ami. Oh! donne tout ton cœur à Dieu, mets-
toi sous sa protection, invoque aussi Marie, notre
bonne Mère, jette les yeux sur Jésus, notre bien-
aimé Sauveur, et dis-lui que tu aimes la vérité, que
tu le supplies à genoux de t'éclairer, de te donner la
force; promets-lui de chercher dans une union sainte
son service et sa gloire, non la vanité du monde et
ses plaisirs; promets-lui de mettre tes enfants sous
ea gardo et de les élever dans son amour, et je te
210 PIERRE OLIVAINT.
l'assure, ta prière sera agréable au Seigneur. Dis
avant la Messe les prières de l'Église pour la béné-
diction nuptiale; lu y verras ce que c'est que le ma-
riage chrétien. Récite le Pater en le méditant, en
t' arrêtant à chaque parole. Si tu veux encore une de
mes prières de prédilection qui, j'en suis sûr, m'a valu
bien des grâces, dis au bon Dieu de toute ton âme :
« Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté,
« ma mémoire, mon intelligence, ma volonté entière,
« tout ce que j'ai et possède : vous m'avez donné tout
« cela; à vous, Seigneur, je le restitue; tout est vôtre;
« disposez-en au gré de voire volonté. Donnez-moi
i< votre amour et votre grâce, elle me suffît *. »
c( Ou bien encore le Memorare qui a fait tant de mi-
racles. En voilà plus qu'i In'en faut pour convertir le
monde.
«Je n'ai que quelques instants; toi aussi, prie pour
moi. Je te recommande ma pauvre mère. Je te mets
un mot pour elle. Envoie-lui ma lettre tout de suite.
« 11 me vient une pensée, mon cher ami, c'est que
tu devrais bien examiner de nouveau la question des
associations religieuses, non pas seulement dans la
lettre de nos lois, si souvent empreinte des passions
d'un temps ou d'un autre; mais dans ton cœur, dans
le texte de l'éternelle justice, et après, si tu veux,
dans le Gode; tu seras mieux préparé à juger. La
1. Sume, Domine, et suscipc omncm meam libertafem^ meam me-
moriam, meum mtellectum et omnem voluntatem meam, quidquid
habeo et possideo : tu milii Iixc omnia dedisti ; tibî, Domine^ ea re-
stitua; omnia tua sunt,dispone pro omni voîantate tua. Da mihx
tuum amorem et gratiam ; nam hxc mihi sufficit.
CHAPITRE K. 211
question se posera pcul-ôtre au premier jour et
M. N*** pourra te consulter. Je t'avoue tout simple-
ment qu'il me serait pénible de penser que tes con-
seils le détourneraient de donner son assentiment à
quelque Mémoire favorable à la liberté des associa-
tions religieuses. Je ne prétends nullement, crois-le
bien, te blâmer de l'influence que tu as eue sur lui
une première fois; dans l'état d'esprit où tu étais
encore, tu ne pouvais voir les choses autrement.
a Bien cher ami, quand tu m'écriras, mets seule-
ment : M. Olivainl, Laval, maison Saint-Michel. Si tu
mets jésuite, tes lettres pourraient bien être lues en
route.
« Encore une fois, que Dieu bénisse ton mariage.
Ma mère, je te la recommande encore.
«Tout à toi dans le cœur de notre bon Maître,
Jésus-Christ, où je te donne rendez-vous pour le
moment de la Consécration et de la Bénédiction à la
Messe de ton mariage. Oh! si tu savais ce que c'est
que la communion ! Si ton âme, le même jour, pouvait,
elle aussi, se mariera Jésus-Christ! Je communierai
pour toi. Tout à toi en Notre-Seigneur, et aux amis.
ce P. S. Prends connaissance d'un mémoire sur les
associations religieuses que viennent de publier
MM. Berryer, de Yatimesnil, etc. »
Cet ami auquel le Frère Olivaint écrivait sa pre-
mière lettre, datée de Laval, contractait, quelques
jours après, un brillant mariage. La cérémonie reli-
gieuse eut lieu à l'église de la Madeleine ; au milieu
d'une grande affluence de parents et d'amis on aper-
çut la pauvre mère du novice absent, qui, malgré
212 PIERRE OLIVAINT.
sa douleur, avait voulu tenir la place de son fils.
Mme Olivaint, perdue dans cette foule qui entourait
l'heureux couple à la sacristie, semblait absorbée
par une triste et amère préoccupation. Quel contraste,
en effet, entre le sort de son fils et le sort du jeune
avocat auquel souriait la fortune! L'ennui d'une soli-
tude que Dieu ne remplissait pas, des préventions que
le chagrin rendait implacables, tourmentaient le cœur
de la malheureuse mère. Le monde la plaignait sans
pouvoir la consoler; mais Dieu, dans sa bonté misé-
ricordieuse, se disposait à sauver cette âme en consi-
dération du sacrifice fait pour elle.
Quelque temps après le départ de Pierre, Charles
Verdière s'aventura à rendre une visite de condo-
léance à Mme Olivaint. La vue de cet ancien ca-
marade de son fils, qui allait, peu de jours après,
s'enfuir à son tour loin du monde*, causa à cette
mère inconsolable une peine si poignante, que, sans
trouver presque à dire un seul mot, elle salua le vi-
siteur et l'ccouta dans un froid et sombre silence.
Le Frère Olivaint, inslruit de tout cela, souffrait
cruellement; une seule pensée consolait sa douleur,
c'est que le salut de sa mère en serait quelque jour
le prix.
Il y a peu de chose à dire des premières années
1. Pierre avait dit à Charles, au moment de le quitter: «Toi, tu
partiras au moment du déménagement. » Ce qui se réalisa bientôt à la
lettre. En effet, le jour où Charles, qui se rendait à Rome pour y faire
son noviciat, vint dire adieu au R. P. Rubillon, provincial de France,
il trouva la cellule encombrée de papiers et de menus objets. C'était le
déménagement prévu qui s'opérait, en conséquence des mesures
conseillées par le Père Général.
CHAPITRE X. 213
que le Frère Olivainl passa dans la vie religieuse. Au
noviciat, qu'a-t-il fait? — Vraiment rien, du moins en
apparence. Le professeur est devenu disciple; pour
lui, la prière a remplacé l'étude; d'humbles exercices
manuels et quelques essais d'apostolat remplissent
ses journées. Cependant, n'est-ce pas assez de mener
la môme vie que Jésus à Nazareth?
Ceux qui virent le novice à l'œuvre affirment una-
nimement que ce repos fut fécond et que Pierre Oli-
vaint sortit de son désert, transfiguré par l'énergie
de ses eilorts et le travail incessant de la grâce.
Dès le début, les petites épreuves, qui sont parfois
les plus crucifiantes, ne lui manquèrent pas. Il y
avait à Laval un jeune homme d'une vertu exemplaire,
mais d'un caractère ardent, qui, formé déjà à la
discipline du noviciat, était chargé auprès des autres
des fonctions d'admoniteur, c'est-à-dire qu'il servait
de perpétuel intermédiaire entre les supérieurs et ses
frères. Plein de zèle pour l'exacte observation des
moindres règles, il les interprétait, dans son inexpé-
rience, avec la dernière rigueur, non sans y mêler
des minuties de son invention qui exerçaient singu-
lièrement la patience de tous. Le Frère Olivaint, âgé
de vingt-neuf ans et qui savait son monde, avait plus
de mérite à se soumettre à ces exigences, parfois un
peu puériles. «Jamais, cependant, il ne parut y faire
attention, » raconte un témoin.
Ce n'est pas que la nature fût encore entièrement
domptée. La vivacité du caractère se trahissait quel-
quefois par des mouvements bientôt contenus. Ses
214 PIERRE OLIVAINT.
frères ont gardé le souvenir d'une scène assez plai-
sante dont l'ancien professeur fut le héros.
Il est d'usage que les novices s'exercent à faire le
catéchisme, f/un d'eux remplit alors le rôle du curé
ou du vicaire; tous les autres, le rôle des petits en-
fants, ce qui permet quelques questions insidieu-
sement naïves et même un peu d'innocente dissi-
pation. Or, un jour, le Frère Olivaint, catéchiste à
son tour, eut à subir l'épreuve de cette turbulence
calculée; ce fut bientôt fait; il mit successivement et
sans façon presque tous ses prétendus élèves à la
porte. C'était un reste de ce qu'on pourrait appeler
sa première manière. Mais il s'en défît peu à peu pour
devenir de plus en plus aimable, simple, enjoué,
plein d'égards pour chacun.
Consciencieusement appliqué au moindre devoir, il
apportait un soin particulier à la rédaction des con-
férences sur les règles. Le résumé qu'il en faisait,
toujours très-exact et très-complet, était recherché
des autres avec empressement ; il le prêtait avec
bienveillance, sans fausse modestie.
Les novices sortaient peu de la maison, cl quoique
Laval fût une des villes les mieux disposées en faveur
de la Compagnie, on avait dû leur recommander une
grande prudence dans leurs excursions à travers la
campagne. Qui sait? Se réunir cinq ou six sous un
arbre ou près d'un ruisseau, c'en était assez peut-
être pour alarmer bien des gens 1
Un jour que le Frère Olivaint faisait une de ces
rares promenades aux environs, ayant pour compa-
gnon de route celui qui devint, en 1871, son succès-
CHAPITRE X. 215
seur iinmôdial à la Maison de la rue de Sèvres, il
rcnconlra un malheureux qui, dans un accès de
désespoir, se disposait à se précipiter dans la rivière.
Les deux novices s'élancent, l'arrélent, lui font d'a-
micales représentations. Le Frère Olivaint, raconte
le complice de sa bonne action, parla si bien à ce
pauvre homme, (^^ .^ le ramena avec lui jusqu'aux
portes de la ville, le quittant là, de peur de l'embar-
rasser, après lui avoir fait promettre de se réconci-
lier au plus tôt avec Dieu. « Oh ! merci, répétait celui
qu'il venait de sauver, merci, mon bon monsieur;
vous m'avez converti. »
Cependant la paix relative dont jouissaient les no-
vices de Laval ne tarda pas à ôtre troublée par le3
tracasseries d'un pouvoir soupçonneux et craintif.
Le ministère, à la tête duquel se trouvait alors
M. Guizot, tout en cédant aux injonctions de la Cham-
bre, essayait d'éviter la persécution violente. Dans
sa perplexité, il avait expédié M. Rossi à Rome, afin
d'arracher au Souverain Pontife un acte de fai-
blesse. Celte injurieuse espérance fut promptement
déçue. Grégoire XYI aima mieux continuer Pie YII
que de retournera Clément XIV. Seulement, pour le
bien de la paix, il fit un signe, il manifesta un désir
au Général de la Compagnie de Jésus, et aussitôt
celui-ci proposa, sans l'ordonner, aux deux Provin-
ciaux de France, la diminution ou la dissolution de
quelques maisons plus nombreuses. Il fut obéi ; les
maisons de Paris, plus en vue et plus attaquées, fu-
rent en partie évacuées, et les religieux qui les habi-
216 PIERRE OLIVAINT.
taient dispersés par petits groupes dans divers quar-
tiers.
Il semblait difficile d'en exiger davantage, puis-
que, de l'aveu même de leurs ennemis, les Jésuites
étaient, dans leur façon d'agir, irréprochables. Leur
éloquent défenseur à la Chambre des Pairs pouvait
affirmer, en effet, sans crainte d'être contredit, que
le garde des sceaux, « quoique très-vigilant à l'égard
des écarts ecclésiastiques, n'avait pu mettre la main
sur le plus petit jésuite, afin de le traduire, pour la
moindre contravention, devant la police correction-
nelle ^ »
Il importait peu ; le ministère toujours tremblant,
pour apaiser l'opposition toujours implacable, récla-
ma une plus complète dispersion. Le noviciat de
Laval fut choisi pour victime, et vingt jeunes reli-
gieux adonnés à la vie la plus pauvre et la plus
humble durent fuir jusqu'au fond de la Bretagne.
Vannes ouvrit au Frère Olivaint et à ses compagnons
un asile presque aussi précaire que celui qu'ils
venaient de quitter. Il ne resta plus à Laval que les
étudiants de théologie.
Le Frère Olivaint, arrivé en Bretagne au mois
d'octobre 1845, y demeura jusqu'en septembre de
l'année suivante. Il y poursuivit, sans nouvelles tra-
verses, les paisibles exercices du noviciat.
« Ce que je me rappelle de plus saillant pendant
cette année, dit le témoin fidèle que nous avons
entendu plus haut, ce sont quelques prédications au
1. Discours de M. de Monlalembeit séance du 11 juin 1845
CHAPITRE X. 217
réfectoire, dans lesquelles il portait déjà son feu, son
zèle dévorant. Sa piété était admirable, et il suffisait
de le regarder pour se sentir porté à Dieu. Il faisait
le catéchisme en ville, désormais plein de man-
suétude, à la grande édification de ses audi-
teurs. »
Un autre de ses frères complète ce tableau. « Le
Frère Olivaint, dit-il, exerça quelque temps à Van-
nes les fonctions d'admoniteur. Ses saillies étaient
sans aigreur et disparaissaient dans un aimable
sourire, pour peu qu'un Frère s'en montrât légère-
ment piqué. »
Pour être entièrement vrai et peindre la nature
avant la complète victoire de la grâce, il faut ajouter
que, plus d'une fois, au début d'une discussion avec
un novice qui, pour son caractère excentrique, ne
put demeurer dans la Compagnie, la figure du Frère
Olivaint se contractait, ses yeux pétillaient de malice,
le trait mordant arrivait aux lèvres : mais avant qu'il
échappât, sur un commandement de la volonté, tout
rentrait dans Tordre ; le visage reprenait son humble
sérénité, et la parole qu'on recueillait de sa bouche
était calme, simple et bonne, comme si elle fût sortie
du Cœur de Jésus.
Par une permission de Dieu et peut-être aussi par
une attention particulière du Père Maître, ce fut ce
novice à l'humeur étrange que le Frère Olivaint reçut
pour compagnon de pèlerinage.
Il s'agissait d'aller ensemble à pied, demandant
rhospitalité sur la route, jusqu'à Plévin, pour prier
au tombeau du vénérable Père Maunoir, le graod
218 PIERRE OLIVAINT.
apôtre de la Bretagne. Les deux novices partirent
d'un bon pas, le cœur joyeux ; mais à peine avaient-
ils quitté le sanctuaire et le bourg de Sainte-Anne
d'Auray, qu'ils furent tout à coup arrêtes par deux
gendarmes, qui leur demandèrent leurs passe-ports.
De passe-ports, ils n'en avaient pas, et leur pauvre
vêtement, leur manière insolite de voyager, don-
naient, il est vrai, prise aux soupçons. Enfin on
s'expliqua et les pèlerins poursuivirent leur route.
Mais parvenus au village de Pontscorff, à peu de
distance deLorient, les pèlerins furent entourés par
des paysans qui menaçaient de leur faire un mau-
vais parti, quand un bon chrétien, aubergiste du
village , inspiré par sa femme, fend la foule et de-
mande au Frère Olivaint s'il n'est pas un des Pères de
Vannes, s'il connaît le vénéré Père Le Leu. Sur la
réponse affirmartive, les paysans se découvrent, et les
deux Frères, logés à l'auberge, sont reçus par leur
hôte avec une charité affectueuse et un religieux
respect.
Au retour de celte pieuse expédition, le Frère Oli-
vaint écrivait la lettre suivante à un de ses chers
amis parisiens :
• Vannes, 9ji.illel 1846.
« Bien clier ami,
« Je profite d'une occasion pour t'écrire quelques
mots à la hâte et te rappeler que je vis encore, quoi,
quemort au monde, et que lu me ferais bien plaisir eo
CHAPITRE X. 219
me répondant. Tu as beau te taire, je ne veux pas
l'oublier. Si tu étais déjà tout à Dieu, je consentirais
plus facilement à sacrifier toute correspondance et
je dirais : Quoique séparés, nous sommes toujours
unis dans le Cœur du bon Maître, et là nous pouvons
nous rencontrer chaque jour. Mais tu n'as pas encore
passé la frontière ; il le faut bien, puisque tu ne m'as
pas encore écrit; tu n'aurais pas manqué de m'an-
noncer cette bonne nouvelle. Oh ! le monde, le monde !
je le hais bien davantage quand je pense à toi et à
quelques autres qu'il retient captifs dans ses préju-
gés et dans ses plaisirs 1 Mon pauvre ami, unum
necessarium. C'est toujours là qu'il en faut revenir,
et tu le sais bien ; tu voudrais t'attacher à cet unique
nécessaire, mais tu n'as pas encore la force de pren-
dre ton parti. Au moins, mon bon ami, conserve les
relations qui peuvent t'aider à revenir à Dieu, quand
tu te sentiras plus disposé à suivre la grâce ; au
moins, n'oublie pas notre vieille amitié que ma con-
version, tu le sais, n'a pas affaiblie, comme tu l'avais
craint. Si sczr es.'... Oh! si tu savais quels sont les
biens que tu négliges de saisir ! Si tu pensais au bien
qu'il te serait donné de faire !
« Cher ami, je prie toujours pour loi. Notre-Seigncur
se trouve toujours à la porte de ton cœur; ta femme
aussi, par ses vertus et sa piété, t'encourage et te
presse. Rends-toi donc, bien cher ami. Que gagneras-
tu à lutter contre Dieu?
«Si tu désires de mes nouvelles: en deux mots, cher
ami, je me porte bien ; je remercie plus que jamais
le bon Dieu de ma vocation ; j'aime la Compagnie de
220 PIERRE OLIVAINT.
tout mon cœur, et tout mon désir est d'y vivre et d'y
mourir pour le service du bon Maître.
« Je t'embrasse en Notre-Seigneur.
« Tout à toi de cœur. »
« P. S. — Un mot de ma mère aui me laisse sans
nouvelles. »
Cette dernière ligne révèle la grande, la seule peine
que le novice nourrissait dans son cœur. La grâce
ardemment sollicitée se faisait bien longtemps atten-
dre! Pour l'obtenir plus sûrement, il s'étudiait à
se sanctifier et s'exerçait à souffrir. A cette fin, il
saisissait avidement, mais sans affectation, toute
occasion de s'imposer un sacrifice, combinant tou-
jours avec prudence les attraits de la mortification et
les exigences de la vie commune. Au moment des
grandes chaleurs, le P. de Lehen, successeur du
P. Mallet dans les fonctions demaître des novices, ayant
permis de prendre des bains de mer, le Frère Olivaint
en prit un, pour ne pas se distinguer des autres ;
mais ensuite il s'abstint, sous quelque prétexte plau-
sible, de cet innocent plaisir. Se vaincre dans les
moindres choses, telle était déjà sa tendance conti-
auelle.
Les notes spirituelles prises par le Frère Olivaint
durant son noviciat forment un volume de plus de
deux cents pages, où il puisa jusqu'à la fin pour ses
exhortations familières et ses retraites. Souvent le
nom du Père Maître est écrit au début de la médita-
tJ'Âc»u' de l'instruction que le fervent disciple résume;
CHAPITRE X. 221
mais il est, en outre, des réflexions, des résolu-
tions (l'un caractère tout personnel et où se laisse
pressentir le P. Olivaint de Vaugirard ou de la rue
de Sèvres.
Telles sont les pensées suivantes, si nettement et
si vivement formulées:
« Se vaincre soi-même, et pas un autre.... Quel est
le tyran, le Goliath? Le corps? Le cœur? La volonté?
L'esprit?... Courage et confiance ! il faut remporter la
victoire. .. Combattre, c'est l'affaire de toute la vie. »
« Le religieux, en vue de la vie éternelle, choisis-
sant le moyen le plus sûr et le plus court, ressemble
au voyageur en pays étranger qui prend un guide,
ou qui va en voiture au lieu de cheminer à pied. «
« Tout pour nous est un talent que Dieu donne à
faire valoir, la faiblesse et la force, la maladie et la
santé, peu ou beaucoup d'esprit. Ainsi Jacob mourant
distribuait à ses fils des bénédictions différentes :
Juda est un lion ; Issachar, asinus fortis.... C'est son
talent ! »
«Toutes les créatures aident l'homme à poursuivre
sa fin : ainsi, directement, l'air que je respire; indi-
rectement, le pain noir qui nourrit le boulanger quand
il pétrit pour moi le pain blanc. »
« Je veux persévérer malgré les douleurs du corps,
malgré le danger d'abréger ma vie dans la religion.
Est-ce que l'on ne souffre pas aussi dans le mo nde?
Est-ce que beaucoup dans le monde n'abrègent pas
leurs jours pour le plaisir? L'univers s' éci-oulerait que
je ne rrhe détournerais pas de ma fin ! »
A propos de la méditation du Règne de Notre--
222 PIERRE OLIVAINT.
Seigneur. «Soldats dcJésus-Christ, ayons celte gaieté
et cette franchise qui sont les traits du caractère mi-
litaire. »
El ailleurs: « Consentons à être cachés, si telle est
Ja volonté de Dieu qui peut, à notre insu, féconder
celte obscurilé où nous nous plairons pour son
amour, comme il féconda les déserts de l'Egypte en
mémoire de la vie obscure qu'y avait menée son Fils. »
Il se plaît il contempler « l'Enfant Jésus travaillant
au ménage , comme l'enfant des pauvres », et il
ajoute : «Rechercher les distinctions après être venus
ici nous ensevelir dans le tombeau de la religion, ce
serait une véritable apostasie. »
« Dieu mêle une ineffable douceur aux croix qu'il
nous accorde comme des grâces. »
Au souvenir, pour lui si touchant, des adieux de
Jésus à sa Mère : « Pouvait-il, se dit le Frère Olivaint,
pouvait-il y avoir un altachement plus légitime et
plus cher, une douleur plus capable de retenir Jésus?
Il laissait Marie veuve et sans autre fonds que la
Providence.... Mais telle est la volonté de Dieu. 11 dit
à Marie, comme autrefois dans le temple : In his quœ
Patris mei sunt oportet one esse.... » Et nous! Dieu
nous tiendra lieu et de père et de mère.... »
Méditant le miracle de la tempête apaisée : « Mon
cœur est comme une mer qui n'a pas, ainsi que
l'autre, de limites naturelles à ses flots ; mais il y a
une digue que les flots les plus furieux ne peuvent
franchir, une volonté forte unie à la prière ; c'est là le
non ultra ; un regard de Dieu, un rayon de sa grâce,
calme bientôt la tempête. »
CHAPITRE X. 223
Enfin nous trouvons ce fragment d'une lettre de
saint François do Borgia, troisième Général de la
Compagnie de Jésus, soigneusement écrit de la main
du Frère Olivaint qui semble s'en être fait une
relique :
« Que les jésuites doivent désirer les persécutions,
« Quoique celle vigne du Seigneur étende ses
branches jusqu'aux mers les plus éloignées, qu'elle
ait déjà porté des feuilles et des fleurs et ne manque
pas même de fruits, on attend cependant qu'elle
donne du vin en plus grande abondance, puisque
c'est à ce dessein que les vignes sont plantées. 11 faut
nécessairement pour cela que les raisins soient mis
au pressoir et qu'ils soient écrasés. C'est là peut-être,
mes chers Frères, ce qui nous manque; peut-être ne
goûtons-nous pas encore assez les allronts et ne
désirons-nous pas avec assez d'ardeur, avec assez
d'effusion, le bonheur d'être foulés aux pieds, d'être
écrasés et méprisés, pour donner ce vin de la joie
spirituelle et de la consolation solide. Souvenez-vous,
mes chers Frères, que Jésus-Christ s'est plaint ^ qu'il
était seul sous le pressoir. Qui de nous pourra souf-
frir ce reproche ? Qui pourra refuser d'être foulé aux
pieds de tout le monde, voyant le Sauveur opprimé
et écrasé qui verse pour nous ce vin précieux dont il
a dit : Ceci est mon sang...? »
C'est dans ces hautes et généreuses pensées que
s'entretenait de plus en plus le Frère Olivaint, à
mesure qu'il acquérait une plus complète intelligence
1. Isaïe, LXiii.
20
224 PIERRE OLIVAINT.
des Exercices spirituels de saint Ignace. Bientôt il
devint assez expérimenté et assez habile pour que le
P. de Lehen l'employât à donner, même aux prêtres,
les méditations des retraites.
Son zèle ne se contenait pas dans la pieuse solitude
de Vannes, il s'élançait au delà et continuait à prê-
cher les amis restés en arrière au milieu du monde.
Nous n'osons retrancher une seule phrase de la
lettre suivante. Il nous semble que chaque parole
qu'elle contient est encore assez puissante pour déter-
miner les âmes hésitantes et pour confirmer dans
le bien les plus courageuses.
« Bien cher ami,
« C'est toujours avec le même mouvement du cœur
que je t'écris, et je regrette bien de ne t'avoir pas ré-
pondu plus tôt. Cependant je t'ai déjà répondu, mais
d'une autre manière, en priant bien le bon Dieu pour
toi avec un redoublement de ferveur, et aussi pour
Mme N..., qui a le soin charitable et pieux d'aller por-
ter des consolations à ma pauvre mère,
« Je me suis bien réjoui, mon cher ami, de la nou-
velle de ton bonheur. J'avais bien compris d'avance
que tes vœux seraient comblés. Dieu te récompense,
j'en suis sûr, d'avoir cherché une femme chrétienne,
et son premier bienfait dans le choix qu'il a dicté
plus que toi-même, annonce assez le second bienfait ;
Dieu te récompensera, mon bon ami, en te rendant
tout à fait chrétien. Tu l'es déjà de cœur; encore une
grâce d'en haut; encore un effort de ta part, et tu
n'auras plus à déplorer ce vide de ton cœur trop
CHAPITRE X. 225
grand pour que des succès au barreau et l'atlection
môme la plus tendre puissent le remplir. C'est qu'il
faut Dieu au cœur de l'homme , mon bon ami ; et
pourquoi Dieu aurait il fait le cœur de l'homme si
grand, qu'il est plus grand que tous les mondes, s'il
ne s'était réservé à lui-même d'y habiter comme en
son temple? Oh! mon bon ami, tu semblés t'étonner
qu'entouré comme je le suis de si aimables frères,
j'aie encore un souvenir pour mes amis du monde.
Sache-le bien, cher bon ami, c'est plus qu'un simple
souvenir que je garde de toi en mon cœur; c'est tou-
jours la même amitié, plus forte encore, si j'ai eu le
bonheur, pendant les sept mois déjà écoulés de mon
noviciat, d'apprendre à aimer Dieu davantage. Ne t'é-
tonne point, mon ami, que je pense à toi, que je prie
pour toi : ce serait me méconnaître et surtout mécon-
naître le vrai caractère de la foi à laquelle j'ai voué
ma vie. Mais ce qui doit t'étonner, mon ami, ce qui
m'étonne chaque jour en sondant mes misères, c'est
que Dieu nous aime, c'est qu'il nous ait tant aimés,
chacun en particulier. Dieu a tant aimé le monde!
Toutes les difficultés de la religion tombent devant
ce mot ; car tous nos mystères sont des mystères de
l'incompréhensible Amour, et celui qui aime Dieu de
tout son cœur se soumet sans peine au joug de la foi
d'amour. Aime Dieu, mon bon ami; laisse -moi un
peu de côté ta raison raisonneuse, comme tu l'appel-
les, puisqu'elle ne te sert à rien jusqu'ici dans le
grand problème, et monte vers Dieu par l'amour. On
a dit, tu le sais, que toutes les grandes pensées vien-
n'înt du cœur. Eh bien ! la religion, cette pensée su-
226 PIERRE OLIVAINT.
blime, nous vient du cœur. Le cœur, pour les gran-
des pensées, communique lui-même la lumière et la
force à l'esprit. Et puis, il faut que Dieu éclaire avec
son grand soleil, pardonne-moi ce mot; mais qu'est-ce
que notre raison à côté du soleil de Dieu? C'est com-
me une pauvre bougie dans une petite chambre.
Que le rayon divin y pénètre, et, de cette petite cham-
bre de notre entendement, nous découvrons le ciel et
ses splendeurs. Avec ta raison, mon ami, tu n'as fait
jusqu'ici que douter. Et cependant Dieu te l'a donnée
pour autre chose. Établis-la donc enfin, par le secours
de la foi, sur le terrain immuable. Dépêche-toi, que
de temps perdu déjà pour ton bonheur en ce monde!
mais un instant suffit pour assurer à jamais Ion bon-
heur en ce monde et en l'autre. Dis - moi un peu si
celui-là apprendrait jamais à nager qui ne voudrait
pas permettre à ses pieds de quitter le lit du fleuve,
il faut avoir confiance et s'élever sur les eaux qui ne
demandent qu'à nous porter. Ah ! mon ami, le sein
de Dieu , ce vaste océan d'amour, c'est le véritable
élément de l'homme; allons donc, lève bravement le
pied, consens à perdre terre, étends-loi en Dieu avec
confiance.
« Je suis bien heureux d'apprendre que tu vas à la
messe. Que je voudrais avoir le temps, mon bon ami,
de te dire quelque chose du saint sacrifice ! Un mot
seulement pour t'occuper utilement pendant la messe
que tu ne peux comprendre encore.
« Pense aux droits de Dieu sur toi, à son domaine
imprescriptible, et comment lu l'as méconnu ; à ses
bienfaits et aux actions de grâces que tu devrais lui
PIERRi-: OLIVAINT.
rendre, à ses perfections et à toutes les misères )iui
sont le fond de cliacun de nous; mais les misères de
l'homme sont le trône de la miséricorde de Dieu.
Pense encore à tes péchés, et bientôt tu te sentiras ac-
cablé devant Dieu, lu sentiras le besoin du Médiateur
et je te connais mal, si bientôt ces saintes médita-
tions ne font pas couler les larmes de tes yeux. 0
Jesu, jesu mi dulcissime, mi suavissime, m,i dilectis-
sime, Jesu, Jesu, Jesul Yoilà le nom que je voudrais
te dire mille fois, et graver en traits de feu au fond
de ton cœur ! Celui-là sait tout, celui-là possède tout,
qui connaît Jésus, qui possède Jésus 1 Et celui-là est
bienheureux, mon bon ami, qui, comme, moi a choisi
la bonne part en devenant le compagnon de Jésus !
Puissé-je être un bon compagnon, c'est-à-dire, un
fervent et saint religieux, un brave et généreux sol-
dat et un apôtre !
« Tu me pries de te dire ce que je peux te dire.
Veux-tu m'insinuer par là que tu me crois environné
de secrets et gêné par la surveillance ? Ah ! mon ami^
si tu connaissais la Compagnie ! Il m'est permis de
parler, car je suis encore novice, et je dois paraître
moins suspect dans mon affection. Je ne crois pas
qu'il y ait rien sur la terre, après l'Église de Dieu,
qui lui soit comparable. Ici Jésus-Christ règne; ici
se renouvelle tout ce qu'on lit dans les saintes
annales des premiers chrétiens : charité, fraternité
touchante, hberté !.*... Oui, mon ami, ce mot félonne
peut-être : liberté, que tous les faiseurs de théo-
ries de liberté ne connaîtront jamais, car ils ne la
cherchent point dans le Cœur de Noire-Seigneur;
228 PIERRE OLIVAINT.
douce paix, joie dans le Saint-Esprit; connaissance
de la vérité ; que te dirai -je encore? C'est ici le para-
dis de la terre. Que le monde maintenant nous ca-
lomnie tant qu'il voudra! Je me rappelle le mot de la
vierge de Laodicée en présence des lions qui l'allaient
dévorer : « // ne se fait point de mal parmi nous^ je
suis chrétienne! » Il ne se fait point de mal parmi
nous, je suis de la Compagnie de Jésus! Je ne de-
mande A Dieu qu'une chose, c'est de vivre et de
MOURIR AU MILIEU DE MES FRERES d'aRMES , EN COM-
BATTANT POUR MON DRAPEAU ET LA PLUS GRANDE GLOIRE
DE Notre-Seigneur Jésus-Christ, en souffrant beau-
coup POUR son amour. Ah! mon ami, tu me dis que
tu n'étais pas digne de ton bonheur; et que dirai-je
donc après la grdce que Dieu m'a faite, la plus
grande grâce que j'aie reçue après celle de mon bap-
tême que j'avais si indignement profané?
« Un de nos communs amis me disait avant mon
départ : « Si après deux ans tu restes dans la Compa-
gnie, je croirai que toutes les accusations dont elle est
l'objet sont fausses, car j'aurai le témoignage d'un
honnête homme. » Tout en le remerciant du compli-
ment et en lui donnant l'assurance de mon inaltérable
miitié pour lui, prie-le de ma part d'accepter déjà mon
témoignage. Comment se fait-il que l'on ait une foi si
facile au mal, si difficile au bien, que l'on croie tou-
jours aux bourreaux et jamais aux victimes? Si tu
voulais y bien réfléchir, tu découvrirais là l'influence
de ce génie du mal qui depuis le commencement du
monde lutte contre le bien, contre Dieu. Et quand je
contemple les saints exemples que j'ai sous les yeux
CHAPITRE X. 229
et la règle admirable sous laquelle je suis appelé à
vivre, je ne m'étonne pas que le génie du mal se dé-
chaîne contre la Compagnie, et je vois dans les vio-
lences de sa haine le plus grand titre de gloire de ma
mère. Malheur à moi, si jamais je refusais ma part
des outrages et des souflrances qu'a portés Jésus-
Christ mon Sauveur!
« Pourquoi ma mère n'cst-clie pas mère tout à fait
chrétienne, mon bon ami? Elle trouverait dans sa foi
des consolations que je m'efforce en vain de lui don-
ner. Elle se fait des craintes chimériques sur la sur-
veillance de mon Père-Mai Ire, comme si j'étais dans
une véritable prison, et elle ose à peine m'écrire.
Pauvre mère, que je la plains, que je prie pour elle!
Mon cher ami, je le demande avec instance à ta vieille
amitié, à ton amitié déj<à chrétienne, continue de voir
ma bonne mère, et quelle consolation ce sera aussi
pour moi de penser que Mme N... a comme toi, pour
elle, de l'amitié et des soins!
« Ne crois pas que j'écrive à d'autres plus qu'à loi -,
je ne sais comment j'ai trouvé le temps de te faire au
galop cette lettre heureuse.
«Mes très-humbles respects à ta première et à ta se-
conde famille, mes très-humbles respects à Mme N...
Je vous demande, la première fois que vous ferez la
prière ensemble, un petit Ave Maria pour ton bien dé-
voué etbien constant ami etpetit serviteur dans lecœur
immaculé de Marie, dans le cœur aimant de Jésus.
P. S. — « Charles Verdière est dans la Compagnie,
au noviciat de Rome. Ya donc entendre le P. Herns-
heim à Saint-Jacques pendant l'Avent. »
230 PIERRE OLIVAINT.
Dans celte admirable leltre, le Frère Olivainl nous
révèle ce que son cœur renfermait de généreux alta-
chemcnt à sa vocation, de zèle pour les âmes et de
fidèle dévouement à sa mère et à ses amis. Le fait
suivant nous aidera à constater ses progrès dans la
vertu.
Quand approche pour un novice le moment du dé-
part, il doit subir une dernière épreuve dont l'amour-
propre a toujours à souiTrir. Avec une charité qui
n'exclut pas la franchise, chacun contribue à la cor-
rection fraternelle et signale publiquement les défauts
extérieurs qu'on a pu remarquer chez les autres. '
Dans le monde, on immole les absents au malin
plaisir de conter leurs travers; au noviciat, on se dit
la vérité en face, avec sincérité, avec affection et à
charge de revanche.
Le Frère Olivaint, avant de quitter Vannes, eut donc
à prendre part à ce qu'on appelle très à propos Vexer-
cice de modestie. Son humilité s'attendait à une
bonne aubaine; la déception fut complète. A peine
fut-il articulé quelque critique insignifiante. Dès que
le Frère Olivaint eut pris la route de Brugelette, il
n'y eut qu'une voix pour chanter ses louanges. « Ce
bon Frère, disait-on, si charitable, si mortifié, si
pauvre! .. » Pauvre, il l'était vraiment; ses misé-
rables habits de novice durent être à jamais con-
damnés au rebut, ce qui n'avait lieu que dans les cas
extrêmes. Car à Vannes on souiïrait des privations
de tous genres^ et les novices n'étaient pas délicats
en fait d'habillement.
La maturité et la ferveur dont le Frère Olivaint avait
CHAPITRE X. 231
donné tant de preuves durant celte première année
avaient déterminé ses supérieurs à l'envoyer en Belgi-
que pour y professer l'iiistoire, tout en continuant son
noviciat au collège de Brugelelte.
Les trop fameuses ordonnances de 1828 ayant des-
potiquement supprimé les huit maisons d'éducation
chrétienne fondées par les Pères de la Compagnie de
Jésus au prix d'efforts inouïs, sans aucun concours
du gouvernement, mais avec les sympathies univer-
selles de l'épiscopat, du clergé et des catholiques, les
Jésuites, pour servir la France, avaient dû se con-
damner à l'exil. Ils avaient donc ouvert au delà
des frontières des écoles hientôt aussi florissantes
que les séminaires de Saint-Acheul, de Sainte-Anne,
de Montmorillon, et ils s'étaient consolés de leur
proscription envoyant plusieurs générations de jeu-
nes chrétiens, dévoués à Dieu, à l'Église et au pays,
se succéder dans les collèges de Fribourg en Suisse,
du Passage en Espagne, de Brugelette en Belgique.
Ce dernier établissement scolaire avait été fondé le
29 octobre 1835. Il comptait donc déjà onze années
d'existence et se trouvait en pleine prospérité quand
le Frère Olivaint y arriva. Il y venait novice et pro-
fesseur tout ensemble, chargé d'enseigner et plein
du désir d'apprendre. Mêlé à la vie intime d'un grand
collège, sans participer à la direction, le futur rec-
teur de Vaugirard eut tout le loisir d'observer la mar-
che régulière imprimée aux études par le Ratio stu-
diorum de la Compagnie de Jésus et surtout de se
bien pénétrer de l'espn/, sans lequel les meilleures
règles sont lettre morte.
31
232 PIERRE OLIVAINT.
Il admirait surtout cette vie de famille qui unis-
sait si bien entre eux et les Pères et les enfants, exi-
lés les uns pour les autres; cette confiance absolue
des parents en des maîtres qu'il fallait aller chercher
si loin, cette piété franche et virile qui donnait à tout
le reste un caractère profondément chrétien. Pierre
Olivaint, au milieu de cette nombreuse jeunesse,
sentait grandir en son cœur l'amour et le dévouement
pour elle. Il était père chaque jour davantage et dans
le sens le plus élevé de ce mot. Et comme il com-
prenait bien les devoirs de cette paternité spirituelle !
Quel respect et quelle tendresse il avait pour l'âme
des enfants!
« Ah! mon ami, écrivait-il k un jeune père de
famille, la maladie de ton cher enfant t'a révélé
combien les entrailles de l'amour paternel sont en
toi tendres et profondes. Élève-toi donc par la pensée
jusqu'à cette paternité suprême dont toute paternité
descend. Efforce-toi de comprendre le cœur de Dieu
et son amour incompréhensible. Oh! quelle bonne
voie que celle de ion amour de père pour aller à
Dieu! C'est parce qu'il est père que les maladies
de notre âme affligent tant son cœur; c'est parce
nu'il est père qu'il a tant ait pour nous rendre la
vie, que l'Incarnation s'est accomplie, que le Sauveur
est mort sur le Calvaire ; c'est parce qu'il est père
qu'il nous a donné dans Marie une Mère qui veille
sur nous avec plus de sollicitude encore que la
mère de ton enfant n'a veillé sur lui. Sic Deus dilexit
mundwm; Dieu a tant aimé le monde ! Ce motnJà, cher
ami, renverse toutes les objections. A quels sacrifi-
CHAPITRE X, 233
ces, à quels abaissemcnls, à quelles souffrances,
n'aurais-tu pas consenti pour sauver ton enfant! Ne
félonne donc plus que Dieu se soit fait homme, qu'il
ait voulu s'abaisser et souffrir pour nous sauver et
nous prouver son amour. Si quis amat, intelligit. Oh!
oui, tu aimes, tu comprends. Crois donc, élève jus-
qu'à Dieu ton amour; il redescendra sur ton petit en-
fant plus tendre encore et plus pur, comme une bé-
nédiction fécondée par la grâce. Il a déjà sept mois,
le cher petit; bientôt il va parler. Que ce soit une
joie pour toi de l'entendre dire avant le tien le nom
du Père qui est au ciel. Quelle douce occupation, si
tu te mettais, toi aussi, à lui apprendre ses petites
prières! Connais-tu rien de plus touchant qu'un pe-
tit enfant qui prie le bon Dieu? Si je n'étais pas
maintenant, par un insigne bienfait de Dieu, aussi
pauvre qu'un rat d'église, je voudrais donner à ton
cher fils une médaille delà sainte Vierge. Fais-lui ce
cadeau pour moi, cher ami, cl suspends à son cou
cette image protectrice de Marie Immaculée; puis
quelquefois, quand, prenant ton marmot entre tes
bras, tu verras la figure de notre bonne Mère, dis en
toi-même la courte prière qui en fait l'exergue :
0 Marie^ conçue sans péché ^ priez pour nous qui avons
recours à vous! Crois-le, cher ami, cette invocation
sera puissante pour t'obtenir enfin le don comple
de la foi et changer en une paix inaltérable les amer-
tumes de ton cœur. Comment ! Dieu ne se serait pas
réservé le droit d'éclairer une âme sans qu'elle ait
besoin de pâlir pendant de longues années sur de
gros livres ? Die i n'aurait pas eu pitié par avance de
234 PIERRE OU VAIN T.
ceux qui, comme toi, ne peuvent se livrera une étude
sérieuse de la vérité? Il ne leur aurait pas préparé
un moyen plus court et plus facile de s'unir à elle,
c'est-à-dire à Lui-même? Il aurait consenti à n'entrer
jamais dans notre pauvre intelligence avec toutes
ses splendeurs qu'après avoir en quelque sorte subi
toutes les avanies d'une douane soupçonneuse? (Tu
vois que je suis sur la frontière belge.) En vérité, ce
serait là un mystère plus incompréhensible que tous
nos mystères. Non, non ; Dieu se plaît souvent à vi-
siter sa créature, il entre sans avertir comme un
maître dans sa maison, et l'âme reconnaît que c'est
son souverain bien qu'elle possède, à la joie dont elle
est remplie, à la clarté qui l'illumine, à Tardeur
avec laquelle elle se sent portée à ses devoirs et à la
vertu. Prie, nîon bon ami, prie sans te lasser, prie
par l'intercession de la sainte Vierge, prie par les
lèvres de ton enfant et de sa mère. Sais-tu qu'il faut
te dépêcher de dissiper tous tes doutes, si tu veux
être prêt pour aider le bon Dieu dans l'éducation de
ton enfant?
cf Ah! dis-moi, quand tu as vu que la maladie de
ton cher petit n'irait pas à la mort, et qu'il était en
quelque sorte rendu à ton amour, n'as-tu pas cru en
remerciant Dieu ! Qu'il nous serait facile de croire, si
nous nous perdions de vue davantage!
« Je joins à cette lettre une lettre pour ma mère. Si
tu trouvais moyen de la lui porter toi-même, tu lui
ferais bien plaisir et je te serais bien reconnaissant.
Embrasse pour moi ton petit enfant.
« Tu apprendras sans doute avec peine que le
CHAPITRE X. 235
pauvre P. Hcrnslieim est bien malade et peut-être
mort maintenant. »
On voit par le dernier mol de cette lettre et par la
précédente quel afléctueux intérêt le Frère Olivaint
continuait à portera son vieil ami de l'École normale,
à son remplaçant dans la milice dominicaine, au pieux
et aimable Père Pierre Her sheim. Les rapports in-
times qui liaient ces deux âmes également généreuses
allaient être rompus par la mort, ou plutôt la mort
allait imprimer à leur amitié sainte le sceau de l'im-
mortalité.
A la nouvelle du départ de Pierre Olivaint et de
Charles Verdière pour le noviciat, le Père Hcrnslieim
avait adressé à ce dernier la lettre qu'on va lire* :
« Il faut que je t'écrive une fois encore avant ton
départ pour Rome. Tu as pris une grande résolu-
tion : le bon Dieu te conduira. Il te récompensera
de ton exil volontaire et tu retrouveras au cen-
tuple tout ce que tu auras quitté. Chose singulière,
au moment où notre exil finit, le vôtre commence^;
au moment où vous, qui êtes mes anciens, vous
disparaissez dans la solitude, moi je commence à
porter aux fidèles la parole de Dieu. Les desseins de
Dieu sont impénétrables, mais j'avoue que j'éprouve
quelque confusion et quelque honte par ce retour sur
le passé et cette comparaison de vous à moi... Cepen-
dant Dieu a bien fait ce qu'il a fait. Je n'aurais pas,
1. Le 26 juillet 1845.
2. Le P. rierre Ilernsheim, revenu d'Italie en Fronce, habitait le
couvent récemment fondé par le P Lar^rdaire à Nancy.
21*
236 PIERRE OLIVAINT.
comme Olivaint et toi, supporté le séjour du monde
sans danger pour mon salut ; Dieu m'a saisi vigou-
reusement et malgré moi, pour me transporter dans
la solitude. Pour vous, il vous a laissés faire du bien,
parce que ce bien n'avait pas pour votre âme les
mêmes périls. Mais moi, pauvre enfant échappé au
double piège de l'infidélité, de l'incrédulité, ignorant
tous les sentiments chrétiens, pour moi, malheureux,
à qui on n'avait pas parlé de Dieu pendant toute
mon enfance, accoutumé à mépriser, à insulter la
Foi, il fallait bien que Dieu me frappât tout à coup,
qu'il m'arrachât violemment à tant de mauvaises
habitudes de pensées et d'actions, pour me trans-
porter dans son séjour de prédilection, et me vain-
cre par la nécessité subite de devenir meilleur. Oh !
que de bonté, que d'amour de la part de Dieu ! que
d'ingratitude de la mienne! Je l'avoue, j'en suis
quelquefois effrayé; il semble que ce soit une lutte
entre Dieu et moi! Oh! mon bien cher ami, quand
tu seras à Rome, ne manque pas de visiter notre
couvent de Sainte-Sabine, où nous avons habité une
année, et là fais-toi un instant enfant de saint Do-
minique par la ferveur de ta prière pour les fils
nouveaux de ce Saint et pour moi en particulier. Je
ne te dis rien de plus sur Rome; tu ne goûteras
pas tout de suite tout ce qu'il y a de charme et de
grandeur en cette ville, il faut du temps pour que
les yeux voient et que le cœur sente tout ce qu'il y
a à voir et à sentir sous ce ciel, au milieu de ces
ruines, en ce rendez-vous de la vie et de la mort, où
la vie pourtant triomphe avec Jésus-Christ, comme
CHAPITRE X. 237
l'atteste l'inscription de l'obélisque qui s'élève sur la
place de Saint-Pierre : Cliristus régnât^ Christus im-
peratj vicit Léo de tribu Juda! Ne passeras-tu pas à
Nancy en allant à Rome? Ce n'est pas trop le chemin,
je crois. Enfin, si Dieu me prive de ce plaisir comme
il a fait pour Olivaint, que sa volonté soit faite. Tu
devrais tâcher pourtant de faire ce petit détour.
« Adieu, mon bien cher ami, adieu ! Le temps et l'es-
pace nous séparent : mais qu'est-ce que le temps et
l'espace? L'esprit de Dieu, qui fait que nous sommes
les membres d'un même corps, nous réunit en Notre-
Seigneur Jésus-Christ.
« Adieu ! tout à toi.
« Fr. Pierre Hernshcim,
« des frères Prêcheurs. »
Le saint religieux qui traçait ces lignes appartenait
à peine encore à la terre; chacune de ses heures sem-
blait être la dernière, tant son corps s'affaiblissait,
tant son dme se dégageait de toute chose, pour ne
plus aspirer qu'au Ciel ! Il avait trente ans; mais en
peu de jours il avait consommé son œuvre ici-bas.
La foi, en illuminant son intelligence, en ravissant
son cœur, préludait pour lui aux joies ineffables de
la vision béatifique. Le philosophe chrétien n'avait
plus qu'un livre après l'Évangile : c'était la Somme de
saint Thomas. « Je n'ose pas, écrivait-il un jour à
Charles, je n'ose pas commencer à te parler de saint
Thomas, de peur d'être trop long ; mais c'est vrai-
ment un docteur angélique, je dirai presque un
ange docteur. Courage, courage, poursuivait Herns-
238 PIERRE OLIVAINT
heiiii, combattez dans le] monde pendant que nous
nous préparons, combattez et priez pour ceux qui
combattront bientôt... »
Dieu montre parfois à ses saints, pour éprouver
leur constance, tout un avenir de travaux, de luttes
et de douleurs qu'ils n'auront pas à souffrir. Ainsi
François Xavier, mourant en face de la Chine, eut le
mérite de tous les sacrifices qu'il avait acceptés d'a-
vance. Ainsi le Père Hernsheim fut apôtre seulement
par le désir. Il apparut dans la chaire de quelques
églises de Paris \ plein de foi, de zèle et de candeur;
mais Dieu se contenta de ces prémices. Quel prédica-
teur cependant n'eût pas été celui qui disait de son
premier ministère apostolique : « Tout grandit au-
tour de moi, depuis que l'Église m'envoie, et il me
semble que je suis comme un petit brin d'herbe à qui
l'on aurait dit : Va, je te charge de changer le monde,
de faire des révolutions au milieu de ces arbres im-
menses qui sont autour de toi... Pauvre petit brin!
comment communiquera-l-il sa sève aux chênes et
aux cèdres?... »
Le brin d'herbe, ou plutôt la fleur éclose aux rayons
dû la Grâce, fut prématurément cueillie par la main
de Dieu.
A l'automne de l'année 1847, le Frère Charles Ver-
dière, ayant terminé son noviciat, revenait de Rome
et passait par Nancy. « Profitant de l'heure laissée
pour le repas aux voyageurs de la diligence, ra-
conte-l-il lui-môme, je courus à la rue Sainte-Anne,
1. A Noire Dame-des -Victoires, à Saint-Jacaues-du -Haut-Pas
CHAPITRE X. 239
pour y voir le Père Hcrnsliein), ne me doutcint pas
que je le trouverais malade et mourant. On me lit
monter près du lit où il gisait, vêtu de sa grande
robe blanche, la barbe longue et une croix blanche
près de lui. Il s'éteignait lentement; il voulut en-
core me parler du Ciel ouvert pour lui, et y donner
rendez-vous à Olivaint, à Pitard, à moi, à tous ses
chers camarades d'École, n'oubliant pas ceux dont
Dieu attendait encore la conversion : l'un de ceux-là
pleurait, au pied du lit, avec nous. >>
Le Père Hernsheim mourut doucement, au chant
du Salve, Begina^ . Ainsi, des deux amis qui s'étaient
donnés au P. Lacordaire à la place d'Olivaint, l'un,
Hippolyte Réquédat, avait porté quelques mois seu-
lement la robe blanche ^ et l'autre, Pierre Hernsheim,
après peu d'années, disparaissait à son tour!
Le novice deBrugelette eut, vers le même temps, à
faire le grand sacrifice qui, pour le religieux, est une
bienheureuse mort. Quandvint le second anniversaire
du 3 mai, il prononça les vœux qui le séparaient du
monde et l'unissaient plus que jamais a Dieu
En embrassant le crucifix qui devenait son unique
trésor, c'était la pauvreté, la chasteté, l'obéissance,
qu'il embrassait avec amour, c'étaient les mépris du
monde, et la persécution promise à tous ceux qui
veulent vivre pieusement au service du Seigneur Jé-
sus'; c'étaient les rudes labeurs de l'apostolat et en-
1. Le 14 novembre 1847.
2. 11 mourut le 2 septembre 1840.
3. Omnes qui pie volunt vivere %n Christo Jesu persecutionem
patieniur (u Tim., m, 12).
240 PIERRE OLIVAINT.
fm, — ce qu'il ignorait alors, ce qui aurait mis le
comble à sa joie, •— la mort sanglante du martyre.
Comme s'il en eût eu déjà le pressentiment, il s'é-
criait : ce Venez maintenant, Agneau dominateur,
Agneau si doux, venez! attirez-moi après vous! J'ai
résolu de vous suivre. Les pourparlers sont finis, l'af-
faire est conclue Où que vous alliez, je mettrai mes
pieds dans l'empreinte de vos pas M »
Le Frère Olivaint rentra en France, à la fin de l'an-
née scolaire (1847) et retourna scolastique à Laval, —
scolasiique, c'est- à-dire écolier, — écolier à trente et un
ans, avec la perspective de passer encore quatre an-
nées sur les bancs, occupé d'études ttiéologiques
auxquelles ses précédents travaux ne l'avaient pas
préparé. Mais comme il comprenait bien la nécessité,
pour un prêtre, et pour un prêtre de la Compagnie de
Jésus, d'approfondir la science sacrée!
Dans un discours prononcé, quelques mois plus
tard, devant la communauté de Laval, à l'occasion
du renouvellement des premiers vœux, il eut l'heu-
reuse pensée de prouver qu'une alliance indissoluble
doit régner entre la science et la vertu. S'inspirant
de la parole que Jésus-Christ disait de son saint pré-
curseur : C'était une lampe ardente et brillante ^j le
Frère Olivaint résumait ainsi toute sa thèse : « Qui-
conque est choisi pour être précurseur de Celui qui
est la lumière, s'il veut mériter le même témoignage,
ne doit pas, en séparant la vertu et la science, di-
1. Notes du noviciat.
2. Sainl Jean, v, 35.
CHAPITRE X. 241
viser le divin (lambeau. Il faut, disait-il, que le
clergé recouvre la science sacrée que doivent garder
ses lèvres. Satan est logicien, comme on aimait à
dire au moyen âge; il déploie contre le Christ et,
son Église toutes les ressources de sa fausse science
et de son infernal génie. Au nom de l'avenir et du
progrès, l'erreur, se survivant à elle-même, repa-
raît avec ses vieilles doctrines mille fois vaincues,
qui n'ont changé que de forme et de nom et dont le
triomphe rejetterait le monde vingt siècles en ar-
rière.
« Mais contre cet amas d'absurdités grossières et
de honteuses conséquences, ne suffit-il pas d'en ap-
peler à la conscience et au bon sens? Ne nous y trom-
pons pas ; il y a autre chose aussi dans ces doctrines,
par où elles assurent leur empire sur les âmes, et
nous imposent, à nous, l'obligation d'un rude labeur,
Omnia adversus veritaiein de ipsa veritate constructa
sunt, a dit Tertullien : c'est sur des pierres arrachées
au temple de la vérité que l'erreur asseoit son édifice
maudit. »
Ici, le Frère Olivamt évoquait de récents souvenirs;
il racontait à ceux qui n'avaient pas traversé le
môme milieu comment l'erreur, « non contente de
pervertir la raison par le raisonnement, s'efforce
d'enrôler la foi môme sous la bannière rationaliste;
comment elle détache quelques pierres du monu-
ment immortel et crie ensuite à tout l'univers :
Reconnaissez-moi, je suis la vérité, je suis le chris-
tianisme! «Il signalait ces nouveaux Alexandrins, ces
Gnostiques modernes dont il avait entendu les mai-
%k9> PIERRE OLIVAINT.
très célèbres. Pour combattre ces habiles adver-
saires, il conviait ses frères à ne rien négliger, ni
la théologie, ni la philosophie, ni l'histoire. « Quels
regrets n'aurions-nous pas, disait-il, si, dans un ave-
nir qui n'est pas loin peut-être, — tant la Providence
semble presser sous nos yeux le dénouement des
révolutions, — nous n'étions pas prêls à dispenser
le trésor de la science aux générations avides, aussi
libéralement au moins que nos rivaux ! »
Mais, pour en arriver là, il faut bien plus que
l'étude et la science : il faut la piété et la vertu.
« L'homme sans la piété, sans la vertu, pervertit la
science qui le pervertit à son tour, scientia inflat; il
met au hasard son propre salut par les dons mêmes
qui devaient l'assurer en sauvant aussi ses frères.
Qu'il est facile d'abuser delà science! que les succès
y sont dangereux; que l'encens des louanges qu'elle
attire est subtil et pénétrant; que sa vapeur monte
vite à la tête et trouble aisément les résolutions d'hu-
mihté qu'on croyait les plus solides, — et combien
n'en avons-nous pas vu, de nos jours même, que le
vertige de la gloire humaine a précipités dans les
égarements les plus déplorables!
« 0 mon Dieu! vous pénétrez le fond de nos cœurs ;
si nous vous supplions tous les jours de bénir nos
travaux, c'est seulement en vue de votre plus grande
gloire. Mais, si nous devions nous attribuer vos dons,
les prostituer et nous perdre en achetant par eux de
misérables distinctions et de vaines louanges, Sei-
gneur, ne nous introduisez pas dès cette vie dans le
sanctuaire de votre science ; donnez-nous votre amour,
CHAPITRE X. 243
donnez-nous riiumilité, la vertu solide : avec cela
nous serons assez riches ! ^^
Durant cette période, la correspondance du Frère
Olivaint avec ses amis, sans s'interrompre tout à fait,
devient naturellement moins active. Quelques lettres
cependant ont été conservées, qui exhalent ce par-
fum de piété et de tendresse qu'il respirait lui-même
avec tant de joie dans les œuvres des saints docteurs.
Chez lui comme chez eux on trouve, pour emprunter
son expression gracieuse, « des paroles charmantes
qui viennent tout à coup s'épanouir comme des
fleurs. »
« J'apprends avec plaisir, écrivait-il le 29 mai 1849,
que Y*** va passer son dernier examen, et qu'il porte
une grande barbe ; mais, entre nous, est-il un peu
plus sage? S'il m'en souvient bien, il avait un peu
peur de moi jadis. Sans faire le croque-mitaine, mal-
gré ma soutane noire, je voudrais bien l'engager à
devenir tout à fait bon enfant, c'est-à-dire à joindre
aux bonnes qualités qu'il avait déjà quelques autres
qui lui manquaient encore. Mais avec la barbe j'es-
père qu'elles auront poussé, l'éloignement de Paris y
contribuant un peu, comme aussi tes conseils et ton
exemple. »
Il se réjouissait surtout et bénissait Dieu du nota-
ble changement qui s'opérait dans les sentimenfs de
sa mère. Au moindre progrès qu'il remarquait en elle,
son cœur s'épanchait avec reconnaissance dans le
cœur d'un ami.
« Ma mère m'a écrit, il y a quelques jours, une
bien bonne petite lettre, qui m'a fait plus de plai-sir
22
244 PIERRE OLTVAINT.
que toutes celles qu'elle m'avait adressées jusqu'ici
depuis mon départ.... J'espère bien que le bon Dieu
ne cessera pas de veiller sur ma pauvre mère : je l'ai
quittée pour lui. Il la soignera pour moi. J'ai con-
fiance que le sacrifice même qui lui a tant coûté tour-
nera à sa consolation, malgré les larmes qu'ellepeut
verser encore.
« Si la vie qui nous attend dans l'autre monde est
bien heureuse, il faut avouerquelavie d'ici-bas, pour
quelques-uns surtout, est bien amère, et ma pauvre
mère a eu largement sa part de tribulations et d'an-
goisses. Mon cher ami, c'est une raison pour moi d'es-
pérer davantage ; car enfin notre Dieu est le bon Dieu
et sa miséricorde dépasse infiniment nos misères. Le
départ de mon frère Jules pour La Rochelle aura été
encore une peine de plus pour ma mère. J'admire avec
quelle résignation elle m'en paile. Elle est toujours
généreuse. «
Les événements politiques qui suivirent la révolu-
tion de Février n'avaient pas troublé la paix du sco-
lasticat de Laval. La vie des théologiens restait tou-
jours partagée entre la prière et l'étude.
Cependant, vers la fin de septembre 1849, la maison
de Saint-Michel fut en grand émoi. Le R. P. Roothaan,
général de la Compagnie de Jésus, chassé de Rome
avec Pie IX par la Révolution, profitait des jours de
son exil pour visiter les maisons de France. Son ar-
rivée à Laval causa une immense joie parmi cette
nombreuse famille qui comptait elle-même plusieurs
proscrits.
Pour donner à la récciHion une plus grande solen-
CHAPITRE X. 245
nitc, tous les jeunes étudiants de Théologie convin-
rent d'ofTrir au R. P. Général une séance littéraire,
où les vers et la prose exprimeraient en cinq ou
six langues les mêmes sentiments de vénération et
d'amour.
11 était naturel que le sujet unique fût, en pareil
lieu et en pareille circonstance, /a Com;9«^me de Jésus.
Éducation, apostolat en Europe, missions lointaines,
on passa toutes les œuvres en revue. Pour sa part, le
F. Olivaint eut à parler de ce qu'il appelle avec raison
le litre le plus glorieux de la Compagnie, de son at-
tachemenl à Rome et au vicaire de Jésus-Christ.
De cette harangue fort bien écrite, et parfois élo-
quente, nous citerons seulement cette dernière phrase,
qui nous révèle où tendaient dès lors les ardentes
aspirations de son cœur :
« .... Nous en gardons la douce espérance : le Gcsù
recevra bientôt les larmes et les prières de la Com-
pagnie; Notre-Seigneur sera glorifié dans son tem-
ple, et, prosternés aux pieds de son auguste repré-
sentant, nous pourrons dire encore par la bouche de
Celui qui porte tous nos cœurs en son cœur : c^ 0
Père! tout indignes que nous en sommes, nous brû-
lons du désir de donner notre sang, notre vie et la
moelle de nos os pour l'Église et pour vous. »
Les mêmes sentiments se retrouvent dans unepièce
de vers composée, quelques mois plus tard, par le
F. Olivaint, et dont nous détachons quelques stro-
phes. Nous ne croyons pas que l'auteur eût la voca-
tion de poète ni qu'il y prétendît aucunement. Mais,
dans ces vers, les seuls que nous possédions de lui.
246 PIERRE OLIVAINT.
se révèle l'amour du religieux pour sa vocation, le
dévouement, d'un fils pour sa mère. A ce titre, ils mé-
ritent de trouver place ici.
Que de Chrétiens, même fidèles,
Nous disent : Vous venez trop tard ;
Il faut un nouvel étendard
Pour vaincre les erreurs nouvelles.
Mais d'ennemis plus clairvoyants
J'en crois la haine rajeunie :
Non, non, petite Compagnie,
Non, non, tu n'as pas fait ton temps.
Jamais cette ineffable grâce
Des amertumes du Sauveur
Ne coula plus vive en ton cœur.
Ahl toujours sur toi veille Ignace :
Tes fils sont dans le monde errants;
Jamais tu ne fus plus honnie,
Mais aussi, jamais plus bénie :
Non, non, tu n'as pas fait ton tempj.
Et d'où viennent à ta lumière
Ces fiers échappés de Terreur?
Ton nom seul leur faisait horreur,
Et les voilà sous ta bannière !
Qui, par des coups assez puissants,
A vaincu leur haine charmée?
C'est Dieu qui lève son armée :
Non, non, tu n'as pas fait ton lemp?.
J'entends TEglise qui t'appelle ;
Je vois ses fils, de toutes parts
Vers toi retournant leurs regarda,
Fonder leur espoir en ton zèle.,,.
CHAPITRE X. 247
Nous aurons des combats sanglants;
Mais la victoire est assurée ;
Dieu pour la Croix l'a préparée.
Non, non, tu n'as pas fait ton temps.
Entiii l'heure sonna pour le F. Olivaint de recevoir
le sacerdoce. Devenir prêtre, oITrir chaque jour l'ado-
rable Victime, remplir, auprès de Dieu pour les hom-
mes, roffice divin de médiateur, prêcher avec Tauto-
rité du sacré ministère l'Évangile du salut, ouvrir par
l'absolution le ciel aux pécheurs, guider les àmcs gé-
néreuses dans les voies parfaites, telle était la per-
spective de ce prochain avenir. A la veille de ce grand
jour, il mandait à un ami : « J'espère que tu vas,
mon cher ami, te décider à écrire à ton pauvre jé-
suite au moins quelques lignes, ne fût-ce que pour le
féliciter de la grande nouvelle qu'il t'annonce aujour-
d'hui. Sache donc, mon ami, que je dois être ordonné
prêtre le 21 de ce mois*, c'est-â-dire que je vais être
enfin armé de toutes pièces pour travailler à la gloire
du bon Dieu. »
Une année après, il arrivait à Paris, apportant à sa
mère une de ses meilleures bénédictions.
Une année entière s'écoula dans une relraitre
presque absolue. Envoyé à la maison de la rue des
Postes, le P. Olivaint y partagea son temps entre
l'étude et quelques humbles ministères au dehors,
a II se fit aussitôt remarquer par sa grande humilité et
sacharité prévenante, dit un des religieux qui vécurent
alors avec lui. 11 se plaisait uvec les jeunes Frères sco-
1. Septembre 18jO.
248 PIERRE OLIVAINT.
lastiques, et pour les édifier, il leur racontait avec
simplicité les premières consolations de son apostolat
auprès des pauvres; il leur disait sa joie de se retrou-
ver prêtre dans ce quartier Moufîetard qu'il avait
évangélisé déjà, simple laïque, et de pouvoir donner
l'aumône spirituelle de la parole évangélique et des
sacrements à ses chères familles d'autrefois....
« Un jour, raconte un bon Frère sacristain, la sœur
Rosalie se dit que, si ses filles pouvaient entendre la
messe à cinq heures, chacune d'elles gagnerait par
jour au moins une heure au bénéfice des pauvres.
Or, c'était l'hiver ; il s'agissait d'aller dire la messe
chez les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, au faubourg
Saint-Marceau; car il était imprudent de les laisser
parcourir les rues dès quatre heures et demie du malin
par les plus mauvais temps. On vint réclamer le se-
cours d'un prêtre. Dès que le P. Oiivaint eut connais-
sance de ce désir de la sœur Rosalie, il s'offrit lui-
même pour ce qui était humainement une corvée
pénible, mais un gain considérable aux yeux de la
foi. J'ailais souvent avec lui, ajoute le même Frère,
pour servir la messe. Un matin, il dit à son compa-
gnon de roule : « Quel profit nous faisons, cher
Frère I Quinze ou vingt heures de bonnes œuvres de
plus par jour, accomplies par les Filles de la Charité
dans ce quartier!.... Mais c'est immense!... » Peut-
être, ajoutait le narrateur, ne sont-ce là que des faits
dignes tout au plus d'être mis dans le traité des
petites vertus; pour moi, je regardais cela comme
magnifique. »
L'humilité du P. Oiivaint était d'allure aisée et
CHAPITRE X. 249
jojeuse, sans aiïeclation ni contrainte. A ses autres
modestes fonctions il joignait l'emploi desous-biblio-
tliécaire, et comme le savant religieux chargé du
soin de la grande bibliothèque de la maison laissait
peu de chose à faire de ce côté, son adjoint s'était mis
tout entier (\ l'organisation d'un dépôt de livres
usuels plus spécialement destinés aux frères étudiants.
Un jour qu'avec l'un de ces derniers il était, en grand
tablier bleu, un plumeau à la main, perdu dans un
nuage de poussière, la porte s'ouvre tout à coup et
un de ses anciens camarades s'arrête, un peu surpris,
sur le seuil. « Mon cher, je ne t'embrasse pas, dit
gaiement le P. Olivaint: vois mes mains! —Toujours
le môme, répondit le visiteur, toujours le même !
C'est ainsi que tu faisais déjà à l'École normale. >>
Cette première année de sacerdoce s'écoula vite au
milieu de ces travaux obscurs. Et que de fois, placé
sur un plus grand théâtre, le P. Olivaint ne se prit-il
pas à regretter sa paisible cellule de la rue des Postes
et son humble apostolat de la rue Mouiretard !
CHAPITRE XI
Vaugirard. — Débuts du collège. — Le P. Olivaint profossear
d'histoire.
îl est un art, — Dieu le révèle aux Saints, — de vuir
en toute chose le côté surnaturel, de viser à l'Éter-
nité à travers les préoccupations du temps, de mar-
quer l'action la plus indifférente au coin de Jésus-
Christ, de telle sorte qu'elle devienne, pour celui qui
la fait et pour plusieurs autres, la monnaie du ciel.
Le P. Olivaint, jeté de nouveau dans les pénibles
labeurs de l'enseignement, ne se laissera pas dis-
traire du grand but qu'il poursuit : sauver le plus
d'âmes possible, pour glorifier Dieu davantage, ad
majorem Dôi gloriam! Professeur, préfet des études,
recteur, il n'en fera pas moins l'œuvre apostolique,
au même titre que le missionnaire et le prédi-
cateur.
Après une longue et austère préparation de sept
années, parvenu à la pleine maturité de l'âge, du
talent et de la vertu, il entrait enfin dans la vie
CHAPITRE XI. 251
active. Homme d'éducation, il avait naturellement
sa place marquée dans un collège ; il fut destiné à
celui de Yaugirard, dont la Compagnie de Jésus pre-
nait à ce moment môme la direction.
C'est là que, durant treize ans, il se dépensera
sans mesure, pour assurer les progrés de plusieurs
centaines d'enfants dans les lettres et les sciences,
surtout dans la fo;et la vertu. Désormais le nom du
P. Olivaiat sera inséparable du nom do Yaugi-
rard.
Ce collège avait eu d'humbles commencements
dont il n'est pas hors de propos de résumer ici
l'histoire M. Teysseyre, l'un des plus fervents dis-
ciples du saint Père Delpuits, ancien élève de l'École
polytechnique, puis prêtre de Saint-Sulpice, en est à
bon droit regardé comme le premier fondateur. La
petite communauté des clercs qu'il avait, en 1814, éta-
blie rue du Regard et qui, l'année suivante, protégée
par Louis XYIII, prit le nom de maison des clercs de
la chapelle roijale, avait commencé avec quatre en-
fants. Mais l'œuvre prit des accroissements si rapides
qu'en vingt années elle avait donné à l'Eglise deux
cents prêtres, parmi lesquels sept évêques et grand
nombre de religieux.
En 1829, l'institution se transforma, sans rien
perdre de son esprit profondément chrétien. Jusqu'a-
lors elle n'avait pas même eu de maison qui lui ap-
partînt. M. l'abbé Poiloup, l'un des successeurs de
M. Teysseyre, profita d'une occasion providentielle
252 PIERRE OLIVAINT.
pour acheter, a Vaugirard, une magnifique propriété
qui, avant la Révolution, servait de campagne au
clergé de la paroisse de Saint-Sulpice. Une galerie
souterraine traversant la rue mettait ce vaste enclos
en communication avec une modeste maison qu'on
vénère encore aujourd'hui comme berceau de la so-
ciété fondée par M. Olier.
De temps immémorial,Vaugirardfutunlieu spécia-
lement consacré eàla très-sainte Vierge^ Dans le cata-
logue des prêtres du séminaire de Saint-Sulpice, con-
l. Le territoire de Vaugirard dépendait de l'abbaye de Saint-Ger-
main des Prés. Gérard de Moret, abbé de Saint-Germain au treizième
siècle (r258-1278), fit bâtir une chapelle en l'honneur de saint Vincent
sur l'emplacement actuel de la rue des Vignes. De là le nom donné
au village : Valgérardj Vaulgérard^ Vaugirard. En 1342, fut cons-
truite une église en l'honneur de la sainte Vierge au lieu maintenant
occupé par la petite place en face du collège. — En 1453, elle prit le
nom de Notre-Dame de Saint-Lambert, à cause des reliques de l'évoque
deMaëstricht dentelle s'enrichit. A la Révolution, Vaugirard devint la
commune Jean-Jacques Rousseau, et l'église fut consacrée à la
déesse Raiso7i! La statue miraculeuse de la très-sainte Vierge fut
mise en pièces, mais celui qui porta le premier coup de hache eut l'œil
crevé par un éclat de bois, et un de ses complices la jambe cassée. La
vieille église paroissiale, restaurée à grand'peine, a disparu ; elle est
aujourd'hui remplacée par une plus grande et plus belle. — Le terri-
toire de Vaugirard a été de tout temps l'asile préféré des communautés
ecclésiastiques et religieuses. Le collège de Laon, situé sur la monta-
gne Sainte-Geneviève, avait à Vaugirard une maison succursale (à la
place de l'ancienne mairie). Le séminaire de la Sainte-Famille, ou des
Trente-trois, fondé par Claude Bernard, dit le pauvre prêtre, avait
également à Vaugirard sa maison de campagne. Il en était de même
du séminaire, des Robertins, de la communauté de Lisieux, des
Tkcatins, du noviciat des Frères des écoles chrétiennes, fondé par le
Vénérable de la Salle à Vaugirard, mais transporté à Paris, etc.. .
Voir VHistoire de Vaugirard ancien et moderne, par L. Gaudreau,
curé du lieu, Paris, Dentu, 1842.)
CHAPITRE XI. 25Î
serve aux archives de la communauté, il est toujours
qualifié du titre touchant de village de la bienheu-
reuse Marie : Oppidum BecUœ Mariœ. Grâce à la dévo-
tion spéciale des habitants pour la Mère de Dieu,
cette paroisse fut longtemps renommée pour sa foi ut
la régularité de ses mœurs. M. Poiloup eut à cœur de
restaurer avec éclat, dans le nouveau collège, ce culte
traditionnel. Ce fut le 1" Mai 1830 que son zélé colla-
borateur, M. Georget, se transporta de la rue du
Regard à Vaugirard, avec une division composée des
plus petits enfants. '< Tout s'annonçait sous les plus
heureux auspices, lorsque éclata la révolution de
Juillet. On put croire un instant que la petite com-
munauté allait disparaître dans la tempête, mais
non; elle allait au contraire être transformée en
ce grand et bel établissement de Vaugirard qui de-
vait hériter de son esprit, en même temps que de ses
maîtres et de ses élèves. Ce fut encore le l"Mai 1834
que fut posée la première pierre de ces magnifiques
bâtiments quidevaient êtrele sanctuairede la science
et de la piété pour tant d'enfants appartenant à des fa-
milles patriarcales, l'honneur de notre pays, qui ont
conservé la foi et les traditions de la France. Remar-
quons-le en passant, tous les actes de nos vénérés
maîtres s'accomplissaient en des jours consacrés
à l'auguste Mère de Dieu *. » Ce fut la veille de Voctavt
de C Immaculée Conception , tous les enfants étant
pour la première fois réunis, qu'eut lieu la véritable
prise de possession ^ Derrière l'autel de la chapelle,
1. Notice sur M. Geoi^gtl^ p. 1, 8.
2. Oraison funèbre de M. Poiîoup par le P. Olivaiul.
254 PIERRE OLIVAINT
une vaste peinture de Fragonard, représentant la
Reine du ciel environnée des chœurs angéliques, rendit
sensible aux regards la pensée chrétienne qui avait
présidé à l'heureuse fondation.
Pendant cette seconde période de vingt années, le
collège de M. Poiloup se maintint au premier rang,
pour la force des éludes, la régularité de la disci-
pline, la solide piété. « Dans les maîtres, zèle, dé-
vouement, oubli de soi; dans les disciples, confiance,
ouverture, abandon, docilité ; dans tous, piété ten-
dre, charité expansive, bonne volonté courageuse,
épanouissement joyeux, » tel est le tableau véridique
tracé par un témoin digne de toute croyance K
Henri de Riancey, une des gloires de cette maison,
pouvait dire avec une légitime fierté, en parlant sur
la tombe de J\J. Poiloup des enfants que ce saint
prêtre avait élevés . « Nous sommes partout, dans la
magistrature, dans l'armée, dans le sacerdoce, dans
la diplomatie, dans Tadministration des affaires
publiques, dans les lettres, dans la médecine.... » Et
le P. Olivaint attestait « que partout où il trouvait les
élèves de M. Poiloup, il avait le bonheur de reconnaître
en eux des catholiques dévoués, des prêtres zélés,
des hommes de devoir , d'excellents pères de fa-
mille^. »
Cependant M. Poiloup, d'une santé toujours fort dé-
licate, après une longue et laborieuse carrière, éprou-
I. M. Maréclial, supérieur du séminaire crissy. Paroles adressées à
une réunion d'anciens élèves de la rue du Regard^ *le Vaugirard çî
d'Auteuil.
ï. Uiaiôoa funèbre de M. Poilonp.
CHAPITRE XI. 255
vait un indispensable besoin de repos. En jetant les
yeux autour de lui, il Irouvaitdcs collaborateurs intel-
ligents et dévoués, mais dont lui-même étaitle centre
et que son départ laisserait sans cohésion ni lien. Il
jugea donc nécessaire, pour assurer l'existence et la
prospérité de son œuvre, de la confier à une congré-
gation religieuse.
La loi de 1850, rendue en conséquence de rarticlo
9 delà Constitution de 1848, avait supprmié le mono-
pole et étendu le bienfait de la liberlé d'enseignement
à tous les citoyens français, môme « aux membres
des congrégations non autorisées par l'État. ^^ Bien
plus, mise en demeure de se prononcer explicite-
ment sur la Compagnie de Jésus, l'Assemblée légis-
lative avait eu l'impartialité de l'admettre au
bénéfice du droit commun, sur les éloquentes repré-
sentations de M. Thiers lui-même.
Il s'agissait de mettre aussitôt à profit tout ce que
la loi nouvelle accordait de liberté. Les évoques de
France rivalisaient de dévouement et de zèle; des chré-
tiens généreux suivaient leur exemple, et de toutes
parts s'ouvraient de nouveaux établissements d'éduca-
tion dont plusieurs sont encore aujourd'hui prospères.;
La Compagnie de Jésus contribua pour sa part h ce
travail de restauration. Dès 1850, elle reprenait, au
collège de la Providence (Amiens), les traditions de
Saint-Acheul. L'ancien recteur de Brugelette, le
R. P. Pillon, rétablissait le collège de Vannes après
une interruption de quatre-vingt-neuf ans. La reli-
gieuse cité d'Avignon voyait naître le sien dès le mois
de janvier 1850; puis s'étaient successivement ouverts
256 PIERRE OLIVAINT.
es collèges de la Sauve (Bordeaux), de Dole, de Metz.
Cependant, il semblait que le plus important restât
encore à faire, tant que l'enseignement libre n'au-
rait pas conquis sa place à Paris.
Le vieux collège de Clermont, auquel Louis le Grand
avait octroyé son nom, était devenu, après bien des
vicissitudes, un lycée de l'État. îl s'agissait, chose
humainement impossible, d'ouvrir en pleine capitale,
sans autre protection que celle du Ciel, une nou-
velle école qui ne fût pas indigne de son aînée.
L'ère de la liberté d'enseignement ne comptait que
deux années, lorsque M, l'abbé Poiloup conçut de-
vant Dieu le projet de céder ;'i la Compagnie de Jésus
son collège de Vaugirard. Colle offre, qui n'avait pas
été sollicitée, fut, après une mûre délibération, favo-
rablement accueillie. Mais à peine la nouvelle fut-elle
connue, qu'une émotion bien naturelle se fit sentir
parmi les anciens professeurs. « Une pénible sépa-
ration eut lieu, dit l'auteur de la notice déjà citée*,
entre MM. Poiloup et Georget d'une part, et les
professeurs de l'ancien Vaugirard d'autre part.
Nous trouvons des deux côtés les motifs les plus
purs, des intentions non-seulement droites, mais
toutes surnaturelles. » Seulement le point de vue
était diffèrent. M. l'abbé Lévesque, suivi de pres-
que tout le personnel de la maison, alla fonder
un nouvel établissement à Auteuil. « Et il y eut ainsi,
disait plus tard le P. Olivaint dans une circonstance
mémorable, deux coups de providence. Ce fut un
J. Notice sur M. Georgd, p. 10.
CHAPITRE XI. 257
premier coup de i)rovidence que la décision prise
par M. Poiloup en faveur de la Compagnie de Jésus;
sans lui, noire rentrée à Paris, dans l'enseignement,
semblait impossible. Mais ce fut un coup de provi-
dence aussi que la fondation du collège d'Autcuil :
nous l'avons bénie, nous l'avons saluée de nos vœux.
« Ainsi, quand le petit germe de la rue du Regard,
comme le grain de sénevé dont parle l'Évangile, fut
devenu grand arbre, du même tronc Dieu, pour pro-
curer sa gloire, fit sortir ces deux brancbes fécondes
dont l'ombre s'étend sur les deux rives de la Seine,
pour offrir un abri salutaire h un plus grand nombre
d'enfants chrétiens ^ »
Le 3 août de l'année 1852, fête de l'invention du
corps de saint Etienne, le premier des martyrs,
en l'octave de saint Ignace, fondateur de la Compa-
gnie de Jésus, sous les auspices de Marie Immacu-
lée proclamée Patronne du collège, le R. P. Studer,
provincial, accompagné du P. Olivaint, prit posses-
sion de Vaugirard.
Les jours suivants, arrivèrent successivement les
autres Pères chargés de remplir les principaux em-
plois de la maison. Le personnel se composa bientôt
de vingt-neuf Pères et de onze frères coadjuteurs.
Les vacances furent employées ù réparer, à agrandir
ou à mieux disposer les principales parties du vaste
édifice; rien ne fut négligé de tout ce qu'exige l'orga-
nisation d'un grand collège.
Une vague rumeur se répandit alors dans Vaugi-
]. Oraison funèbre de M. Poiloup.
258 PIERRE OLIVAINT.
rard : des forcenés menaçaient, disait-on, de mettre,
durant la nuit, le feu à la maison; on en fut quitte
pour quelques mesures de prudence; la police fit sur-
veiller les abords; puis tout rentra dans l'ordre.
Le 19 octobre, les classes furent ouvertes. Environ
cent soixante enfants étaient présents, dont quarante
au plus étaient anciens élèves du collège; un grand
nombre de parents et d'amis remplissaient la cha-
pelle, quand, à la messe du Saint-Esprit, le P. Oli-
vaint prit la parole et présenta à grands traits le
programme d'éducation qui depuis n'a cessé d'être
fidèlement suivi à Vaugirard*.
C'estVesprit de famille qui doit unir maîtres et élè-
ves, pères et enfants : ancienne tradition, disait-il,
qu'il ne s'agit que de bien garder. « Cet esprit de
famille est une partie précieuse de l'héritage que la
Providence nous appelle à recueillir. Dans cette pieuse
maison, les maîtres étaient tous des pères, et l'un
d'entre eux ^ semblait se réserver les devoirs et les
droits d'une bonté encore plus paternelle, comme
signe distinctif de la supériorité.
« Vous, chers enfants, qui l'avez connu, restez ses
dignes enfants au milieu de nous, c'est-à-dire soyez
vraiment les nôtres; par là, votre reconnaissance
adoucira les angoisses que la séparation coûte en-
core à ce cœur si tendre. Et vous, nouveaux venus,
1. Ce discours a été intégralement publié dans une brochure intitu-
lée ; Un poète réformateur de Véducation. Examen des théories de
M. de Laprade, par le P. Ch. Clair, S. J, Paris, Albanel (Baltenweck),
1873.
ï. M. Poiloup.
CHAPITRE XI. 259
saluez avec respect, avec reconnaissance aussi, l'ami
dévoué de l'enfance, le père de tant de générations de
jeunes gens dont il a sauvé la foi, dans un temps où
les mères chrétiennes avaient tant de peine à trouver
dans la patrie quelques rares asiles pour abriter ce
qu'elles avaient de plus cher au. monde. »
Le P. Olivaint n'entend pas que cette famille ras-
semblée sous les auspices de Marie Immaculée re
garde le collège comme une triste prison. « Ah ! grâce
cl Dieu, nous ne sommes pas des geôliers, nous ne
nous présentons pas même à vous comme des maî-
tres; bien que nous soyons chargés de vous instruire,
le titre qu'avant tout nous ambitionnons, dont nous
sommes jaloux, c'est celui de pères. » Et après de fort
belles considérations sur cette paternité surnaturelle
dont Dieu est le principe comme il en est la fin : « Nous
vous aimons déjà, chers enfants, s'écrie-t-il,ilyaméme
longtemps que nous vous aimons! Ne le sentez-vous
pas à maparole?Ah! je l'espère bien, ma voix ne trahit
pas mon cœur. Et dans ma voix vous entendez tous
mes frères et tous vos Pères, car nous n'avuns qu'un
cœur pour vous aimer. Et dans ma voix aussi vous
entendez trois siècles de notre histoire. C'est pour
vous, c'est pour l'enfance que nos Pères se sont épui-
sés pendant trois siècles dans un dévouement qui ne
se lassa jamais. C'est pour vous que les plus savants
docteurs eux-mêmes aimaient à réserver les derniers
efforts de leur zèle et retrouvaient des forces en re-
devenant enfants avec vous. C'est pour vous que nous
avons brisé ces liens qui tiennent le plus au cœur de
l'homme en ce monde, c'est pour vous élever et vous
23
260 PIERRE OLIVAINT.
instruire, c'est-à-dire pour vous servir et vous ai-
mer ; et la promesse de nous consacrer dans l'obéis^
sance à l'enseignement est un de nos liens nouveaux.
C'est pour vous encore que la persécution nous a
frappés d'un bout de l'Europe à l'autre, et tous les
rivages ont vu nos exilés qui souffraient pour
vous.... »
En retour de ce dévouement paternel, le P. Olivaint
réclamait de ses chers enfants le respect et surtout
l'amour filial. « Ayez le respect qui sied à des enfants,
disait-il gracieusement, mais ne nous respectez pas
trop, nenous prêtez pas une dignité inaccessible. Dépo-
sez cette gêne, cette inquiétude d'une timidité qui cher-
che à fuir : le respect filial est celui qu'unedouce familia-
rité tempère; il rend l'honneur tout en se livrant avec
abandon. Livrez-vous donc et dans le respect et dans
l'obéissance. C'est là l'esprit, le caractère des enfants;
ils se livrent sans peine, ils ont confiance. La con-
fiance est comme le sang et la vie de la piété filiale.
Aussi est-ce la confiance surtout que nous vous de-
mandons en vous disant : Soyez pour nous comme
des enfants. Le reste serait peu sans elle. Le reste
vient bientôt avec elle et est fécondé par elle. Con-
fiance donc, chers enfants, vous ne serez point tra-
his! Confiance dans vos difficultés, pour que nous
puissions vous offrir nos secours; confiance dans vos
peines, pour qu'il nous soit donné de vous consoler;
confiance dans vos fautes mêmes et malgré les reproches
qui les suivront, pour que nous ayons plus tôt la joie
de vous pardonner et de vous guérir. Nous ne récla-
mons votre confiance que pour votre bien. Nous vous
CHAPITRE XL 261
ferons d'autant plus de bien que vous nous accorderez
plus de confiance. 11 faudra bien que vous la mettiez
en nous, car nous avons le secret de l'obtenir : Nous
vous aimons ! »
Ce langage du cœur fut compris du plus grand nom-
bre; les préventions nourries encore par quelques-
uns contre ces maîtres nouveaux dont on disait tout
ensemble tant de bien et tant de mal tombèrent peu
à peu, et le collège de Yaugirard, si riche déjà d'ho-
norables souvenirs, ne cessa dès lors d'accroître, avec
le nombre de ses élèves, sa bonne renommée. Cette
prospérité grandissante fut avant tout une faveur du
Ciel; mais on peut dire en vérité que nul, après Dieu,
n'y contribua plus que le P. Olivaint.
D'abord directeur de la première congrégation et
professeur d'histoire, puis préfet des études, enfin
recteur du collège jusqu'en 1865, le P. Olivaint prit
pour règle de se sanctifier lui-même afin de travail-
ler plus efficacement à la sanctification des âmes que
Dieu et Marie lui confiaient : Pro eis sanclifico mc-
psum.
Mais avant de le montrer toujours saint religieux
dans ces diverses fonctions où les épreuves ne lui
manquèrent pas, nous voulons signaler un fait tou-
chant qui marqua la première année de Yaugirard.
Nous en empruntons le récit à V Univers^ :
« Lundi dernier, 30 mai, dit le journal catholique,
iesélèves du collège de Yaugirard, conduits par leurs
savants et pieux directeurs, ont fait un pèlerinage à l'c-
J. Du 3 juin lt85^.
262 PIERRE OLIVAINT,
glisedeNotre-DamedeBoulogne-sur-Seine, où vienld'ê-
tre rétablierancienneetcélèbre confrérie en l'honneur
delà sainteVierge que plusieurs souverains pontifes, et
notammentN. S. P. le pape Pie IX, ont enrichie de tré-
sors spirituels. Les élèves du collège de Vaugirard ont
assisté à la sainte messe célébrée par leur vénérable
Père Recteur. Un cœur de vermeil , renfermant les
noms des maîtres et des élèves, a été offert solennel-
lement et suspendu au cou de la statue miraculeuse.
Après cette cérémonie a eu lieu l'acte de consécration
à la sainte Vierge, prononcé par l'un des élèves au
nom de tous ses condisciples. Ce cœur de vermeil si
généreusement offert restera désormais comme un
témoignage public de la dévotion des pieux pèlerins
envers la très-sainte Vierge. >5
Ainsi les prémices étaient religieusement déposées
sur l'autel de Marie Immaculée, dont la bénédiction
maternelle s'est depuis lors si abondamment répan-
due sur le collège de Vaugirard.
Du mois d'octobre 1852 au mois de stîptenibre 1857,
le P. Olivaint, malgré d'autres fondions importantes,
remplit sa mission de professeur d'histoire *. Dans sa
pensée, ilyavaitlàunvéritable apostolat, réclamé par
les tendances universelles de notre époque et par les be-
soins spéciaux des jeunes gens lettrés, prêts à entrer
dans le monde. C'est donc le professeur d'histoire que
nous devons étudier d'abord, non plus tel qu'il se mon-
1. Sauf l'année où, tout en restant préfet des études^ il eut à faire la
Iroisicme année de probation.
CHAPITRE XL 263
traita ses débuts dans sa chaire de Grenoble ou au col-
lège Bourbon, mais tel que l'avait fait une longue cx^
périence, jointe à un constant labeur, et que l'ont
connu plusieurs générations d'élèves àVaugirard.
Un écolier de ce temps, père de famille aujour-
d'hui, écrit à ce sujet : « J'ai eu le bonheur d'assister
au cours d'histoire que le P. Olivaint faisait à la pre-
mière division, et je me souviens encore du charme
que, tout enfant que j'étais, j'éprouvais à l'écouter.
C'était certainement celle de mes classes qui me plai-
sait le plus, et si j'ai conservé du goût pour les
études historiques, c'est à cet enseignement, à la
fois simple et élevé, éloquent et familier, que je
le dois. Ces leçons, qui roulèrent sur Christophe
Colomb et la découverte de l'Amérique, me sont
aussi présentes que si je venais de les entendre.... »
Le P. Olivaint eut l'occasion de formuler très-net-
tement ce qu'il pensait de l'enseignement de l'histoire,
de son utilité, des abus à craindre, de la méthode à
suivre; les judicieuses observations qu'il fit sur cette
matière sont consignées dans un Mémoire inédit, ré-
digé par ordre de ses supérieurs.
« Les études historiques, dit-il dès la première page,
ne sont plus seulement importantes ; elles sont deve-
nues vraiment nécessaires aux catholiques surtout,
puisque, en effet, c'est surtout au catholicisme qu'ont
profité les progrès récents de l'histoire, les découver-
tes les plus inattendues et les travaux mômes entre-
pris pour le combattre. Les collèges catholiques ont
été comme forcés, pour répondre aux besoins de no-
tre temps, de donner un plus grand développement
264 PIERRE OLIVAINT.
aux sciences mathématiques et physiques, lesquelles
cependant sont loin, par leurs applications et leurs
tendances, de tourner autijint à l'avantage de la reli-
gion ; à plus forte raison doivent-ils faire une large
part à rhistoire, qui offre un moyen si puissant de
ramener bien des âmes égarées . »
On le voit, le professeur veut être apôtre, l'histo-
rien devenir apologiste. L'enseignement de l'histoire
n'est pas un but, ce n'est pour lui qu'un moyen très-
eflicace de persuader ou d'affermir la foi. Les faits
profanes eux-mêmes lui apparaissent comme des té-
moins désintéressés et moins suspects, cités à sa barre
pour déposer en faveur de la vérité divine.
Mais, hélas! ce n'est point ainsi, le P. Olivaint le
savait trop, que l'histoire est généralement comprise
Glaive à deux tranchants, si elle peut servir à la dé-
fense de la religion, c'est l'arme aussi que manient
habilement les ennemis de l'Église.
« En général, dit-il, les cours d'histoire sont l'oc-
casion des plus grands désordres.... C'est là que sont
parfois racontées avec une affreuse insouciance les
anecdotes les plus scandaleuses; c'est là que sont dé-
bitées les théories les plus vagues, les plus contra-
dictoires, par des hommes qui ne s'entendent ni sur
les principes ni sur les méthodes et qui prétendent
bien ne relever que d'eux-mêmes; c'est là qu'on ap-
prend ce qui n'exige aucun travail, la haine de l'É-
glise, le mépris de l'autorité, les passions révolution-
naires : ainsi l'imagination des enfants est souillée
et leur jugement faussé; leur foi achève de se per-
dre, et l'on voit se multiplier cette génération de doc-
CHAPITRE XI. 265
leurs impertinents qui, tout bambins encore, tran-
chent les questions les plus graves avec un aplomb
qui serait bien ridicule, s'il n'était si déplorable.
Quelques années plus tard, laparole et les journaux ne
leur suffisent plus, et beaucoup d'entre eux descen-
dent sur la place publique à la tête de l'émeute pour
ajouter une page à l'histoire qu'ils auront apprise.
« Telle est, en beaucoup d'endroits, l'intluence de
l'enseignement historique. La philosophie rationa-
liste elle-même n'est pas tant à craindre ; contre elle,
on a du moins la ressource de l'oubli et du scepti-
cisme qu'elle inspire. On ne croit pas à la philoso-
phie dans les écoles dont je parle, mais on croit i\
l'histoire, surtout quand elle calomnie la religion et
le prêtre, quand elle pousse à la révolte et à Tanar-
chie. »
Dès lors ne conviendrait- il pas de contenir dans
les limites les plus étroites un enseignement dange-
reux et si souvent funeste? A cette question, le P.Oli-
vaint répond :
« Il est vrai, des abus signalés on peut tirer plus
d'un argument contre l'enseignement de l'histoire,
mais tout aussi bien et plus justement encore on
peut en tirer un nouveau motif de fortifier chez nous
les études historiques. Nos élèves, en elTet, seront
bientôt dans le monde en présence de ceux de l'U-
niversité. La discussion s'engagera, car l'homme du
monde lui-même n'est plus libre de la fuir. Reli-
gion, philosophie, politique, tous les intérêts, tous les
problèmes sont agités à la fois partout et par tous.
Mais tous ces intérêts, tous ces problèmes se rencon-
266 PIERRE OLIVAINT.
treni sur le terrain de l'histoire ; c'est là presque
toujours que se livre maintenant le combat. A la fa-
conde audacieuse de leurs adversaires, à tant de ca-
lomnies qui, en traversant les siècles, ont acquis
pour l'ignorance un droit de prescription et l'appa-
rence de la vérité, nos enfants n'auront-ils donc à
opposer que les démentis sans preuves ou le triste
silence d'une foi désarmée? N'est-il pas à craindre alors
que beaucoup ne sachent pas résister à cette épreuve
et, comme.il arrive à tant de catholiques, qu'ils
ne reçoivent, eux aussi, l'histoire de l'Église des
mains de ses ennemis et n'en viennent à douter de la
vertu de leur mère, de ses droits à leur foi et à leur
amour? Et cependant c'est parmi eux surtout que
l'Église espère trouver des défenseurs ; c'est sur eux
qu'elle compte pour exercer sa sublime influence....
Puis, la cause est si belle ! l'histoire aujourd'hui four-
nit des réponses si victorieuses ; celui qui sait un peu
manier cette arme peut faire aujourd'hui tant de bien
et renverser à droite et à gauche, à son insu même,
tant de préjugés qui oppriment les âmes, qu'il serait
assurément bien pénible pour nous de ne pouvoir la
meUrc entre les mains de nos enfants. »
En définitive, qu'il s'agisse de la science historique
ou de toute autre, ce qu'il faut proscrire, ce n'est point
l'usage, mais l'abus. Et pour que l'abus ne se puisse
glisser dans cet enseignement nécessaire, il suffit de
quol(\ue sages précautions à prendre; le P. Olivaint
les énumôre en parlant de la Méthode.
« Un danger assez à craindre, dit l'auteur du Mé-
moire, serait la tentation de charger les élèves d'un
CHAPITRE XI. 267
amas inutile de faits, de dates et de détails secondai-
res, qui fatigueraitleur espritetnuirait non-seulemenl
à leurs autres éludes, mais encore h celle de l'his-
toire. Mais heureusement on a moins depeine à éviter
l'érudition qu'à l'acquérir ou à la donner aux autres.
« D'ailleurs, bien des raisons détourneraient chez
nous un professeur de cette voie. Il ne s'agit pas
pour lui de préparer des combattants au concours
général, de rechercher la science pour la science ci
de satisfaire une curiosité vaine. Il doit plutôt mettre
son enseignement à la portée de tous, le mesurer au
Icmps qui lui est accordé, l'adapter à la position so-
ciale de ses enfants qui, peu capables en général de
soutenir un travail aride et opiniâtre, lui demandent
bien plutôt des connaissances choisies et sûres qu'une
érudition vaste et profonde.
« Il faut donc qu'il s'attache uniquement aux cho-
ses vraiment importantes ; qu'il ne développe pas éga-
lement les histoires de tous les pays et toutes les
parties de ces histoires; qu'il se regarde comme
obligé de remplir son programme annuel. Il serait
bon aussi qu'il mît un précis entre les mains des élè-
ves, mais un précis très-court. Cet abrégé aiderait la
mémoire des cnfanis qui se rebuteraient bientôt, s'ils
n'avaient d'autre secours que des notes incomplètes
prises en classe. Mais il ne saurait remplacer les le-
çons orales ; il n'en serait que le texte. 11 en seraiten-
core la préparation, si le professeur avait soin, ce qui
ne serait pas sans avantage, de faire apprendre cha-
que fois d'avance aux enfants, dans leur précis, la
partie qu'il doit traiter.
24
268 PIERRE OLIVAINT.
«L'enseignement de l'histoire est en quelque sorte
essentiellement oral : il est nécessaire que le profes-
seur parle; la parole grave bien mieux les choses
dans l'esprit et dans le cœur. Mais il est nécessaire
aussi qu'il fasse parler ses élèves, qu'il les fasse par-
ler le plus possible, qu'il ne parle pas trop longtemps
lui-même sans les interroger, qu'il divise plutôt
son exposition en deux parties pour redemander im-
médiatement chacune d'elles et les redemander en-
core à la classe suivante. Ces répétitions fréquentes
serviraient plus aux élèves pour apprendre l'histoire
que s'ils avaient à écrire. «
Dans ce qui précède, le P. Olivaint n'a guère en-
core exposé que l'ordonnance, pour ainsi dire, ma-
térielle ducours; cequi importe bien davantage, c'est
Ves^orit qui doit tout animer.
«Venons maintenant, dit-il, au plus grave abus de
l'histoire rationaliste, à l'abus où l'influence du
temps se fait le plus sentir, à cette incertitude, ou
plutôt à cette confusion, à cette corruption des doc-
trines qui exerce, dans le cœur et l'esprit des enfants,
de si tristes ravages. Il est évidemment impossible
qu'un tel vice pénètre dans un collège de la Compa-
gnie. Le professeur n'y tomberait pas même dans un
autre défaut qui tient au premier et qui y mène, dans
cette manie si commune aujourd'hui des grandes
considérations, même à propos des plus petits faits,
par où la philosophie envahit l'histoire et lui enlève
souvent sa vérité et son caractère.
Toutefois on pourrait indiquer ici quelques rè-
gles qui aideraient le professeur h se garder lui-
CHAPITRE XI. 269
môme, à profiter des fautes des autres aussi bien que
de leurs succès, adonner à son cours l'esprit qui doit
aujourd'hui, dans l'histoire, distinguer renseigne-
ment catholique.
« Premièrement, un professeur chrétien recher-
chera sans doute, dans chaque leçon d'histoire, l'oc-
casion de s'élever à une leçon plus haute, au nom de
la morale et de la foi; mais, dans cette pensée qui
demande tant de tact et de mesure, un choix intel-
ligent des faits, une certaine manière de mettre en
scène les hommes et les choses, réussissent beaucoup
mieux que la discussion, surtout si on s'adresse à
des enfants. Il serait donc nécessaire, dans les classes
qui précèdent la rhétorique, et môme en rhétorique,
que le professeur s'interdît autant que possible tout
ce qui sentirait le langage philosophique, mais que,
guidé par la saine et pure doctrine dans la prépara-
tion et l'ordonnance de son cours, il racontât les évé-
nements et peignît les personnages de telle sorte que
les principes revêtus, pour ainsi dire, de formes sen-
sibles, se gravassent comme d'eux-mêmes dans l'es-
prit et dans le cœur des enfants qui recevraient ainsi
déjà, sans même s'en douter, la vraie philosophie de
l'histoire.
« Secondement, il y aurait aussi à tirer un bon
parti, pour le triomphe plus éclatant de l'Unité, de
la confusion même et de la contradiction qui règne
ailleurs. Tout pour nous, dans l'enseignement de
l'histoire, se rattache par quelque endroit au chris-
tianisme, à ce pôle divin, comme on l'a justement
appelé, sans lequel l'histoire n'est plus qu'un affreux
270 PIERRE OLIVAINT.
chaos d'intérêts et d'idées où l'esprit reste à jamais
perdu. C'est la Chute et la Réparation, c'est le Sau-
veur, son Église et les bienfaits de son action dans le
monde, que nous voulons partout prouver et défen-
dre. Mais que d'aveux ne pouvons-nous pas emprun-
ter aux païens, aux hérétiques de tous les temps,
aux philosophes de toutes les couleurs ! A chaque pas
dans l'histoire se vérifie la parole de l'Écriture :
Mentita est iniquitas sibi. Quelle force l'authenticité
des laits que nous devons établir n'acquerra~t-elle
pas, quand elle s'appuiera sur le témoignage dotant
d'apologistes involontaires ! Est-il rien de plus capa-
ble d'affermir la foi des enfants et de leur faire aimer
l'Église et son influence? Animé de cet esprit, l'ensei-
gnement de l'histoire ne devient-il pas une sorte de
catéchisme historique en grand et comme un cours
permanent de conférences religieuses ? »
Cette pensée fondamentale se trouve exprimée en
termes plus exprès encore dans la conclusion du
]\Iémoire que nous venons de résumer, « De môme,
dit le P. Olivaint, de même que dans l'histoire du
moyen âge et des temps modernes tout ce qu'on dit
des autres États profite et vient aboutir à la France,
de même aussi pour nous l'histoire de tous les
temps et de tous les pays vient aboutir et profite à la
Religion et à l'Église; ou plutôt c'est l'histoire de la
Rehgion et de l'Église qui la domine et l'explique, en
sorte que, si l'histoire de l'Église ne semble être nulle
part, c'est qu'à vrai dire elle est partout et qu'en un
sens il n'y a qu'elle. L'histoire, en effet, telle que les ca-
tholiques doivent la concevoir, serésume en deux mots :
CHAPITRE XI. 271
Préparationévangélique [iour les temps VLnciens\Dé'))ionS'
Iralloji évanyéliquG pour les temps modernes: Jésus-
Christ attendu, Jésus-Christ donné : tout en lui, tout
par lui, tout pour lui. L'histoire du monde, dans un
enseignement catholique, c'est ïhistoire de la vérité^
seloiî le mot, d'un célèbre apologiste de nos jours, ou
mieux encore, comme le dit Bossuet quelque part,
c'est l'histoire du règne de la vérité. »
Certes, voilà pourl'historien un point de vue d'une
hauteur incomparable, accessible néanmoins à l'in-
telligence de l'enfant, pour peu qu'il ait appris les
éléments de la foi.
Ce que le P. Olivaint conseillait aux autres, nous
avons en main des preuves nombreuses qu'il avait
commencé par le pratiquer lui-même. Sans analyser
au long les précieux manuscrits qu'il nous a laissés,
du moins n'est-il pas sans intérêt de saisir, pour
ainsi dire, le professeur sur le fait, et de détacher
une page de ce cours d'histoire dont il savait faire
une démonstration évangélique.
Voici, par exemple, comment, pour inspirer à son
jeune auditoire un peu de son enthousiasme, il trace
à ses regards l'esquisse d'un immense tableau, di-
gne du pinceau de Michel-Ange :
« Sur tous les points du monde, sur tous les riva-
ges, disait-il un jour, ce sont des frères qui s'offrent
à vous. Quelle étrange diversité de mœurs, de costu-
mes, de langues et de destinées!...
« Ne vous intéressez-vous pas à l'histoire de votre
famille? Ne tenez- vous pas i connaître ses aventures,
ses malheurs et ses titres de gloire? L'humanité est
272 PIERRE OLIVAINT.
votre famille. Gomme un voyageur, elle s'avance à
Iravers les âges, fondant cl détruisant les empires,
qui ne semblent pour elle qu'une tente où elle s'ar-
rête quelques jours. Partout elle s'agite, et la terre
est fatiguée des révolutions qui signalent son pas-
sage; mais c'est Dieu qui la mène, et nulle part
mieux que dans l'histoire on ne voit le doigt de la
Providence. L'histoire ajoute en q uelquc sorte à no
tre existence les siècles qui ne sont plus. Créature
faible et née d'hier, l'homme est cependant si grand
que son esprit aspire à embrasser, comme celui de
Dieu, tous les lieux, tous les temps et tous les êtres.
L'avenir, l'immortalité est devant lui comme une
terre à conquérir; mais le passé est notre tributaire
et c'est à lui que nous devons demander les moyens
d'assurer notre victoire. Ne seriez-vous donc pas
sensibles à ces belles leçons de l'histoire, à tant de
nobles exemples? Les grands hommes des temps pas-
sés sont pour nous comme des ancêtres dont les
âmes généreuses nous parlent et nous excitent à
bien faire.... »
Arrêtons là ces citations : elles suflisent à nous
révéler un des aspects les moins connus de cette
belle intelligence, ouverte aux larges et profondes
conceptions. Le P Olivaint, professeur d'histoire^ n'a
eu, pour l'apprécier, que des enfants, que des éco-
liers qui naturellement ne comprirent pas toujours
l'importance de ses leçons. Fjiut-il regretter que l'ad-
ministration d'un collège, puis les travaux du saint
ministère, l'aient contraint de descendre de sa chaire
et d'abandoamer ces études historiques pour lesqucï-
CHAPITRE XI. 273
les il professait une sorte de culte passionné? Pour
lui, sans cloute, ce fut un sacrifice, mais comme Dieu
se plut à le récompenser! Le bien immense que le
P. Olivaint accomplit, après avoir renoncé à ce qu4,
depuis l'École normale, avait presque absorbé sa vie,
prouve surabondamment que celte fois encore To-
béissancc fut bénie.
CHAPITRE XIÎ
Le P. Olivainl recteur. — Mort du P. Félix Pilard. — Les études
et les jeux à Vaugirard.
Au mois de septembre 1857, le P. Olivaînt fut
nommé recteur du collège de Vaugirard. Cette charge
lui parut bien lourde et, pour s'y résigner, il lui fallut
se rappeler souvent que Dieu lui-même le plaçait
dans cette situation contraire à ses goûts et si pleine
de sollicitudes ; dès lors, que de fois revint, dans ses
notes spirituelles, la même résolution : « Ne pas dési-
rer, ne pas regretter autre chose : prédications, études^
livres à faire. M'abandonner à la Providence; elle
a disposé de moi : tout est dit* l »
I. Journal des RetraileSj I, 111, 126. Au moment de sa nomina-
tion, le P. Olivaint écrivait : « Le coup est porté maintenant, je dois
en prendre mon parti et suivre la volonté du bon Dieu. Le H. P. Coiiô
nous quille et je prends le fardeau à sa place. C'est maintenant ({u'il
faut songer plus que jamais à se sanctifler, qu'il ne faut plus être
qu'un instrument de Notre-Seigneur. J'ai tout remis déjà, comme bien
vous pensez, entre les mains de Marie, entre les mains de Jésus. Jé-
sus, dans le tabernacle, sera le vrai recteur i^ui soutiendra, qui conso-
CHAPITRE XII. 275
A ne consulter que son zèle, il eût de beaucoup
préféré les missions étrangères; mais le Maître avait
parlé. Il lui avait dit, comme autrefois à Simon Pierre*
« M'aimes-tu ? Pasce agnos , pais les agneaux ,
voilà ton œuvre. Si Jésus le disait ; pasce porcos^ par
exemple, à Caycnne, tu répondrais avec em[)resse-
ment. Non, non.... agnos^l »
Cette position nouvelle mit mieux encore en évi-
dence les hautes qualités de l'homme et les vertus
éminentcs du religieux. Toutefois, disons-le franche-
ment, le P. Olivaint, comme tous ceux dont le carac-
tère est nettement tranché, la volonté énergique et
l'activité dévorante, ne fut pas d'abord compris de
tout le monde. Nul no mettait en doute son austère
sainteté; mais son premier aspect inspirait à quel-
ques-uns une sorte d'appréhension ; ce coup d'œil pé-
nétrant, cette parole incisive, ce geste prompt comme
la pensée dont il était l'expression, tout cela révélait
aussitôt l'homme de résolution et d'autorité; ce qui
né se manifestait qu'ensuite, c'étaient les dons aima-
bles, la tendresse du père, l'inaltérable attachement
de l'ami. Il le savait lui-même, il en souffrait; il
se reprochait avec rigueur « son empressement na-
turel et ses saillies, sa nature ardente, son impres-
sionnabilité^ » Légers défauts, contre lesquels s'exer-
çait sa vertu, et dont triomphèrent des elïbrls héroï-
lera l'autre, qui le grunJera bien aussi quelquefois : il y a tant d«5
6ouiei/es à faire, et en ce j^eiirc je manque si \km uion coup! Enconv
une fois, priez bien pour moi. »
1. Journal des Relrailes, I, 206.
2. Journal des Relrailes, I. 58, 63, 91. 10a,
i.76 PIERRE OLIVAINT.
ques. C'est dans le Journal de ses retraites ^ sorte de
mémoires intmies écrits pour lui seul sous le regard
de Dieu, que se trouvent consignés, année par année
et presque jour par jour, les progrès persévérants de
celte âme vaillante. Au milieu d'occupations acca-
blantes et de continuels soucis, le recteur de Vaugi-
rard ne se perdait pas un instant de vue et travaillait
son âme, comme le laboureur son champ. On l'aurait
dit exclusivement appliqué au soin de sa propre
sanctification, tant il donnait une particulière atten-
tion à la prière, à la pénitence. Dès lors il avait cou-
tume de traiter son corps en ennemi, et de lui infliger
des flagellations sanglantes*. Son seul regret, sa
plainte habituelle, c'était de n'avoir le temps de
rien, d'être à tous moments distrait de son intime
union avec Dieu. Cependant, quiconque avait à trai-
ter avec lui remarquait sans peine qu'il vivait habi-
tuellement sous la dépendance de la grâce et ne ces-
sait d'agir en esprit de foi.
De grand matin, il recevait son courrier, expédiait
avec un entrain merveilleux sa correspondance, armé
de cette grosse loupe dont il aidait ses mauvais yeux.
La plume courait rapide sur le papier, tandis qu'on
entrait, qu'on sortait et que les menues questions re-
cevaient leur réponse. Le mot spirituel assaisonnait
l'entretien paternel et familier. Mais s'agissait-il d'un
1. - Le vrai sol où la croix doit être plantée, c'est le cœur du supé-
rieur, comme le cœur de Jésus. Là est son privilège, à lui d'être vic-
time. S'il est pénétré de celte pensée, les peines qui lui viennent des
autres ne lui suffiront pas, il se ilagellera lui-même. » {Journal des
RelraitGS, I, 196 et suiv.)
CHAPITRE XII. 277
eniaiiL nialailc, de quelque autre allaire grave, le
P. Olivaint se levait, écoutait attentivement, interro-
geait avec sollicitude, rédéchissait devant Dieu quel-
ques secondes; puis, sans hésitation, en termes nets
et précis, donnait l'ordre ou le conseil. L'exécution
parfois élait difficile. Il se retournait alors vivement
vers le crucifix placé sur son prie-Dieu, et le montrant
d'un geste rapide : « Yous ne savez comment faire?
Voici Notre-Seigneur; dites-lui : A nous deux! «
C'était le grand moyen qu'il préférait à toules les
industries humaines. De quel ton il vous répétait, en
frappant légèrement du doigt son bureau : « Eh! ce
n'est pas avec du naturel qu'on fait du surnaturel. >^
En toute circonstance, il ne songeait vraiment qu'A
l'honneur de Dieu et au bien des âmes, et l'on a eu
raison de dire ç{wq, jamais homme ne fut moins person-
nel.
Les affaires de chacun semblaient être ses propres
affaires, tant il y prenait intérêt. Toujours prêt à vous
tirer d'embarras, d'une générosité sans bornes, ne
craignant pas de se compromettre pour autrui, il
évitait néanmoins de substituer son action à celle de
SCS inférieurs etdegêner leur initiative, sous prétexte
de la seconder. Il conseillait, il approuvait, puis il
vous disait en souriant : « Arrangez-vous, tirez-vous-
en; faites de votre mieux, je serai là ensuite. ^^
A la disposition de tous, il ne s'imposait donc n
personne. Il y avait dans la direction qu'il imprimait
quelque chose de cette délicatesse divine de la grâce
qui sollicite doucement, sans forcer la porte du
crcur.
278 PIERRE OLIVAIM.
Quant à lasser sa patience, on n'y parvenait pas.
Revînt-on dix fois à la charge pour réclamer un avis,
pour éclaircir un doute, pour chercher quelque con-
solation, on était sûr de n'être jamais rebuté.
C'était lui causer une^ grande joie que de s'ouvrir
à lui avec une pleine franchise. Quelqu'un lui dit un
jour : « Je vous avouerai, mon Père, que vous ne
m'êtes guère sympathique. — Hélas! répondit affec-
tueusement le P. Olivaint, je ne le vois que trop. Ce
n'est cependant pas ma faute, car je vous aime beau-
coup. »
Avait-il un avertissement tant soit peu sévère
à donner, il en était plus triste que celui qui le rece-
vait. Parfois les larmes lui en venaient aux yeux, ra-
conte le témoin d'une pareille scène.
Le plus souvent il ne s'agissait que de prévenir
quelques légères infractions à la règle. Quelle spiri-
tuelle façon d'adresser alors une aimable réprimande!
Un jour, il rencontre dans l'escalier un jeune Père se
hâtant trop vers la classe ou la cour de récréation,
« Ah! dit en riant le P. Olivaint, comme vous allez
vite..., fai cru que c'était moi. »
C'est que lui-même avait grand'peine à modérer
son pas. Cette précipitation dans la marche n'avait-
elle point pour excuse les pressantes occupations
qui se disputaient ses heures? Il n'en jugeait pas
ainsi et s'en faisait reproche, trouvant dans les moin-
dres choses l'occasion de se vaincre. Une fois qu'il
se croyait seul, ayant franchi d'un pas les trois mar-
ches d'un perron, il s'arrêta court, redescendit posé-
ment et remonla de même-
CHAPITRE Xii. 279
11 y a souvent un grand courage à remporter ces
petites victoires.
Quand Tlieurc de la récréation groupait la commu-
nauté autour de son recteur, celui-ci n'épargnait rien
pour rendre la conversation intéressante et joyeuse :
histoires du passé, faits récents, anecdotes piquantes
se succédaient presque sans interruption, tantôt ra-
contés par lui-même, tantôt provoqués par ses ques-
tions; mais nous ne nous souvenons pas d'une seule
parole qui, môme de très-loin, fût contraire à la discré-
tion la plus parfaite, h la plus exquise charité'.
A voir le P. Olivaint si actif, si enjoué, si présent à
toute chose, qui donc aurait soupçonné qu'il souffrît
presque continuellement d'intoîérahles douleurs? Et
cependant, le fameux rhumatisme chronique, dont il
ressentait les atteintes, dès l'àgcde dix-sept ans, ne
lui laissait que de bien courts répits. Le Frère infir-
mier de Yaugirard nous donne, sur les souffrances
1. Voici, pour servir d'exemple, une ou deux des spirituelles his-
toires que le F'. Olivaint contait si bien : « Au lendemain d'une de nos
révolutions, après 1830, je crois, un bon Frère de Saint-Jean-de-Dieu,
qui regagnait son couvent, fut tout à coup entouré par une bande de
jeunes gens trè»-échaufFés qui, le prenant pour un Jésuite, menaçaient
de le jeter à la Seine. • Un mot, messieurs, s'il vous plaît, un seul mot,
« leur cria le Frère. — Parlez 1 parlez ! — Je ne suis pas un Jésuite. —
«Qu'êtes-vousdonc?— Un Frèrç hospitalier de Saint-Jean-de-Dieu, char-
«gé du soin des fous.... A votre service, messieurs. « Et tous les étourdis
d'éclater de rire et d'applaudir. » — Le P. Olivaint racontait aussi que
Bon ami, Raymond Brucker, si connu pour son apostolat auprès des ou-
vriers de Paris, fut un jour accueilli par les cris : Jésuite ! Jésuite !
en passant non loin d'un chantier. Brucker va droit aux ouvriers, s'ap-
proche de celui qui criait le plus fort, et lui frappant familièrement
l'épaule, se contenta de lui dire : ■ Flatteur, va/... « — Le succès fut
complet.
25
280 PIERRE OLIVAINT.
inouïes du P. Recteur, des renseignements d'une ri-
goureuse exactitude et du plus haut intérêt.
« Le matin, dit-il, le P. Olivaint, cloué sur son lit,
était souvent forcé de se laisser tomber à terre tout
d'une pièce; autrement il lui eût été impossible de
se lever. Une fois debout, il dissimulait si habilement
d'atroces douleurs, qu'il était difficile d'en rien devi-
ner, tant sa patience était héroïque. Après une jour-
née accablante, venait enfin l'heure du repos. Singu-
lier repos!
« Allons, mon bon Frère, disait-il, faites de moi
maintenant ce que vous voudrez. » C'étaient alors, vers
neuf heures du soir, des ventouses scarifiées, puis
des sacs de sable brûlants sur lesquels il passait la
nuit presque sans sommeil. Le lendemain, il ofTrait
le Saint-Sacrifice de la messe à cinq heures et demie,
comme si de rien n'était.
« Parfois, quand la soufi'rance était au comble, il
se soulageait par un mot plaisant et un bon rire. Je
ne l'ai jamais vu découragé ni abattu. »
Après une nuit très-pénible, le P. Olivaint disait
tranquillement: « J'ai pu compter tout ce qu'il y a,
dans le corps humain, de fibres capables de souf-
frir. » Et, faisant allusion à ses sacs de sable brûlant,
il ajoutait en riant : « Je n'ai plus peur à présent des
sables du Sahara; je les connais.... J'aurais bien
appelé le Père Ministre, mais il dormait sans doute
d'un si bon sommeil ! «
Le Père Ministre, d'une santé assez faible, lui aussi,
habitait à l'étage supérieur. Plutôt que de le déran-
ger, le Père Recteur se priva de tout soulagement.
CHAPITRE XII. 281
Malade lui-même, il s'oubliait pour donner aux
malades des soins paternels. Avec quelle sollicitude
il surveillait la santé délicate de quelques jeunes
religieux que la ferveur aurait [)u emporter au delà
des bornes ! A l'un d'eux il disait un jour : « Mon
bon Père, vous irez après chacune de vos classes
prendre un peu de vin de Malaga ou de vin de Bor-
deaux à l'inlirmerie, et rappelez-vous que je préfère
que vous en preniez dix fois sans grande nécessité
que de vous en priver une seule fois où vous en
auriez besoin. »
Cette tendresse maternelle, le P. Olivainteut bien-
tôt l'occasion de la témoigner à l'un de ses plus chers
amis, au doux et pieux Père Félix Pitard.
Après dix-huit années d'études brillantes et de tra-
vaux distingués, Félix Pitard avait, en 1854, donné sa
démission de professeur à Louis-le-Grand, pour obéir
à une irrésistible vocation. A Rome, où il se retira d'a-
bord, il avait ajouté à tous ses titres académiques le
grade de docteur en théologie, après avoir suivi, du-
rant deux ans, les cours du collège romain. Ordonné
prêtre, il était revenu en France, ne sachant trop
quelle voie choisir, lorsque enfin ^ le 2 octobre 1857,
une résolution longuement mûrie le conduisit au
noviciat de Saint-Acheul*. Comment dire la joie du
P-v Olivaint, à la nouvelle d'un événement qu'il
sollicitait de Dieu depuis si longtemps, et surtout
1. " Voulez- vous une nouvelle? Pitard entre au noviciat de la Com-
pagnie au commencement d'octobre. Il s'est décidé tout à coup dans
l'Octave de la Nativité avec une simplicité, une franchise admirables.
Lettre du P. Olivaint, 19 septembre 1857.i
282 PIERRE OLIVAINT.
quand le P. Pilard , avant la fin de son novi-
ciat, fut envoyé à Vaugirard pour y professer la
rhétorique! Hélas! comme Réquédat à Sainte-Sabine,
comme Hernsheim à Nancy, Félix Pi tard devait expi-
rer au seuil de la vie religieuse et sceller par la mort
ses premiers vœux.
L'aimable et pieux professeur avait, en six mois,
gagné le cœur de tous ses élèves, quand au commen-
cament de mars 1859 il tomba malade.
Une parole qu'il prononça dès les premières at-
teintes du mal prouva bien qu'il ne se faisait aucune
illusion. « Vous rappelez-vous , dit-il au médecin
qui le soignait et qui était son intime ami, vous
rappelez -vous ce soldat à qui son général dit : Tu
vas aller la. — Oui, mon général. — On tirera sur toi.
— Oui, mon général. — On te tuera. — Oui , mon
général.... » Et son sourire résigné signifiait que,
dans sa pensée , ce soldat, c'était lui: «Dieu m'a
voulu ici; j'y suis venu, j'y mourrai. »
Laissons le P. Olivaint raconter lui-même les
détails touchants de cette sainte mort. Il les résume
dans une lettre écrite, sous le coup de la plus pro-
fonde émotion , au P. Charles Verdière , alors à
Laval.
^c Mon révérend et bien cher Père,
« Pax Christi.
ce Vous savez maintenant la perte que nous venons
de faire.... C'est vendredi, à trois heures un quart du
matin *, que ce bon Pèi^e est mort, après une agonie
1. Le 12 mars 1859, veille de ranniversaire de la béatiflcation de
saint Ignace et de saint François-Xavier.
CHAPITRE XII. 283
incessante, pendant laquelle, au milieu d'atroces
douleurs, il n'a pas un instant perdu le calme, la
patience, la présence d'esprit, la douceur et les pen-
sées les plus vives de la foi. Il est diflicile de voir
une mort plus belle. Nos enfants en sont encore saisis
d'admiration ; les élèves de sa classe surtout en ont
ressenti l'impression la plus profonde. Que n'ai-je le
temps de vous donner quelques détails ! Quand je lui
faisais le signe de la croix sur le front en le bénis-
sant: « Oh! oui, oui, s'écriait-il, marquez-moi bien
de ce signe. » Il répétait toutes les oraisons jacula-
toires que nous lui suggérions, avec une simplicité
et une effusion tout à fait touchante. Comme nous
allions l'administrer, il exprimait ainsi son désir de
recevoir Notre-Seigneur: «Mais il ne vient pas! Quand
donc viendra-t-il? Veni, dulcissime Jesu! » Il suivait
attentivement toutes les prières, et de lui-même il
m'avertissait, au commencement, que je ne parlais
pas assez haut pour qu'il pût me répondre.
« Au moment où ses frères arrivèrent, sans écou-
ter la nature, ne pensant qu'cà leur salut, il dit à
chacun d'eux : « Mon enfant, mets-toi à genoux, là, à
ma droite, que je te donne ma bénédiction. Je vais
mourir. Profite bien de la leçon que te donne ma
mort. Promets-moi de te confesser, de persévérer, de
vivre désormais en bon chrétien. Il n'y a de réalité
que la mort. » Et comme, en l'écoutant, ses pauvres
frères, le militaire surtout, éclataient en sanglots :
u Emmenez-les, nous dit-il, après avoir obtenu la
promesse de conversion qu'il désirait. Ils sont trop
émus pour rester là. » Les deux frères se sont
284 PIERRE OLIVAINT.
confessés à rinstantau bon M. F** de M**, cet ami fi*
dèle qui a passé près de lui avec moi toute la journée
du jeudi et la nuil du vendredi.
c Î4ÎS enfants du Père, qui le chérissaient, deman-
dèrent à le voir. Je me gardai bien de leur refuser
celte grâce. Quand il les vit autour de son fauteuil,
car il était impossible de le mettre dans son lit, tant
riiydropisie de poitrine qui l'étouffait gagnait à
chaque instant, il leur parla ainsi : « Mes chers en-
fants, voilà donc ce que c'est que la vie ! Il y a huit
jours, j'étais encore au milieu de vous : dans
quelques instants, je serai mort. Tout passe.... la
réalité, c'est la mort. Est-on toujours bien préparé?...
Mes enfants, soyez chrétiens avant tout, entièrement
chrétiens; il n'y a que cela qui reste. Il faut que vous
soyez tous des saints..., non pas des saints à demi,
mais des saints tout à fait. » Et sa parole pre-
nait un accent si profond, si pénétrant, que nous
fondions tous en larmes, les Pères comme les en-
fants.
« Si vous avez quelque affection pour moi, ajouta-
t-il en me montrant, vous me retrouverez dans le
cœur du Père qui est là. Soyez sa consolation. Priez
bien pour moi, mes chers enfants, c'est le plus grand
service que vous puissiez me rendre.... Si le bon Dieu
me fait la grâce d'être avec lui, je ne vous oublierai
pas. Je vous donne ma bénédiction.... Retournez
maintenant. »
a Un de nos anciens camarades de l'École normale
est venu me voir ce matin pour avoir des détails : il
m'a parlé en chrétien. Au moins est-il bien près du
CHAPITRE XII. S8b
but. Le récit de cette mort lui fera peut-ôtre faire le
dernier pas.
«Encore un trait qui me revient, le plus beau peut-
être. Un de nos Pères eut la pensée que le mourant
pourrait obtenir sa guérison, s'il faisait vœu d'aller
en Cliine. Pour moi, je l'avoue, je vis là plus de piété
que d'espoir fondé, toute la préparation de ce cher
ami le destinant plutôt, ce semble, à rester en Europe.
Toutefois, pour connaître la volonté de Dieu, je m'y
pris ainsi : je lui demandai de prier avec nous pour
obtenir sa guérison, et il me dit oui, comme à toutes
choses, avec une simplicité d'enfant. Je voulus savoir
si, pour obtenir sa guérison, il se sentait porté à pro-
mettre quelque chose de spécial à Dieu, si le Saint-
Esprit lui suggérait quelque vœu, etc. « Vous êtes
mon supérieur, me répondit-il : décidez-en vous-
même pour moi. — Eh bien, répondis-je, j'en déci-
derai pour vous, mais vous n'avez pas besoin de sa-
voir maintenant ce qui pourra être déterminé. Aban
donnez- vous à Dieu. » Et il s'abandonna ainsi à la
vie, à tout ce qui pourrait être ordonné de lui, avec
la môme simplicité, le même oubli de soi qu'il s'a-
bandonnait à la mort.
« Puissions-nous mourir saintement comme lui,
cher Père ! Il n'était, vous le savez, que novice. Comme
il nous a devancés I Le voilà, nous pouvons l'espérer,
dans la Compagnie triomphante. Efforçons-nous de
le rejoindre, nous surtout que le Seigneur avait unis
avec lui d'une manière si intime.
« 0 cher Père ! si nous pouvions nous dire tout à
286 PIERRE OLIVAINT.
fait du fond du cœur : Soyojis des saintâj non pas des
sai7îts à demij mais des saints complets !
« Pierre Olivaint. »
La mort du P. Félix Pitard fut pleurée par tous
ceux qui avaient connu cette âme si forte dans sa
douceur. Le recteur de Yaugirard en ressentit une
peine d'autant plus vive qu'il perdait, avec l'ami de
sa jeunesse, l'un de ses collaborateurs les plus intel-
ligents et les plus dévoués. Le brillant professeur de
rhétorique semblait appelé, en effet, à seconder heu-
reusement les eiïorts que l'on tentait, dans ce grand
collège, pour relever le niveau des études classiques.
Malgré cette perte cruelle, le P. Olivaint poursuivit
cette œuvre importante avec ardeur.
C'est le lieu d'exposer quelles étaient, touchant les
études, les idées trés-saines et très-pratiques dont il
se fit le défenseur. Après les leçons élémentaires de
lecture,d'écriture,decalcul,d'orthographe, il exigeait,
suivant l'usage de la Compagnie, d'accord avec les
meilleures traditions scolaires, que les élèves fus-
sent, sinon exclusivement, du moins principalement
appliqués à l'étude des langues classiques. « Les
études latines et grecques, écrivait-il dès 1853, ont
été poussées avec vigueur; nous voyons déjà se dé-
velopper dans nos enfants le goût de ces grands mo-
dèles littéraires, si dédaignés aujourd'hui, malgré
leur efficacité puissante pour former l'esprit et le
cœur. Il en estàVaugirardqui, comme aux plus beaux
jours de l'enseignement classique, se portent d'eux-
CHAPITRE XII. 287
mômes et par plaisir à ces lectures un peu sévères,
qui, d'eux-mêmes, composent de petits traités à l'i-
mitation des anciens, qui écrivent à leurs amis des
lettres latines, témoignage curieux et charmant de
leur studieuse rivalité, où Cicéron retrouverait sans
se plaindre quelque chose de sa manière et de ses
pensées.
« Le dirai-je aussi? Nos plus petits élèves com-
mencent à parler latin! Oui, la langue de l'Église
immortelle doit rester familière à ses enfants. C'est
une honte, en un pays catholique, que les hommes
instruits ne sachent plus que la lire. Nous reprenons
donc la méthode de nos anciens Pères, moins savante
selon quelques-uns, mais assurément plus pratique,
plus facile, plus agréable aux enfants, plus animée^
plus féconde : nous traitons comme une langue vi-
vante cette langue qui nedoit point mourir; nous ap-
prenons le latin en le parlant. »
Il y avait un certain courage à protester, en faveur
des études classiques, contre les attaques dont, à la
même époque, elles étaient l'objet. C'était le tempS;
on s'en souvient, où M. Fortoul inventait la trop fa-
meuse bifurcation^ tandis que d'autres réformateurs,
jouet de pieuses illusions, voyaient le salut de la so-
ciété dans la proscription des « auteurs païens. »
L'enseignement libre, tout jeune qu'il était encore,
ne se laissa pas emporter par ces courants contraires
et garda fidèlement les sages coutumes du passé.
Yaugirard fut un des principaux boulevards de la ré-
sistance.
Il se défendit également contre ce qu'on appelait
288 PIERRE OLIVAINT.
l'éducation pratique et les études spéciales. « Avant
d'être des hommes spéciaux, observait à bon droit le
P. Olivaint, il faut être des hommes. » Or ce sont les
humanités, humaniores litterœ, qui forment l'esprit,
qui lui donnent « cette grandeur cultivée*, » cette
« éducation générale qui prépare à tout, et qui est
l'éducation même de l'âme ^ - Convaincu que l'é-
tude prématurée des sciences compromet les succès
que l'enfant serait capable d'y obtenir plus tard, le
P. Olivaint, exact interprète des traditions de sa Com-
pagnie, comballait avec énergie cet empiétement
fatal au vrai progrès intellectuel.
« Certes nous nous garderons bien, disait-il, tout
en déplorant les écarts de quelques savants, de mé-
priser, de négliger les mathématiques, vers lesquel-
les le mouvement du siècle nous emporte de plus en
plus Si on nous signalait quelque terre nouvellement
découverte, nous serions prêts, comme missionnai-
res, à nous élancer pour gagner des âmes : nous som-
mes prêts à nous élancer ainsi dans les champs
de la science. Le souvenir de nos anciens Pères
nous presse, notre vocation nous presse comme
aussi l'intérêt sacré que nou6 portons à nos
enfants. On donnera donc aux mathématiques, en
temps voulu, une sérieuse importance, mais sans
leur laisser envahir le domaine réservé des études
classiques. »
Dans les programmes officiels, on venait de sup-
1. M. Guizot.
2. Napoléon 1" à M. de Narbonu«.
CHAPITRE XII. 289
primer la philosophie et de lui substituer des élé-
ments de lo^nque. Par bonheur, renseignement libre
ne subit pas cette révolution funeste; Vaugirard, en
particulier, continua de donner aux études ce cou-
ronnement nécessaire, et le P. Olivaint avait le droit
de dire : « Nous prétendons contribuer pour notre
part à relever dans l'enseignement cette philosophie
aujourd'hui si déchue, si trahie par les philosophes.
N'est-ce pas, en ellet, un devoir impérieux pour nous,
d'affermir les intelligences do nos élèves, pour qu'en
entrant dans le monde ils ne cèdent pas à tout sys-
tème, à toute opinion, comme à tout vent? N'est-ce
pas un devoir impérieux pour nous, d'imprimer en
eux profondément ces principes qui plus que tout
font un homme? Mais il faut aussi les armer d'une
forte dialectique pour qu'ils sachent au besoin atta-
quer et se défendre. Sans nous inquiéter des cla-
meurs poussées contre la scolastique par tous ceux
qui la redoutent ou qui l'ignorent, nous ramènerons
les esprits à cette rude gymnastique, où l'on trouve à
la fois tant de vigueur et de souplesse pour déjouer
l'erreur, briser d'un mot ses sophismes et ses phra-
ses, et élever à la vérité un inexpugnable rempart. »
Ces promesses ne furent pas vaines; les éludes,
sous la vigoureuse impulsion du P. Recteur, devin-
rent très-florissantes à Vaugirard. Nous pourrions
citer en preuve les témoignages désintéressés des
hommes les plus éminents de l 'Univers.' té, non-seu-
lement de M. Saint-Marc Girardin, si piein de sym-
pathie pour le P. Olivaint, mais encore de MM. Egger,
Patin, Wallon, etc., qui laissèrent rarement s'écouler
290 PIERRE OLIVAINT.
une session d'examens sans féliciter publiquement
quelques-uns des élèves de Yaugirard présentés au
baccalauréat. M. Saisset lui-même, l'année qui pré-
céda sa mort, combla d'éloges un de ces jeunes candi-
dats et voulut confier aux Pères son propre neveu.
Enfin, le vieux doyen de la Faculté des lettres, M. J.
Victor Leclerc, transmettait souvent ses félicitations
à M. l'abbé Olivaint.
Et celui-ci, heureuxdes succès de ses chers enfants,
disait alors d'un ton de bonne humeur : « Allons,
voilà que notre marque est bien cotée en Sorbonne,
et que notre étiquette se fait lire. On nous compte
donc pour quelque chose là-bas ! » Toutefois, il était
loin de se faire illusion, et comparant le petit nombre
des collèges catholiques à celui des établissements
où la foi des enfants courait de grands dangers, il
s'écriait : « Hélas! que sommes-nous? une poignée
en face d'une légion.... Mais travaillons, distinguons-
nous : il y va de l'honneur de TÉglise »
L'ardent désir qu'il avait de promouvoir les études
à Yaugirard lui fit maintenir dans sa rigueur le règle-
ment sans exception pour personne. Il préférait ren-
dre un enfanta sa famille, plutôt que de concéder, pour
les congés, par exem.ple, des privilèges dont la dis-
cipline générale aurait eu à souffrir. Les parents,
après quelques plaintes, comprirent qu'il s'agissait
du bien de leurs enfants, et les jeunes écoliers eux-mê-
mes se façonnèrent peu à peu à cet austère régime du
travail. Bientôt ils méritèrent pleinement l'éloge que
leur adressait un jour le P. Olivaint : « Vous avez
bravement pris votre parti, vous travaillez bien, et
CHAPITRE XII. 291
cette joie qui brille sur vos fronts est pour nous la
promesse que vous travaillerez mieux encore. Nous
l'acceptons avec bonheur; mais nous vous faisons
une promesse à notre tour, c'est de vous presser poui
obtenir de vous, s'il plaît à Dieu, encore davantage »
Il excellait à ranimer l'ardeur de ses enfants par des
exhortations vives, spiriiueiies, chaleureuses, telles
qu'il avait coutume d'en faire après les séances aca-
démiques où poètes novices, futurs orateurs don-
naient la mesure de leur savoir et de leur talent. Du-
rant sept ans, plusieurs fois chaque année, le Recteur
deVaugirard parla devant un public, presque tou-
jours le môme, avec une variété de ton, un à-propos,
une élévation d'idées, une souplesse de langage qui
subjuguaient l'auditoire. Tantôt il s'élevait à une haute
éloquence, à propos d'un fait historique représenté
sur la scène ou d'une discussion philosophique; tan-
tôt sa parole, plus famihère, sans cesser d'être distin-
guée, savait provoquer le sourire en signalant un
défaut, en donnant une leçon.
En dehors de ces circonstances plus solennelles, le
P. Olivaint n'épargnait rien pour entretenir parmi les
élèves une généreuse émulation ; il aimait «ces com-
bats de chaque jour livrés dans les classes, et ces
larmes généreuses que plus d'une fois, disait-il, il avait
vu les vaincus répandre. »
En félicitant les vainqueurs, il prenait garde d'ex-
citer en eux la vanité et tempérait, à l'occasion, Té-
loge par quelques critiques qui servaient d'antidote à
l'orgueil. Un ancien élève nous raconte., à ce propos,
le fait suivant. « Celait, dit-il, à l'occasion d'une
292 PIERRE OLIVAINT.
séance, la première à laquelle je pris part, et ce
jour-là, je l'avoue, j'avais eu l'illusion de me croire
un grand orateur. Tous mes amis, tous mes parents,
les Pères eux-mêmes m'avaient fait des compliments
dont j'étais très-fier. Le lendemain on alla en grande
promenade pour célébrer la fête du P. Recteur. Je me
trouvais à la gare près de lui, espérant bien qu'il me
féliciterait un peu à son tour. Si j'examineà fond ma
conscience, je ne suis pas bien sûr de n'avoir pas
dans ce but aidé un peu les circonstances qui me
rapprochaient de lui. S'en était-il aperçu, ou voulut-
il simplement me tenir en garde contre un défaut
qu'il me connaissait bien? Je l'ignore. Tout ce queje
sais, c'est quil ne me fit à peu près que des critiques
très-fondées et assez mortifiantes. Cela me surprit
beaucoup et même m'irrita un peu. Je ne suis pas de-
venu aujourd'hui assez humble pour avoir de la ran-
cune contre ceux dont les éloges m'avaient fait pas-
ser de si bons moments; mais je puis assurer que
je me rends parfaitement compte du service que le
P. Olivaint m'a rendu. S'il ne m'avait pas rappelé à
l'humilité, j'aurais perdu la fin de mon année dans
l'enthousiasme de mes petits succès, et sans ses cri-
tiques, je ne sais si j'aurais jamais fait eff'ort pour me
corriger des défauts très-réels que seul il m'avait si-
gnalés. »
Grâce à cette direction intelligente, le travail était
en honneur à Yaugirard ; on s'etïorçait, dans les hau-
tes classes surtout, d'inspirer aux élèves le goûl des
lettres, de les familiariser avec l'antiquité et avec
notre grand dix-septième siècle, de leur faire voir
CHAPITRE XII. 293
dans Bossuet etFénelon, Corneille et Racine, autre
chose que des auteurs de baccalauréat superficielle-
ment connus par les sèches analyses d'un manuel.
Le baccalauréat, sans être négligé, n'était pas re-
gardé comme la fln dernière des études. «Vous conten-
terez-vous du baccalauréat? disait le P. Olivaint à ses
enfants. Votre ambition irait peu loin! Le baccalau-
réat est nécessaire, à la bonne heure; il ouvre la pre-
mière porte des carrières; mais ce n'est nullement
parce qu'on est bachelier qu'on est capable de les rem-
plir. Il faut, mes enfants, le bon sens le dit, il faut
des études sérieuses, il faut des idées, des principes,
il faut cet ensemble de connaissances qui font, je ne
dis pas un bachelier, mais un homme. Cela est néces-
saire pour vous surtout, comprenez-le bien. Combien
parmi vous, en entrant dans le monde, seront grati-
fiés sans examen d'un diplôme d'ignorance, unique-
ment parcequils sont catholiques, parce qu'ils ont été
élevés par des prêtres ! Un roi philosophe, Frédéric II,
disait: «Séparons la science de la piété ; faisons du ca-
« tholicisme une espèce de hibou, et bientôt les peu-
« pies n'en voudront plus. » C'est encore aujour-
d'hui le même mot d'ordre. Deviendrez-vous, par
votre mollesse, complices de cette conspiration our-
die contre vous-mêmes? Enfants catholiques, vous
avez bien mieux à faire que d'être seulement bache-
liers; vous avez un noble démenti à donner : il faut
que nos écoles surpassent les autres.
« Vous avez plus qu'un démenti à donner : vous
avez un dépôt à défendre. Si vous sortez d'ici igno-
rants, vous êtes déjà vaincus. Il y a quelque temps,
294 PIERRE OLTVAINT.
un jeune hoKime, laissé libre de ses actes, jouissant
de sa fortune, disait : « Je me destine à l'état militaire :
« on n'exige pas pour Saint-Gyr beaucoup de pbilo-
« Sophie; mais la philosophie m'est nécessaire ;rétu-
« dier est un sacrifice qui me coûte ; je le ferai pour-
« tant: je le dois. » Que cela est beau! Mes enfants,
dites de même. Étudiez sérieusement, non pas seule-
ment pour passer le baccalauréat, mais pour avoir
des principes, des idées; gardez les traditions de
bonnes études et de travail en honneur dans cette
maison, et cet esprit de surérogation, sensible même
chez les plus jeunes d'entre vous. Ne soyez pas les
complices de ceux qui voudraient nous affubler de té-
nèbres et faire du catholicisme un hibou, tandis qu'il
est, au contraire, l'aigle sublime qui plane au plus
haut des cieux. »
Six ou sept années de sérieuses études imposent à
l'écolier de réels sacrifices dont on a tort d'exagérer
à plaisir la rigueur, mais qui ne laissent pas d'exiger
un sage tempérament. La mesure du travail ne sau-
rait être la même pour les plus jeunes et pour les plus
avancés, aujourd'hui surtout que l'enfant arrive sou-
vent au collège délicat, lorsqu'il n'est pas débile; por-
tant dans un corps frêle une âme inhabile à tout ef-
fort, accoutumé, dès les premières années, à des soins
excessifs; parfois capricieux et volontaire, parce
qu'il n'a pas appris à obéir et à se dompter.
Gomment transformer ces petits êtres, charmanls
dans leur faiblesse, jusque-là peut-être aimés et ad-
mirés pour leurs défauts, comment les changer si
bien, pour le corps et pour l'âme, qu'ils réalisent en
CHAPITRE XII. 295
eux l'idéal de la sagesse antique : menssana incorpore
saiio?
Le P. Olivaint se dit qu'il y avait à éviter un dou-
ble écueil : trop de sévérité et trop d'indulgence.
Pour ces plus jeunes enfants surtout, il fallait évi-
demment ménager la transition entre le régime facile
de la famille et la discipline exacte du collège. Le
recteur de Vaugirard y réussit fort bien, grâce aux
soins tout maternels dont il sut entourer les petits
élèves de la division de Saint-Joseph*.
Bien qu'il fût secondé par le dévouement de plu-
sieurs Pères dont les noms sont restés chers aux en-
fants, le P. Olivaint voulait s'assurer par lui même
que rien ne manquait, sous aucun rapport, aux ben-
jamins de sa famille.
Chaque dimanche, dès le matin, après la sainte
Messe, tous ces chers petits venaient très-exactement
faire visiteauPèreRecteurdanssachambre. Là, celui-ci
les passait minutieusement en revue, se rendant
compte de tous ces détails de toilette et de propreté
qui semblent être exclusivement du ressort de la vi-
gilance maternelle ; puis, feuilletant le registre où se
trouvaient inscrites les notes de la semaine, il disait à
chacun quelques mots d'encouragement, de félicita-
tions ou de blâme. A la fin, la petite bande se tour-
nait d'instinct vers le tiroir d'où devait sortir la fa-
1. La division de Saint-Joseph occupait la maison de M. Olier,
berceau de la Compagnie de Saint-Sulpice. Un historiographe de Vau-
girard, aujourd'hui missionnaire en Chine, dit fort à propos des petits
cnfauits qu'on y élevait : Quasi modo genili mfanies lacté doctrinx
cnutriuntur. — Aujourd'hui cette division habite les bâtiments plus
vastes et plus commodes du nouveau zi«<if Pensionnat.
2G
296 PIERRE OLIVAINT.
meuse boîte aux dragées. Le plus sage, parfois le
plus étourdi était chargé de la délicate mission d'of-
frir des bonbons à tous, en commençant par le Père sur-
veillant, infaillible moyen d'adoucir l'amertume des
reproches et de donner plus de prix aux bonnes
notes.
Il fallait absolument que le Père Recteur eût sa part
de toutes les joies de Saint-Joseph. Tantôt on ame-
nait solennellement chez lui les beaux moutons mé-
rinos, gracieux cadeau fait aux petits écoliers par
M. le marquis de Henestrosa; tantôt le P. Olivaint
allait lui-môme assister aux jeux, aux fêles pieuses,
aux illuminations, admirer les oiseaux et les écureuils
dans leurs grandes cages; et quand les enfants avaient
été plus sages encore que de coutume, il officiait avec
pompe dans leur chapelle particulière, leur donnait
la bénédiction du saint Sacrement et leur adressait
môme un sermon. Jamais sermons ne furent mieux
écoutés, parce que rarement il s'en trouva de mieux ap-
propriés à l'auditoire. Tandis que le P. Olivainlparlait,
tous les yeux étaient fixes sur lui, et une si parfaite
communication s'établissait entre le prédicateur et
son petit peuple, qu'un beau jour le Révérend Père
ayant usé de la forme interrogative : « N'est-il pas
vrai que vous aimez bien votre maman? » Un enfant
répondit tout haut : « Ah! oui, mon Père. » Il en
usait d'ailleurs de même avec les élèves des deux au-
tres petites divisions qui lui étaient amenés à leur
tour, par escouade de dix à douze, si bien qu'il les
avait vus tous une fois au moins en quinze jours.
A ces ménagements pleins de tendresse, le P. Oli-
CHAPITRE XII. 297
vainl avait soin d'unir la fermeté (jui maintient la
discipline et ne cède pas au caprice. Peu à peu, ces
petits enfants se façonnaient à la règle, s'accoutu-
maient au travail et quand ils arrivaient, par des
degrés sagement ménagés, diU grand collège, ils étaient
capables de comprendre le prix d'un effort généreux
et d'un sacrifice volontaire; ils savaient obéir par es-
prit de foi et par sentiment du devoir.
La santé, souvent frêle, de ces plus jeunes élèves
préoccupait naturellement davantage le recteur de
Vaugirard. Toutefois sa sollicitude, sur ce point, était
universelle. Dès qu'un enfant était malade, le bon
Père semblait n'être plus occupé que de celui-là. Le
budget des dépenses, à rinfîrmerie, n'avait presque
pas de limite; tout ce qui pouvait être utile ou seu-
lement agréable était accordé sur-le-chami).
Mais il en allait autrement, quand quelques petits
paresseux simulaient des maux imaginaires. Nous
voyons encore d'ici lePèreRecteur debout au milieu du
parloir, armé du crayon et de son long calepin, et
assiégé par des mères trop vite alarmées qui,
chacune pour son fils, réclamaient un adoucissement
au régime commun, une potion plus ou moins salu-
taire, une heure de plus de sommeil.... Le P.Olivaint
n'opposait aucune objection à toutes les exigences
de leur tendresse; il écoutait patiemment, notait
fidèlement, promettait de soumettre la réclamation
aux médecins du collège, et si l'on insistait, il frap-
pait en souriant sur le fameux calepin en disant :
« Madame, c'est écrit. »
Autant que possible il donnait aux conseils de l'hy-
298 PIERRE OLIVAINT.
giène le pas sur les prescriptions médicales. Tous les
toniques ne vaudront jamais pour l'enfant, sauf des
cas exceptionnels, l'air, l'espace, le mouvement, la
récréation bruyante, et les belles parties de balle, de
ballon, de barres, de cerceaux, les patins en hiver,
en été les échasses, tous ces jeux vigoureux, d'allure
belliqueuse, qui développent les muscles en exerçant
le courage. Que de fois le P. Olivaint ne vint-il pas
animer du geste et de la voix une division de cent
cinquante enfants grimpés sur les échasses et formés
en bataillon! Le Père Arnold, qui, durant la dernière
guerre, aumônier militaire à Laon, périt dans l'ex-
plosion delà citadelle, était l'instructeur expérimenté
de cette vaillante troupe, ralliée ou poussée en avant
au son de sa trompette et au bruit étourdissant des
tambours. C'était plaisir de voir ces guerriers de
douze ans se livrer à des évolutions savantes, prendre
et reprendre des positions, défendre, enlever des dra-
peaux, haletants, inondés de sueur,
Non indecoro pulvere sordidos!
Plus d'un héros roulait par terre, parfois on déplo-
rait un pied foulé, une bosse au front.... La fureur
du jeu ne s'apaisait pas, et les graves témoins de ces
bruyantes scènes se passionnaient à leur tour. — Un
jour, un brave général, dont le fils se distinguait dans
la mêlée, se surprit à commande** un mouvement, et
Mgr Darboy, présidant une autre fois ces tournois
d'écoliers, après avoir distribué des croix de papier
doré aux vainqueurs, s'étonna joyeusement d'être
par acclamation décoré lui-même.
CHAPITRE XII. 299
On sait comme les militaires ont le cœur tendre
pour leurs enfants. Il arriva qu'un élève, en patinant,
tomba si malheureusement qu'il se cassa le bras, aus-
sitôt remis d'ailleurs par l'habile chirurgien du col-
lège, M. le docteur Maisonneuve. Un vieux général,
grand-père du blessé, témoignait au P. Olivaint son
horreur pour un jeu si fatal à son petit-fils. « Géné-
ral, répondit le Père Recteur, nous n'élevons pas ù
Vaugirard des petites filles ; nous voulons former dei
hommes et au besoin des soldats. — Des soldats,
la bonne heure, mon Père; mais qu'est-ce donc que
les patins ont à faire dans l'éducation de vos jeunes
conscrits?— Rappelez-vous, général, qu'en 1795, nos
braves soldats, s'élançant sur le Zuiderzée gelé, s'em-
parèrent des vaisseaux hollandais comme d'autant de
citadelles. Bien en prit aux fantassins et aux cavaliers
de savoir se tenir sur la glace. » Ce souvenir glo-
rieux mit à néant toutes les objections du grand
père.
Afin de favoriserles jeux qui tiennent une si grande
place dans l'éducation, le P. Olivaint fit prendre sur
les jardins deux vastes cours carrées, pour la pre-
mière et la seconde division. A la maison de campa-
gne des Moulineaux, il créa ce magnifique bassin de
natation où deux cents enfants peuvent à l'aise se
baigner ensemble. Rien de plus gracieux que le coup
d'œil qu'offre cette belle nappe d'eau, bordée de gazon
et de tentes militaires, coupée d'îlots de verdure et de
ponts rustiques, sillonnée de barques et dont le ni-
veau habilement ménagé permet à chacun, suivant
sa taille ou son adresse, de s'ébattre sans risques
300 PIERRE OLIVAINT.
SOUS l'œil des Pères surveillants et des maîtres n'"
geurs-
Ainsi tout, jusqu'aux délassements, contribuait à
développer, avec la vigueur musculaire, l'énergie
morale.
CHAPITRE XIII
L'éducation morale. — Choix d'une carrière. — La vie dans le monde.
Une vocation.
« Donne-moi ton fils, disait un jour le P. Olivaint
à un ami : fen ferai un homme. »
De Tenfant faire un homme, tel est bien le but de
l'éducation. Mais, pour l'atteindre, il ne suffit pas de
combiner heureusement les exercices du corps et de
l'esprit; avant tout, il faut former la volonté, non pas
seulement en aidant la nature j comme le prétend la
pédagogie rationnalisle, maisen la corrigeant. L'édu-
cation morale est une œuvre de redressement à la-
quelle résiste, dans l'enfant le mieux doué, la nature
originellement pervertie, et qui ne s'accomplit pas
sans la grâce divine.
« Mes enfants, quand vos parents nous disent :
faites-nous des hommes^ cela signifie pour eux et pour
nous : faites-nous des chrétiens^. » Ainsi parlait le
P. Olivaint et ses actes répondaient aux paroles.
1. Discours du P. Olivaint à la distribution des prix, 1853.
302 PIERRE OLIVAINT.
Ces hommes, ces chrétiens, il prétendait les créer
par la pratique d'une obéissance généreuse et d'une
loi sans inconséquence et sans faiblesse.
Obéir, ])our lui ^c'était vouloir y c'est-à-dire conformer,
de son plein gré, sous l'inspiration de la foi et de la
raison, sa volonté à la volonté divine manifestée par
une autorité légitime. « Et vouloir ainsi, disait-il,
c'est le sceau de la virilité. Que faisons-nous donc,
dans l'œuvre de l'éducation? Un mot, mes enfants,
dira tout : Nous tâchons de vous apprendre à vouloir.
Oui, devant Dieu, pour sa gloire et pour vos âmes,
il nous a paru que, dans un temps comme le nôtre, il
fallait tendre continuellement à la force, fortifier en
vous la volonté, former en vous des cœurs dévoués
et de nobles caractères. »
Le P. Olivaint avait le don d'obtenir des enfants ce
libre assentiment à ce que réclamaient leur intérêt
bien entendu et la volonté divine authentiquement
interprétée. Nous en citerons un exemple. Un jeune
homme avait à peu près achevé ses études et ne sa-
vait trop s'il devait passer encore un an à Vaugirard,
ou se rendre en Allemagne, au collège de Feldkirk.
Le moment venu de choisir, il trouvait commode de
s'arrêter à un troisième parti qui consisterait à me-
ner à Paris une vie plus agréable et plus libre. Sa
pieuse mère l'engageait cependant à causer de ses
projets avec le P. Recteur. L'enfant refusa net. « Mais,
mon fils, il est bien convenu qu'il ne te forcera pas,
lui dit sa mère, et que tu décideras tout toi-même en
dernier ressort. — Oh ! J9 le sais bien, répondit-il ; le
CHAPITRE XIII. 303
Père Olivaint ne me contraindra nullement; mais z7
me fera vouloir^ et je ne veux pas. »
Cependant il consentit à la visite; il écouta les mo-
tifs qui devaient déterminer sagement son choix; de
fait, le P. Recteur le fit vouloir^ et le jeune homme
n'eut pas lieu de s'en repentir*.
Parfois la raison reste impuissante et une juste sé-
vérité doit lui venir en aide. Le P. Olivaint savait y
recourir à propos ; mais il n'oubliait pas de tempérer
les rigueurs nécessaires par le témoignage d'une pro-
fonde afîection. Il était encore préfet des études, et
naturellement plus sévère, quand eut lieu un petit
événement que le héros lui-même va nous raconter.
« J'avais quinze ans, dit un ancien élève, et je ne
donnais que trop souvent au P. Olivaint occasion de
m'adresser de paternels et sévères reproches. Je dois
lui rendre cette justice que jamais, au moins en ce
qui me concerne, sa perspicacité ne fut en défaut. Il
avait coutume de me dire que pas une fête de la
sainte Yierge ne se passait, sans qu'il découvrît ce
qu'il pouvait y avoir d'irrégulier au collège.
« Je suis contraint d'avouer à ma honte que les
admonestations du bon Père étaient assez mal prises
par moi. Il fallut une circonstance assez singulière
pour me faire apprécier le cœur du P. Olivaint. Un
1. Le p. Olivaint, au milieu d'une année d'études, avait envoyé ce
même enfant passer une quinzaine de jours dans sa famille pour se
remettre d'une indisposition. Un parent eut l'imprudence de demander
au jeune rhétoricien s'il ne serait pas bien aise d'aller au spectacle.
Sans hésiter, celui-ci répondit, malgré le vif désir qu'il éprouvait :
• Non, non ; cela ferait peine au P. Recteur. Ce n'est pas pour cela
qu'il m'a permis de sortir »
27
304 PIERRE OLIVAINT.
jour, pour un acte d'indiscipline en classe, je fus mis
au séquestre. Profondément irrité, je méditais quel-
que nouvelle méchanceté, lorsque j'entendis, dans la
chambre voisine, la voix d'un camarade puni d'ail-
leurs aussi justement que moi, et aussitôt ce fut à
qui de nous deux, mauvais sujets, débiterait tout haut
le plus d'injures à l'adresse du P. Olivaint. Précisé-
ment celui-ci passait au même moment dans le cor-
ridor; il entendit tout, mais ne nous dit rien. Seule-
ment quand, le soir, le temps de ma punition fut fini,
il me fit venir dans sa chambre et me dit à brûle-
pourpoint : « Pensez-vous réellement de moi tout le
« mal que vous avez dit là-haut ? « — Je n'hésitai
pas à lui répondre : « Oui, mon Père. » Alors il me
priJ; dans ses bras, m'embrassa tendrement en me
disant : « Mon enfant, j'aime votre franchise ;
« mais, écoutez, quand vous aurez quelque chose
vt contre moi, venez me le dire et ne le dites pas tout
« haut devant vos camarades, car le P. Préfet serait
« obligé de vous punir. » Et il me renvoya à l'étude.
L'écolier indocile était vaincu. J'eus à partir de ce
jour une grande confiance et une vive affection
pour le P. Olivaint; le reste de mes années de col-
lège s'en ressentit. Quand j'eus quitté Yaugirard,
je demandai au bon Père la faveur de l'avoir pour
directeur. Il me l'accorda, et je puis dire que c'est
une des plus grandes grâces que Dieu m'ait faites.
Depuis cette époque jusqu'au mois de février 1871,
c'est-à-dire durant plus de treize ans, soit à Yaugi-
rard, soit à la rue de Sèvres, il ne s'est pas, sauf le
temps des vacances, écoulé une quinzaine sans que
CHAPITRE XIIL 305
je visse le P. Olivaiiit. Si j'ai pu passer les années de
ma jeunesse sans déshonneur, c'est à lui, à sa douce
fermeté, à son ailection persévérante que je le dois.
Et ce n'est pas seulement pour la direction morale de
ma vie de jeune homme que son influence m'a été
précieuse. En toute circonstance, ses conseils ont été
pour moi la voix même de la sagesse, et toujours je
me suis bien trouvé, même pour les choses les plus
étrangères à ses préoccupations habituelles, d'avoir
suivi ses avis. Je n'ai jamais connu un esprit plus
ferme, plus prudent et plus sûr, et en même temps
un cœur plus tendre et plus dévoué. Aussi je le vé-
nère et le consulte, même absent, comme un père et
un ami. Que puis-je vous dire de plus? En écrivant
ces lignes, ce sont les meilleures années de mon en-
fance et de ma jeunesse qui repassent devant moi. »
Combien d'élèves de Yaugirard pourraient parler
de même et rendre à la mémoire du P. Olivaint ua
semblable témoignage de leurs reconnaissants sou>«
venirs !
Le Recteur de Vaugirard avait quelque sorte de pré-
férence pour les caractères difficiles qu'il sentait, pour
ainsi dire, frémir sous la main qui voulait les
dompter.
Un père de famille, très-effrayé des terribles co-
lères de son fils, tout jeune encore, disait un jour :
a Je ne puis faire un reproche à cet enfant, qu'il ne
trépigne aussitôt. — Fort bien, cher ami, répliqua
le P. Olivaint, c'est par les pieds que les enfants
prouvent qu'ils ont de la tête. »
Parmi les élèves dont peut se glorifier davantage
306 PIERRE OLIVAINT.
Vaugirard, il faut placer aux premiers rangs Paul
Odelin. Plus lard nous aurons à signaler sa généreuse
mort, pleurée et admirée par tous ceux qui avaient
connu ce cœur si bon et si vaillant. Paul, au collège,
était le type de l'écolier pétulant, prompt aux saillies,
plein d'aimables malices, travaillant à ses heures,
d'ailleurs d'une foi, d'une franchise et d'une candeur
qui lui valaient l'estime universelle de ses maîtres et
de ses camarades. Sa mère cependant n'était pas sans
inquiétude sur l'avenir. Le P. Olivaint la rassurait :
« Ne craignez rien, disait-il, je réponds de lui. Sans
doute, Paul pourrait être plus sage et mieux travail-
ler; mais il est intelligent, il a du cœur, laissez faire
le temps, vous verrez plus tard. « Paul avait, parmi
ses qualités ou ses défauts, beaucoup de ce qu'on est
convenu d'appeler Yesprit parisien. Ce n'était pas un
motif pour le P. Recteur de l'en aimer moins; seule-
ment il tâchait d'en réprimer l'excès et de le tourner
au bien. Un jour le P. Olivaint écrivait à la pieuse
mère de cet enfant qui achevait alors ses études :
« Je suis content de Paul : il a montré du caractère. »
Paul, dans une lettre, raconte ainsi cet incident. « J*ai
vu le P. Recteur. Je l'avais déjà rencontré hier, et il
m'avait dit un bonjour affectueux, en me laissant pour
adieu ces quelques mots : « Je suis content de vous. »
Je suis allé le voir aujourd'hui. Comme je le quittais,
il me rappela et me dit encore ces mêmes paroles :
« Je suis content de vous^ » en me demandant si je
voyais pourquoi il me félicitait ainsi. Je lui répondis
que je n'en devinais pas le motif. Il m'épargna des re-
cherches plus longues et me dit: « C'est parce que vous
CHAPITRE XIII. 307
avez un jour montré de l'énergie. Je vous suis clans
certains petits détails, et je sais d'une manière certaine
que vous avez franchement prononcé votre jugement
à propos d'une affaire périlleuse et que vous voies êtes
posé en face du mal pour le bien. Je vous félicite. »
«Vous jugez, poursuivait Paul, si cela m'a encou-
ragé, d'autant plus que le Père continua sa petite
allocution en m'exhortant à demeurer toujours dans
ces dispositions et avec la franchise de mes convic-
tions. Je le lui promis bien , et je partis après avoir
échangé avec lui une cordiale poignée de main* ».
C'est ce même enfant, ainsi façonné par la douce
fermeté du P. Olivaint, qui, déjà élève de philosophie,
commit en classe une légère infraction à la règle, pour
laquelle il fut puni. Jugeant le châtiment injuste ou
disproportionné avec le délit, Paul conçut une colère
violente contre son professeur : « Quoi qu'il advienne,
quoi qu'on puisse me dire, je ne lui pardonnerai ja-
mais, et plutôt que des excuses, puisqu'il me pousse
à bout, je lui dirai des sottises! Je crois que je suis
possédé, comme Oreste, par les furies. ... Adieu, chère
maman, je suis furieux, je ne sais qui me calmera. >•
Ainsi écrivait-il sous le coup de la passion. Le lende-
main, dans une autre lettre à sa mère : « Je m'em-
presse, disait-il, de vous écrire, afin de vous rassurer.
Hier soir, je suis allé me confesser; aujourd'hui je fais
la sainte communion, je suis parfaitement calmé. »
Pour vaincre le « sentiment de froideur qui lui res-
1. LetU-e citée dans la notice intitulée Paui Odc/m, lieutenant de
7yiobiles, tué à la manifestation de la place rcnddm«.... Paris, Albanel
et BaitOQweck, 1875.
27*
308 PIERRE OLIVAINT.
tait au fond de l'âme vis-à-vis de son professeur, » le
généreux enfant avait été spontanément servir la
messe de ce Père et recevoir de sa main TAgneau de
Dieu, modèle d'humble douceur.
Voilà ceux que le P. Olivaint chérissait. Dans les
circonstances critiques où l'étourderie, l'insubordi-
nation plaçait parfois un enfant, il avait volontiers
recours aux parents, aux mères surtout, pour s'en-
tendre sur la meilleure conduite à garder.
Un jeune enfant s'était tellement monté la tête que
l'on craignait de ne pouvoir le garder au collège.
Ni les remontrances paternelles, ni les exhortations
du P. Recteur n'avaient pu vaincre son obstination,
et la pauvre mère était retournée chez elle, le cœur
bien gros, remplie d'inquiétude pour les conséquen-
ces de cette rébellion. A neuf heures, le même soir,
un exprès arrivait de Yaugirard, porteur de cette let-
tre du P. Olivaint :
« Pauvre Madame,
« Je m'empresse de vous écrire; après votre départ,
nous avons fait appeler votre cher enfant; il a pro-
mis de ne faire aucune sottise, de se calmer, de se
soumettre à ce que son papa décidera. Bénissons
Dieu de ce premier avantage. Continuons de prier*
ayez confiance, grande confiance. Tout ira bien.
« J'ai voulu vous éviter la mauvaise nuit que vous
auriez passée et les larmes que vous auriez versées
si vous aviez ignoré ce premier résultat. Il est im-
portant que M. X. vienne demain matin; venez avec
CHAPITRE XIII. 309
lui ; nous nous concerterons sur ce qu'il convient de
faire.
« Agréez mes respects les plus dévoués en rs'.-S.
Conflance !
« P. Olivaint. »
Par la persuasion plus que par la rigueur, le Rec-
teur de Yaugirard s'efforçait de dompter les natures
rebelles, ou plutôt de leur apprendre à se dompter
elles-mêmes. « Domptez-vous, disait-il aux enfants,
vince teipsum.Nous pouvez plus en quelque sorte que
nous pour faire de vous des hommes. 11 faut que le
jeune aigle agite de lui-même ses ailes, qu'il tire lui-
même de son cœur le noble essor qui l'emportera
bientôt. Domptez-vous vous-mêmes : voilà l'effort
qui doit vous élever à toute la dignité de votre na-
ture. C'est peu de vaincre les autres. 11 suffit trop
souvent pour cela d'abuser de leur douceur ou de leur
faiblesse, de céder lâchement à sa fougue, à son
orgueil. Mais prendre parti pour l'ordre et pour Dieu
contre soi, venger contre soi les droits inviolables
de Dieu, briser toutes les oppositions d'une nature
mauvaise, soumettre les sens révoltés, forcer la vo-
lonté par la volonté même à faire triompher la raison,
la grâce et la foi : c'est donner le plus noble exercice
à toutes les puissances de notre être ; c'est avancer
dans cette vie chrétienne qui n'est qu'un perpétuel
combat; c'est atteindre déjà la vertu qui, seule,
comme son nom l'indique, produit, avec la vraie
force, la vraie virilité. » Morale ausière, sans doute,
mais qui n'avait rien, dans la bouche du P. Olivaint,
310 PIERRE OLIVAINT.
du stoïcisme antique ou du jansénisme moderne.
La force n'étouffait pas, chez lui, la tendresse et sa
parole était admirablement comprise des mères chré-
tiennes quand il leur disait, en présence de leurs
chers enfants :
« Malgré nos rigueurs apparentes, nous ne crai-
gnons pas de l'avancer, nous n'avons pas oublié la
douceur; nous sommes restés des pères; que dis-je,
nous avons tenté bien souvent, quoique en vain, de
rivaliser avec vous, de devenir des mères. Pour y
mieux réussir, il est une Mère, la plus tendre des
mères, qu'incessamment nous appelons à notre aide.
Vos enfants, je le crois, l'aiment tous maintenant da-
vantage ; ils vous aiment donc davantage aussi. Non
nous ne sommes pas de ceux qui croient que, pour
être un homme, il faut n'avoir plus de larmes dans
les yeux : le Sauveur a pleuré. Nous ne sommes pas
de ceux qui croient que, pour être un homme, il faut
rejeter avec dédain cet héritage de sentiments déli-
cats, pieux et tendres que nos mères ont déposés en
nous, comme un présent de Dieu, en nous arrosant
de leurs larmes quand nous étions tout petits. Au-
tant vaudrait dire que, pour faire un homme, il faut
commencer par lui arracher le cœur. Aussi vous de-
mandons-nous, mères chrétiennes, d'augmenter, par
une sainte influence, en vos enfants, cette délicatesse,
cette piété, cette tendresse, et l'esprit de famille et
l'affection qu'ils ont pour vous. Tout cela nous aidera
dans notre tâche, car tout cela est digne du chré-
tien. »
Ainsi, pour mieux aimer les enfants, le P. Olivain,
CHAPITRE XlII. 311
empruntait aux parents leur dévouement et leur ten-
dresse. Et si, dans sa nombreuse famille, la mort fai-
sait des orphelins, il était là pour les consoler, pour
les accueillir comme un père adoptif. Le célèbre doc-
teur Jean-Paul Tessier, son ami, laissait en mourant
un fils unique, alors élève à Vaugirard. A partir de
ce jour, le Père Recteur hérita, près de Tenfant, d'un
doux privilège. Quand revenait l'anniversaire de la
naissance du cher orphelin, le P. Olivaint le mandait
chez lui et le bénissait au nom de son père défunt;
mais, une fois, malade et retenu au lit, il envoya à
son jeune ami, en compensation de la visite accoutu-
mée, un petit livre, avec les lignes suivantes^ tracées
au crayon : « Aujourd'hui, dix-sept ans! Cher ami
vous voilà jeune homme; souvenez-vous de votre
père; portez noblement son nom. Et vous serez digne
de lui, si vous avez le courage de dominer l'entraî-
nement des mauvaises doctrines et des mauvais
exemples, pour rester jusqu'à la fin généreusement
chrétien comme lui. A sa recommandation et en son
nom, dans toute rcfTusion de mon cœur, je vous bénis
paternellement en Notre-Seigneur.
« Pierre Olivaint. »
Enraciner la foi dans Icsprit, la piété dans le cœur,
dans la conscience le sentiment du devoir chrétien,
dételle sorte que son accomplissement passe en ha-
bitude et devienne comme un premier besoin^ voilà
où tendaient en définitive tous les règlements du col-
lège et toutes les sollicitudes de son recteur.
A Vaugirard, la foi se mêlait à chaque pensée
312 PIERRE OLIVAINT.
des enfants et marquait de son empreinte leurs moin-
dres actions. La foi leur inspirait d'offrir à Dieu cha-
cun de leurs devoirs, de s'agenouiller, au commen-
cernent de leurs jeux, aux pieds de leur Patronne im-
maculée, de se découvrir, quand les rangs silencieux
passaient sur la grande terrasse, devant sa statue
vénérée; de multiplier, en l'honneur de Notre-Dame
des Victoires, les sacrifices quotidiens, de solliciter
avec empressement la faveur d'entrer dans ses Con-
grégations, de visiter, pour lui plaire, les pauvres,
ces membres souffrants de Jésus-Christ, de s'endor-
mir avec le scapulaire et le chapelet, en murmurant
les trois noms sacrés de Jésus, Marie, Joseph, et sur-
tout de fréquenter, avec une ferveur persévérante,
les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie.
Mais, à quoi bon ce détail? Grâce à Dieu, ces saintes
pratiques de la piété chrétienne sont universellement
en honneur dans les collèges catholiques; elles se
maintiennent à Vaugirard, comme au temps où le
P. Olivaint mettait son zèle ardent à les encou-
rager.
A cette fin, il saisissait toute occasion favorable :
tantôt la fête intime d'une Congrégation, tantôt la
cérémonie touchante de la première communion, la
procession de la Fête-Dieu, un pèlerinage à quelque
sanctuaire de Notre-Dame, la clôture solennelle du
Mois de Marie, avec sa brillante illumination, que
sais-je encore?
Souvent, hélas ! un événement tViste lui fournis-
sait le moyen de raviver la foi et la piété dans les
cœurs. La mort, la mort subite quelquefois, frappait
CHAPITRE XTTT. 313
un enfant.... Rappelons, à ce sujet, un édifiant sou-
venir qui remonte à 1863.
Paul Grandjean avait quatorze ans; aimable et
gracieuse nature, caractère facile, ouvert et enjoué,
il avait conquis l'affection de tous. Un soir, pendant
îa classe, le professeur le voyant un peu pâle, et sup-
posant quelque fatigue, l'obligea malgré sa résis-
tance à monter à l'infirmerie. Il ne souffrait nulle-
ment, disait-il avec sa gaieté habituelle: on le coucha
cependant par précaution. Rien, durant la nuit, qui
pût faire craindre un malheur, quand, soudain, vers
huit heures du matin, le P. Olivaint est appelé à
l'infirmerie, avec le confesseur de l'enfant. Une péri-
tonite s'était déclarée, le médecin n'avait plus d'espoir.
Alors une scène touchante eut lieu : la petite tête de l'en-
fant se pencha doucement sur le sein du P. Olivaint.
Paul, qui avait communié l'avant-veille, se confessa
avec autant de calme qu'à l'ordinaire, reçut l'absolu-
tion, et au moment où le Père lui disait: «Cher enfant
pensez à Marie.... Soufîrez-vous moins?.... — Oui,»
dit-il en souriant. Il cessait de souffrir.
Cependant, la classe s'achevait et la cloche appe-
lait, au grand étonnement de tous, les élèves à la
chapefie. Rien n'avait encore transpiré de la doulou-
reuse nouvelle. Le P. Recteur était à l'autel, en sur-
plis. Dans une allocution émue, il annonça la mort
inopinée de cet enfant, la veille encore insouciant et
joyeux, et prit occasion d'élever tous les cœurs vers
les graves préoccupations de l'Éternité. L'effet de ces
quelques paroles fut extraordinaire, et plus d'un
écolier trop léger, plus d'un jeune homme trop mon-
314 PIERRE OLIVAINT.
dain fit des réflexions salutaires. Les condisciples de
Paul furent plus vivement frappés encore, quand ils
apprirent quelle avait été, la veille en classe, la der-
nière pensée de leur cher camarade. Sur la page à
demi blanche où il jetait des notes d'histoire, l'enfant
avait crayonné un dessin allégorique, inspiré, ce
semble, par un pressentiment du lendemain.
Deux lignes parallèles s'abaissaient vers un cercle,
où l'on lisait: Péché, chemin de Venfer. Deux autres,
en sens opposé, allaient aboutir à des rayons tracés
d'une main malhabile, avec ces mots : Vertu^ chemin
du ciel.
Cher enfant, par cette naïve image, vous racontiez
les plus intimes résolutions d'un cœur resté pur sous
l'égide de Marie. ..
Et peu après, le P. Olivaint, parlant aux congréga-
nistes de la seconde division, ranimait ces impres-
sions salutaires. « Que de fois, disait-il, j'ai pensé à
Paul, durant cette semaine ! Et cette pensée était
consolante. Il nous a été ravi, de peur que la malice
ne lui changeât l'esprit'. Pour lui désormais plus de
pièges, plus de danger d'offenser Dieu I... Mais ma
pensée revenait vers vous : Est-ce donc pour vous un
malheur que vous ne soyez pas enlevés comme Paul
à l'affection de vos parents? Ah! si Dieu l'a pris pour
que son esprit ne changeât pas, Dieu ne vous laisse
pas pour que le vôtre change. Grâce à lui, il est à ce
mal un autre remède que la mort. »
Et quel était-il, ce remède nécessaire? C'était la
1. Raptus est ne malitia mutaret intellectum ejus. (Sap., iv, 11.)
CHAPITRE XlII. 315
garde de V esprit et du cœur^ donl il leur indiquait
riniportancc et les conditions.
Quelques années plus tôt, un autre enfant*, âgé
de douze ans et qui grandissait, à Vaugirard, en
sagesse et en grâce, mourut presque subitement
aussi, à la suite de la distribution des prix. La lettre
que le P. Olivaint écrivit à la famille en deuil est
îrop belle, pour n'être pas reproduite ici presque en-
tière. Il y parle au père, à la mère, au frère du «cher
petit Léon » le langage à la fois le plus affectueux et
le plus élevé.
.... u J'aimais tant ce cher petit Léon ; je fondais,
pour ma part, tant d'espérances sur lui ! Il me semble
que j'avais bien pour lui un cœur de père, et môme
je me reprochais presque un sentiment secret de
préférence qu'un père ne doit pas avoir, mais que
m'inspiraient les qualités solides et précoces de ce
cher enfant et mon dévouement bien profond à sa
famille. » Puis, s'excusant des quelques heures de
retard qu'il a mises à écrire: « J'étais, dit-il, comme
muet et suffoqué ; je n'aurais pu alors que pleurer
avec vous. Je voudrais bien, monsieur, vous consoler
un peu et consoler un peu aussi sa digne mère.... Que
nous sommes heureux d'être chrétiens I Selon le
monde, il n'y a plus de consolations après un tel
malheur. Selon Dieu, voilà que, pour ce cher enfant,
toutes les espérances que nous nous plaisions à for-
mer sont accomplies déjà, dépassées môme, et le
Seigneur ne nous a devancés que pour mieux mon-
1. Léou CoiauUcL a.
316 PIERRE OLIVAINT.
trer sa miséricorde. La vie d'un jeune homme est si
exposée aujourd'hui! Malgré vos soins el les nôtres,
malgré ses dispositions heureuses, il eût succombé,
lui aussi, peut-être, il se fût perdu, éternellement
perdu, peut-être ! Et maintenant, vous devez dire :
Éternellement sauvé ! Mort en prononçant le nom de
Marie, comment ne serait- il pas sauvé? Il est allé le
finir au ciel; car il est impossible d'aller achever
ailleurs ce nom que ses lèvres mourantes avaient
commencé, que son cœur voulait finir. Il vous pré-
pare maintenant dans le ciel une place à tous en
priant pour vous. Imaginez, pour tromper votre
douleur, qu'il est parti pour un voyage, que vous
l'avez envoyé passer les vacances dans une maison
amie, qu'il vous a donné rendez-vous, que vous irez
tous bientôt le rejoindre. Mais ce n'est pas là une
imagination : c'est la réalité toute vive delà foi, que
nous avons besoin de nous rappeler, quand un pareil
coup nous frappe. Il y a des moments où la douleur
semble faire oublier tout cela.
«J'ai bien pensé h la pauvre mère de Léon... que je
la plains ! Si heureuse la veille encore, et le lende-
main!... Mais qu'elle me permette de le dire, le len-»
demain, mère encore plus heureuse malgré ses lar-
mes, car elle donnait un ange à Dieu et à Marie et
vraiment elle est bien une de ces mères qui n'ont des
enfants que pour Marie et pour Dieu. »
Puis, s'adressant au jeune frère de l'enfant si
chrétiennement pleuré : « J'ai bien pensé à vous
aussi, mon cher Michel ; les vacances de Léon seront
là-haut bien belles, mais les vôtres sont bien amè-
CHAPITRE XIII. 317
resije connais votre cœar, cher ami. Comprenez-le
bien, il y a dans ce mallieur une miséricorde de Dieu
toute particulière pour vous-même. A votre âge on
ne croit pas à la mort; on fait des projets pour les
années de la jeunesse, projets d'ambition, déplaisirs,
d'égarements quelquefois, comme si Ton était sûr de
pouvoir tout réparer avant la rencontre inévitable de
la mort. Quelle leçon ! Voilà donc la fin de tout! Il
n'y a pas d'âge, il faut être prêt quand la mort est
prête. Est-ce que je veux, mon enfant, vous affliger
davantage en vous parlant ainsi? Non, non. Mais
vous êtes capable de pensées élevées et sérieuses :
Sursum corda! Profitez de ce coup pour vous porter
vers Dieu avec encore plus d'ardeur, et prendre une
résolution plus énergique encore de le bien servir,
quelle que soit la carrière où vous deviez entrer un
jour. Tenez, cher ami, votre petit frère promettait
bien d'être plus tard un de ces hommes qui honorent
leur foi par leurs œuvres ; eh bien, ne serait-il pas
digne de vous de dire à Dieu que vous allez brave-
ment travailler pour deux, et que vous tiendrez dès
maintenant et plus tard les promesses de Léon en
même temps que les vôtres? Le 16 de ce mois, vous
avez triomphé ensemble ^ ; c'était entre vous une fra-
ternelle rivalité de succès bien touchante. Léon vous
a devancé maintenant. Il a reçu là-haut un prix plus
beau que tous les autres. La grande chose, la seule
nécessaire, la rivalité fraternelle pour vous, c'est de
gagner à votre tour ce prix-là. »
1* Le 16 août 1854; jour de la distribution des prix.
318 PIERRE OLIVAIiNT.
Enfin , revenant au père affligé qu'il console si bien, le
P. Olivaint conclut sa lettre par ces affectueuses pa-
roles: « Vous ne trouverez pas mauvais, mon bien
cher monsieur, que je me sois laissé aller à causer
avec votre enfant dans cette lettre qui est pour vous.
Gomme si mon cœur s'était mis dans votre famille,
je n'ai pu vous séparer les uns des autres.... »
Le P. Olivaint n'avait-il pas le droit d'affirmer «qu'il
aimait ses enfants du propre amour qu'avaient pour
eux leurs pères et leurs mères? »
Il disait, dans cette lettre, au, jeune frère du cher
petit Léon, de s& porter vers Dieu avec encore plus
d'ardeur, de prendre une résolution plus énergique
encore de le bien servir, quelle que fût la carrière où
V enfant dût entrer un jour.
Ce conseil viril, mêlé ici de pieuses consolations,
le P. Olivaint le donnait à tous ses enfants, à ceux-là
surtout qui se disposaient à franchir le seuil du
collège. Avoir une carrière, faire quelque c/ios6, c'était
pour chacun, pensait-il, an rigoureux devoir. Dès
les débuts de son rectorat' il exprima là-dessus net-
tement sa pensée.
« Yous devez faire quelque chose, disait-il, et si
vous avez du cœur, ce sera quelque chose de grand,
de noble, de généreux, quelque chose digne de vous,
de vos familles, qui réponde à l'attente de l'Église et
de la Patrie.
« Un poëte en mourant s'écriait la main au front :
« Et pourtant il y avait quelque chose là 1« Mes
Discours à la messe du Saint-Esprit^ année scolaire 1857>1858.
CHAPITRE XIII. 319
enfants, en mcllanlla main, non à voire front, mais
sur voire cœur, n'est-ce pas qu'on peut dire aussi :
« Il y a quelque chose là ! »
La pensée du P. Olivaint n'clait assurément pas
qu'on dût indistinctement pousser les enfants aux
écoles, pour faire d'eux tous des officiers ou des in-
génieurs, des magistrats, des avocats, des adminis-
trateurs, des médecins ou des industriels.
Il savait à merveille qu'en dehors de ces carrières
il en est d'autres non moins honorables, et qu'un
propriétaire à la campagne, par exemple, s'occupant
de culture, maire de son village, ou conseiller géné-
ral de son canton, peut rendre d'immenses services à
la cause de la religion et du pays. Mais il protestait
contre ceux qu'il appelait énergiquement les inu-
tiles^ contre ces hommes de désœuvrement et de
plaisir, qui, ne faisant rien de bon, finissent presque
toujours par faire beaucoup de mal.
11 insistait sur la nécessité d'une position pour
tous, au temps où nous vivons. « H y a, en effet,
comme un déclassement général , les générations
montent à l'assaut des richesses, des honneurs, des
emplois ; il n'est plus, comme autrefois, de position
faite pour personne, passant des pères aux fils comme
une portion de l'héritage. Où sont maintenant les
charges héréditaires, les fortunes qui n'ont rien à
craindre? Quand môme on ne rencontrerait pas de
révolution sur son chemin, la loi des partages suffit
à mettre en question pour les enfants la position de
leurs parents à chaque génération. Le travail est
donc aussi nécessaire pour conserver que pour
320 PIERRE OLIVAINT.
acquérir, pour ne pas déchoir que pour s'éle-
ver,... »
« Dans le monde, combien de jeunes gens, sans
souci de leur position, ont le parti pris de ne rien
faire! Vos mères les ont vus, et ont frémi pour vous.
C'est que la vie de pareils jeunes gens est d'une
inutilité déplorable. Encore s'ils se contentaient d'être
inutiles ! Mais c'est leur illusion de se dire : Nous ne
faisons rien. On fait toujours quelque chose, c'est la
loi delà vie; si ce n'est pas le bien, c'est le mal. Si
on ne se livre pas au travail, on s'abandonne au
plaisir et bien vite au désordre. Alors fortune perdue,
santé perdue, c'est peu.... honneur perdu, principes
et foi perdus, bonheur perdu, âme éternellement
perdue ! Voilà ce que comprennent vos pères et vos
mères. »
Ce discours fit événement dans l'auditoire d'élite
réuni à Vaugirard. Quelques-uns, il est vrai, trouvè-
rent le langage du P. Recteur sévère et soupçonnè-
rent une censure là où il n'y avait qu'un avis pater-
nel. Mais l'immense majorité des parents applaudit à
ce manifeste et ne cessa de seconder les efforts du
P. Olivaint pour former une génération intelligente,
laborieuse et dévouée.
Un personnage des plus distingués, après avoir
entendu cette parole incisive et vigoureuse, disait :
« Je ne connais pas celui qui a fait ce discours ; mais
c'est un homme. »
Quand le choix de la carrière était fait et que
l'heure de la séparation avait sonné, le P. Olivaint
n'abandonnait pas, sur le seuil de Vaugirard, les
CHAPITRE XI II. 321
«nfanls que, durant plusieurs années, il avait entou-
rés de son intelligente sollicitude. Il savait trop quels
dangers, à leur entrée dans le monde, menaçaient
leur foi et leurs mœurs!
Tous ses efforts tendaient à resserrer entre ces
jeunes gens les liens contractés au collège, à former
de nouvelles amitiés dont Jésus-Christ fût le centre.
Ce qu'il redoutait davantage pour un jeune homme
à Paris, c'était l'isolement. Vœ soli !... *. Cet oracle de
la divine sagesse lui semblait proféré surtout pour
renseignement de la jeunesse des écoles, jetée chez
nous au milieu de toutes les séductions et de tous les
tumultes d'une capitale.
ce Unissez-vous, disait-il, aimez-vous ! pour vous
soutenir les uns les autres, pour vous préserver des
dangers qui vous menacent, et particulièrement de
l'un des plus grands: de l'isolement et de l'ennui.
Mais quoi ! faut-il donc vous unir, vous aimer, par
cgoïsme, par un sentiment d'intérêt personnel? Non,
non ; il n'y aura point d'égoïsme, puisque chacun se
dévouera pour tous, et qu'un jour tous, rendus ainsi
meilleurs, vous ferez plus de bien aux autres. Unis-
sez-vous, aimez-vous pour le salut individuel bien
entendu, inséparable du salut d'un grand nombre,
et vous pratiquerez vraiment la charité fraternelle, la
charité sociale. Vous recevrez de vos amis l'exemple
de ce qu'ils font de bien, le témoignage de leur affec-
tion, leur conseil dans vos doutes, leur appui dans
1. Vse soli, quia qicum cecideritnon habet sublevantem se. (Eccl.
V, 10.)
322 PIERRE OU VAIN T.
VOS difficultés, leur consolation dans vos peines, leur
impulsion vers tout ce qui est noble et grand. Mais,
trop généreux pour vous contenter de recevoir, vous
donnerez ce que vous avez reçu vous-mêmes: la
charité d'un cœur aimant et qui veut se dévouer parce
qu'il aime. »
Cette union fraternelle n'est une force qu'à la condi-
tion d'être cimentée par l'amour de Dieu et par les
œuvres de la piété chrétienne. Le P. Olivaint, sous
ce rapport, exigeait beaucoup de ses chers jeunes
gens ; il savait bien que le cœur, chez eux, est
généreux , et que les plus pénibles devoirs leur
deviennent doux et faciles, quand, pour en exiger
l'accomplissement, on s'adresse à leur cœur.
On n'écoutera pas sans intérêt le dialogue suivant,
qui eut lieu entre le P. Olivaint et l'un de ses enfants
les plus dévoués. C'est l'interlocuteur lui-même qui
l'a textuellement reproduit.
« Mon Père, au collège, beaucoup fréquentent les
sacrements tous les huit jours : doit-on continuer
ainsi dans le monde?
— 11 y en a, mon ami, qui vous diront : C'est
impossible, c'est ridicule. Moi, je vous dirai : C'est
une question relative ; c'est pour cela qu'il faut être
soutenu et guidé. Tel jeune homme qui est fort,
pourra attendre quinze jours; tel autre, s'il ne se
confesse et ne communie pas tous les huit jours,
tombera dans le péché mortel et fera naufrage. On
ne peut poser un principe absolu : tous les jeunes
gens portent-ils un vêtement de même longueur?
Non, puisqu'ils ne sont joas de même taille.
CHAPITRE XUl. 323
— Mon Père, c'csl bien diflicilc de communier tous
les huit jours.
— 11 s'agit de le vouloir. Je connais Ici jeune
homme qui ne s'est sauvé que parce qu'il a pris
cette résolution cl qu'il l'a suivie.
— 11 est, mon Père, une autre chose qui m'embar-
rasse. On arrive dans le monde, et tout à coup on se
trouve en contradiction perpétuelle avec la plupart,
pour les idées, les opinions, les principes....
— Rappelez-vous, mon enfant, ce que je vous ai
dit. Piimo^ le plus souvent ne discutez pas; vous ne
ramènerez personne par la discussion. Exposez la
vérité clairement, simplement, dites : Voilà ce que je
pense; jugez. Secundo, s'il faut discuter, eh bien,
l)renez l'olfensive, ne vous laissez pas toujours atta-
quer; interrogez à votre tour. Dans un duel, quand
il y a soleil et poussière, on lire du moins au
sort pour savoir qui aura la mauvaise place ; on ne
dit pas : A vous d'avoir le soleil dans les yeux; met-
lez-vous là, que je vous envoie une balle dans le
cœur. Et dans ce duel d'idées, il y a quarante-neuf
catholiques sur cinquante qui accej)teront la mau-
vaise place! Mais attaquez donc! Dites : Vous qui
voulez me prouver que j'ai tort, voyons; enseignez-
moi la vérité que vous prétendez tenir. Expliquez-
moi ceci, définissez-moi cela.. . . Vous voyez un homme
qui bat en retraite, qui se trouble, qui vous répond :
Bah 1 bah ! bah!... qui se fâche et se dit à lui-même :
On me demande des définitions : sauvons-nous !
— Mon Père, cela est bon pour un homme instruit,
prêt ^ répondre à tout ; il ueut se risquer; mais pour
324 PIERRE OLIVAINT.
moi qui sors du collège, n'ayant qu'une notion su-
perficielle de toutes choses....
— D'abord, mon cher ami, avec l'instruclion
catholique que vous avez reçue, il est bien peu
de cas où vous ne puissiez vous tirer à peu près d'af-
faire. Mais vous aurez été embarrassé; vous aurez
senti au dedans de vous-même que vous n'étiez pas
bien fort : notez la question, puis étudiez-la. En six
mois, on vous aura porté toutes les bottes qu'on
vous portera jamais; car les objections qu'on fait
contre la religion sont ressassées.
— ' Mais ce n'est pas tant les objections contre la
religion que je crains. Dieu merci, j'ai la foi, je veux
défendre l'Église; lors même que je ne pourrais ré-
soudre une difficulté, je me dirais : Je ne comprends
pas, mais je crois. Là où je crains, c'est dès qu'il
s'agit de ce qu'on appelle les idées modernes^ les j)'i"i'ii'
cipes nouveaux^ idées, principes que je n'ai pas, mais
que j'ai peur en six mois d'avoir.
— Mon enfant, vous serez toujours libre, quand on
vous aura exposé une théorie, d'aller écouter un
homme mûr et instruit qui vous donnera la solution
ontraire : comparez et jugez.
— Mais on me dira : Au collège, on ne vous a pas
résenté la question sous ce jour; si on l'eût fait,
ous penseriez autrement...
— Dites, mon ami, à ceux qui vous parleront
&'idées modernes, dites-leur : Vos idées, que vous
faites ^ater de 89, dans ce qu'elles ont de bon sont
fort anciennes. Car c'est l'Église qui a apporté la
liberté au monde ; lisez l'histoire. L'Église, loin d'être
CHAPITRE XIII. 325
une école d'absolutisme, est une école de liberté ;
tout bon catholique est un sincère ami de la vraie
liberté. Mais il ne s'intitule pas libéral : ce serait
faire injure à l'Église que de prendre aujourd'hui ce
titre; ce serait faire entendre que l'Église, jusqu'à ce
jour, n'a pas connu la liberté. Maintenant, dans les
idées modernes sont comprises les idées révolution-
naires. Celles-là sont neuves, et si vous êtes un argu-
mentateur un peu serré, vous amènerez votre adver-
saire logiquement à la révolution, de la révolution au
socialisme, c'est-à dire à la destruction de la société,
de la famille et de la propriété.
— Il est aussi, mon Père, unequestion bien difficile,
c'est de savoir comment se conduire dans les conversa-
tions entre jeunes gens, jusqu'où Ton peut aller.
— Mon enfant, un principe : évitez toujours les con-
versations légères.
— Mais les conversations sont les mêmes chez
presque tous les jeunes gens....
— Mon enfant, faites bien attention à ce que je vais
vous dire : Il y a trois classes de jeunes gens. Les
premiers, sans être bigots, sans dire toujours des
patenôtres, ont une piété solide ; ils veulent se con-
sacrer au service de la religion, de la vérité: ceux-là
n'ont point de ces conversations légères.
« Les seconds, eux aussi, sont sérieux, aiment le
travail; mais ils ont peu de religion. Néanmoins ils
parlent encore peu de pareilles choses ; l'ambition les
pousse, des théories les occupent; ce ne sont plus,
comme les premiers, des hommes de dévouement;
ils sont pourtant bons encore.
32(; PIERRE OLIVAINT.
« Les troisièmes, ce sont les fainéants, ce sont ces
jeunes gens qui passent leur vie sur le pavé de Paris,
qui, le soir surtout, dans leurs promenades, sont
assaillis par de continuelles tentations. Et vous voulez
que, lorsqu'ils auront le cœur souillé, la liberté dans
les paroles n'entraîne pas la liberté dans les pensées*
dans les regards, dans la tenue, dans les actions ?
« Veillez bien surtout sur la liberté des regards.
Vous me direz : Je suis là, dans un bal, je ne peux
pas mettre mes yeux dans ma poche..., — Voyez et
ne regardez pas. Le bon Dieu est là; il vous avertira
secrètement qu'il y a quelque chose à faire. Encore
une fois, détournez les yeux, voyez et ne regardez
pas; voyez tout bonnement et le bon Dieu vous
soutiendra.
« Il est bien d'autres occasions périlleuses aux-
quelles vous n'échapperez que par la prudence et la
générosité. Ce n'est pas le lieu d'entrer dans le détail;
pour vous décider dans les cas particuliers, ayez un
directeur ferme, d'un certain âge, plein d'expérience,
en qui vous aurez toute confiance, et écoutez-le.
— Une dernière question, mon Père. Doit-on res-
ter avec un jeune homme pour le sauver?
— Si vous êtes assez fort, oui; sinon, dites- lui : Je
ne suis pas ton ami pour souiller mon cœur. Et tenez :
l'amitié doit être une influence réciproque. Vous
vous liez, mais vous devez garder votre indépen-
dance, votre individualité. Si vous vous apercevez
que votre ami va mal et que, d'autre part, il acquiert
sur vous un ascendant toujours plus grand, rompez.
« En deux mots, le tout c'est d'être homme do
CHAPITRE XITT. 327
caractère, et c'est là ce qui manque aujourd'hui. Un
homme ne domine pas par l'intelligence, et le mot :
volonté, n'indique pas assez l'homme supérieur.
L'homme supérieur, c'est l'homme de carxVCtère. Le
tout encore, c'est de se bien poser dans les quinze
premiers jours. Ne pas se fâcher, ne pas baisser les
yeux comme une religieuse : on rendrait la piété ri-
dicule; mais avoir le mot pour rire, se compromettre
pour le bien, se poser franchement, à la parisienne.
On dira : Oh! il est cmne, celui-là! et on l'acceptera
tel quel, parce qu'il se donne tel quel. On l'aimera
et on le respectera. «
On ne saurait mieux retracer, dans ses grandes
lignes, la direction donnée par le P. Olivaint aux
jeunes gens à leur entrée dans le monde. Quelle
mesure, quelle sagesse pratique et quelle énergie
dans ces conseils! Comme l'expression elle-même,
par sa vivacité originale, convenait bien à ceux qu'il
s'agissait de convaincre et d'alïermir!
Mais, parmi les jeunes amis du P. Olivaint, arri-
vés au terme des études, il en était à qui Dieu faisait
l'honneur d'un appel spécial à la perfection évangé-
lique, leur durant dans le secret du cœur : « Voulez-
vous être parfaits? Quittez tout et venez avec
moi*. »
Admirable était la prudence que le P. Olivaint appor-
tait à l'examen d'une vocation; en cela il était encore
aidé par les souvenirs de son expérience personnelle.
Mais il estimait à trop haut prix la faveur d'être tout
1 .Malt., XII. 21.
328 PIERRE OLIVAINT.
au service de Jésus-Christ, pour n'encourager pas les
heureux élus, quand une fois il s'était assuré que
Dieu les voulait à lui. Tout ce que nous avons à dire
sur ce sujet, nous le renfermons dans l'histoire des
dernières années d'un jeune homme manifestement
appelé à la vie religieuse, soutenu dans de rudes
combats par le P. Olivaint et mort joyeusement, avec
tous les signes de la prédestination.
Aussi bien, ne faisons-nous qu'obéir à l'une des
dernières volontés de notre Père, en associant à son
souvenir le souvenir du Frère André de Montalem-
bert. Lui-même, dans le Journal de ses retraites^
s'est encouragé à bien mourir par l'exemple de son
enfant*, et à la date du 23 juillet 1870, il écrivait
à l'auteur d'une biographie d'André, encore inédite:
« Pensez d'avance avec consolation au bien que fera
votre notice. Le cher enfant prêchera ainsi après sa
mort, n'ayant pu le faire de son vivant ; et qui sait tou-
les les grâces attachées à cet apostolat posthume ? »
André était le fils aîné du comte Arthur de Monta-
lembert, colonel du V régiment de chasseurs d'Afri-
que, mort en chrétien et en brave, le 11 novem-
bre 1859. Il avait lu, dans le testament de. son père,
ces belles paroles: «Je conjure mes fils de ne jamais
oublier Dieu, ni les charges et les devoirs d'un homme
d'honneur, ni les pratiques de la religion catholique,
apostolique et romaine, la seule véritable. Dans ce
siècle où les plus grands noms s'éteignent dans l'oisi-
veté et une corruption toute matérielle, je veux que
l. Journal des Retraites, II, 304.
CHAPITRE XIII. 329
mes fils prennent une carrière, et au besoin un niétier.»
L'enfant grandit à Vaugirard, avec ses deux jeunes
frères qui portent aujourd'liui l'épée. Quand vint
pour lui l'heure critique d'obéir à la recommanda-
tion paternelle et de choisir sa voie, la lumière se fit
promptement dans l'esprit d'André, sous l'action de
la grâce; il eutdès lors laconviction inébranlable que
Dieu le voulait religieux. Mais en môme temps, con-
tre les sollicitations divines commencèrent à lutter
toutes les répugnances de la nature, toutes les rébel-
lions de l'amour-propre humilié et déçu dans ses
rêves. Quelque jour peut-être sera-t-il permis de
publier le récit de ces intimes combats dont l'âme
généreuse d'André fut le théâtre, le P. Olivaint le
confident, et Dieu le rémunérateur. Qu'il suffise de
dire qu'à la suite de plusieurs années d'épreuves, la
chair et le monde furent vaincus et la grâce triompha.
Il méritait bien de remporter cette victoire, le digne
enfant du P. Olivaint qui, au milieu même de ces
longs orages, écrivait cette prière en forme de lettre
adressée à la sainte Vierge. « Le 8 décembre 1863, en
la fête de l'Immaculée Conception. 0 ma très-bonne
mère, je me consacre aujourd'hui à vous, d'une ma-
nière toute particulière et vous prie de me regarder
désormais comme vous appartenant en tout et pour
tout sans restriction. Souvenez-vous toujours de
cette donation de votre enfant, et, en échange, ma
bonne mère, priez votre Fils Jésus de me donner le
courage d'entrer et de mourir^ fût-ce martyr^ dans sa
Compagnie^ si telle est sa volonté. André de Monta-
lembert. »
PIERRE OLIVAINT.
L'amour de Jésus-Christ établissait déjà entre le
P. Olivaint et le jeune André des rapports de frappante
ressemblance. On se souvient de l'enthousiasme du
professeur de Grenoble lisant à son ami le chapitre v
du troisième livre de V Imitation. Or, un confident
intime d'André raconte ce qui suit: « Un jour, dans
la cour de récréation, ;\ Vaugirard, André me com-
menta ce même chapitre : Des admhmhles effets deVa-
mour divin. Nous étions touchés presque jusqu'aux
larmes. Il insista longtemps sur ces paroles : « L'amour
veut s'élever.... il donne le tout pour le tout....»
Mais il s'arrêta longtemps à cet autre passage : « On ne
vit pas sans douleur dans l'amour..., » Il y a de cela
quatorze ans et je m'en souviens comme si j'enten-
dais encore sa voix émue, comme si nous marchions
encore au milieu de la cour, le petit livre à la
main.»
Le 13 janvier 1866, après un an passé dans le
monde, André écrivait à son oncle, le comte Charles
de Montalembert, cette lettre datée du noviciat d'An-
gers : « La retraite que j'ai achevée hier ne me laisse
plus aucun doute sur ma vocation : je suis résolu à
la suivre.... Après avoir réfléchi longtemps et beau-
coup prié, j'ai fait tout mon sacrifice. Je vous avoue
qu'il m'en a beaucoup coûté. Cette vocation, dont j'ai
si longtemps chassé l'idée loin de moi, me répugne
autant que possible; mais enfin je sens fort bien que
Dieu m'appelle ; cette retraite me l'a montré clair
comme le jour ; je laisse de côté mes goûts et mes
répugnances et je réponds à Dieu. On m'a offert de
me renvoyer durant deux ou trois mois dans ma
CHAPITRE XIII. 33V
famille; cette idée m'a souri un instant, car mon dé-
part avait été si précipité qu'à peine avais-je eu le temps
de voir ma mère autant que mon cœur l'aurait voulu ;
mais enfin je n'ai pas cru devoir m'accorder cette satis-
faction; il m'a semblé que rester tout de suite est
plus généreux et je reste : je ne regarde plus en
arrière. Tant qu'à faire le sacrifice, j'aime mieux le
faire aussi complet que possible....
« Comme je vais prier pour vous, mon cher oncle,
car je ne puis croire que ce n'est pas vous qui me
valez cette grâce. Longtemps je me suis senti très-
humilié à la pensée deme faire jésuite; mais mainte-
nant je vois là bien plutôt une gloire et surtout une
bénédiction que Dieu accorde à votre race en recon-
naissance de tous vos travaux pour lui et d'une vie
tout entière dévouée à l'Église. Maintenant, mon cher
oncle, il faut que je vous dise adieu.... Je n'ai pu vous
demander pardon de vive voix, de tout ce quej'ai fait
dans ma vie qui ait pu vous déplaire ; mais je vous
le demande à présent tout en larmes. Je tiens beau-
coup à ce que vous me l'envoyiez, si vous m'écrivez
prochainement. »
Le comte de Montalembert répondit :
a Mon très-cher enfant, il m'a fallu quelques jours
pour me remettre de la vive et profonde émotion que
j'ai éprouvée en apprenant votre décision. Je vous
avoue que je ne m'y attendais pas. Je vous avais mal
jugé et je vous dois avant tout une réparation. Je ne
vous croyais pas l'énergie nécessaire pour faire au
matm de votre vie un sacrifice si difficile et si géné-
reux. J'en suis pénétré d'admiration, et je reconnais,
20
332 PIERRE OLIVAINT.
dans cette victoire remportée sur votre nature, un
des plus beaux et des plus signalés triomphes de la grâce
divine. J'en remercieDieu avec vous, mon enfant; car il
aie semble impossible qu'il nebénissepas l'effort si vio-
lent qu'il vous a fallu faire sur vous-même pour vous
consacrer exclusivement à son service, avant même
d'avoir fait l'expérience des joies et des désillusion-
nements de la vie du monde. Oui, mon enfant, je le
crois comme vous, c'est une grande gloire et une
grande bénédiction que Dieu accorde à notre famille,
non pas en échange, comme vous dites, des pauvres
petits services que j'ai essayé de rendre à son Église,
mais pour vous récompenser, vous, de la pureté d'in-
tention que vous avez conservée depuis votre enfance
et de votre obéissance à cette voix intérieure contre
laquelle regimbaient la chair et le sang. Oui, je crois
tout à fait que vous continuerez à m'aimer avec une
filiale tendresse. L'exemple de ma fille m'a prouvé
que la vie religieuse, bien loin d'éteindre ou d'amor-
tir les affections domestiques, pouvait leur ajouter
une force et une intensité dont les cœurs distraits ou
absorbés parle monde sont à jamais incapables. Je
suis sûr que vous aussi, vous vous occuperez de
mon âme et je vous le demande instamment ; car
pendant le peu de temps qu'il me reste à vivre, j'ai
beaucoup à faire pour me rendre moins indigne des
grâces que j'ai reçues et pour profiter des épreuves
douloureuses, mais salutaires, qui m'ont été im-
posées
« Vous me demandez pardon de tout ce qui a pu
me déplaire en vous. Mon cher enfant, je n'ai aucun
CHAPITRE XIII. 333
pardon à vous donner ; car vous ne m'avez jamais
offensé ni déplu. Je gémissais un pou de ne pas trou-
ver chez vous l'ardeur et l'élan que j'avais à votre
âge; mais je reconnais aujourd'hui que c'était là un
jugement téméraire, puisque vous réserviez toute
cette ardeur et tout cet élan pour en faire l'usage le
plu^ utile et le plus magnanime qu'il soit donné à
un chrétien d'imaginer. Vous me demandez ma béné-
diction: je vous la donne, malgré mon indignité, du
fond d'un cœur profondément ému, d'un cœur contrit
et humilié par la leçon que vous lui donnez en sui-
vant avec un si viril courage l'appel de Dieu. Je vous
la donne surtout au nom de votre pauvre père qui
eût été heureux et fier, comme je le suis moi-môme,
du parti que vous avez pris. ^)
Le sacrifice d'André fut héroïquement oflert.
« Le voilà consommé, écrivait-il au R. P. Provin-
cial*. Hier j'ai prononcé les vœux qui m'ont consa-
cré enfant de la Compagnie à la vie et à la mort, pour
le temps et pour le ciel. Je l'ai fait joyeusement, sans
regret, car la terre n'en mérite point; sans peur, car
l'œuvre était tout entière de Dieu. Je l'ai fait avec
amour pour Notre- Seigneur, qui, après avoir sauvé
et guéri mon cœur, s'en est enfin emparé tout à fait,
et ensuite pour saint Ignace, mon bienheureux et
bien-aimé Père que peu à peu je comprends et j'ad-
mire et dont le grand modèle m'a séduit.... Saint
Ignace m'apprend que le miel de toutes les fleurs du
1. Lettie au R. P. de Ponlevoy, datée de Saint-Acheul, 13 jan-
vier 1868.
334 PIERRE OLIVAINT.
monde rC est pas si doux que le fiel du Sauveur Jésus.
Et le Sauveur Jésus lui-même fait luire à mes yeux
la Croix d un éclat et d'un attrait qui m'éblouissent.
Déjà il est entré dans mon cœur et, je le sais, quand
il entre quelque part, la Croix le suit. J'attends donc
la Croix, et — je ne sais comment — je l'aime. Ce
n'est pas pour rien que j'ai été baptisé d'un nom de
crucifié.... Du reste, jusqu'ici Jésus semble se con-
tenter de ma bonne volonté. Il est entré tout seul
dans mon cœur. Je cherche en vain la croix ; elle est
restée à la porte. Je l'aperçois un peu par les fentes ;
mais je ne puis la toucher. Je n'en suis encore qu'à
Nazareth et je goûte les charmes de la vie cachée.
Pas de bruit, pas de tempêtes ; Saint-Acheul est une
cachette délicieuse. Je m'y blottis, tout contre Notre-
Seigneur, et, mon cœur sur son cœur, je suis assez
riche, je ne veux rien autre chose: clives 6um saris. La
nouvelle vie de mon cœur, ce sont deux amours im-
mortels: l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ et
l'amour de sa Compagnie. »
La croix ne tarda pas à venir. La contrainte de la
règle, l'assujettissement à des études peu conformes
au goût naturel, l'humiliation causée par quelques
saillies, aussitôt réprimées, de légèreté ou d'humeur,
tout cela ne fut que le nécessaire exercice d'une vertu
qui grandissait par l'effort. André pouvait dire :
« Mon âme monte toujours. L'escalier a eu des mar-
ches plus rudes les unes que les autres. Qu'importe,
dès qu'elles sont franchies ? Notre-Seigneur me tend
toujours la main du haut....» Lejeune religieux, de son
côté, serrait avec ardeur la main divine. 11 sollicitait et
CHAPITRE XilL 335
obtenait la faveur de faire, pour la seconde fois, les
Exercices spirituels de trente jours, et le motif qu'il
alléguait, c*est qu'il en éprouvait un désir Irès-tenace
et très-contraire aux goûts de la nature. « A celte
école, ainsi qu'il le disait au P. de Tonlcvoy, son
cœur grandit et mûrit. »
Au sortir de Saint-Aclieul, il revit, humble surveil-
lant des plus petits enfants, ce cher collège où s'était
fait entendre à son cœur l'appel de Dieu.... Et ce fut
tout ;Nolre-Seigneursecontentadela bonne volonté du
serviteur fidèle qui s'était voué à lui 2^onr le temps
et pour le ciel. Le ciel était proche, le temps allait
finir. Une maladie de poitrine se déclara tout à coup,
qui ne put être conjurée ni par les plus habiles mé-
decins, ni par les soins incomparables d'une mère,
ni par le climat de Rome, trop rude encore à cette
santé fragile, et vainement remplacé par la tiède
température de Cannes.
Jésus se disposait à rappeler André de l'exil, à
l'âge où Louis de Gonzague avait reçu la récompense.
Quand cette disposition de la ]?rovidence parut mani-
feste, le P. Olivaint, dont la sollicitude avait partout
suivi son enfant, écrivit à la mère d'André cette admi-
rable lettre :
« Que la charité du P. de L... me louche*! que
Notre-Seigneurest boa, d'avoir fait de tels cœurs et
de les avoir placés près de votre enfant ! Mais le cœur
de Jésus est bien plus tendre encore; et s'il plaisait à
1. Il s'agit de celui qui, à Rome et à Cannes, fut le guide, l'ami et
l'ange gardien du Ficie Andié.
336 PIERRE OLIVAINT.
Jésus, après de si tristes alternatives, de placer votre
André pour l'Éternité tout près de son cœur, vous dites
vrai, vous ne pourriez pas lui en vouloir. Il ne vous
en voudra pas, lui, de tâcher, comme mère, de retar-
der ce moment. Disputez -lui votre enfant par vos
soins et par vos prières, et je veux le lui disputer avec
vous. Mais si ce bon Maître est pressé d'assurer le
bonheur éternel d'André, de lui enlever la croix si
lourde qu'il porte, de lui donner déjà le repos de la
patrie, ne fermez pas votre cœur à la consolation que
vous oiï're Jésus. Voyez donc, en ce moment, ce que
vous avez à craindre de pis c'est le ciel. — Non ; la
mort.,.. — Mais la mort pour un religieux qui a
pris, comme André, généreusement les choses, c'est
le ciel !
« En vérité, je ne crois pas que nous soyons si près
du terme; mais la lettre du P. de L... amène comme
nécessairement ces pensées. Dans l'esprit d'abandon
d'hier, soyez assez forte pour les porter. Le ciel, le
ciel! vous ne pouvez d'ici voir Rome, mais d'ici vous
pouvez regarder le ciel. Lancez donc vers le ciel vos
prières, votre cœur, en demandant la grâce de con-
server votre enfant; mais s'il vient à prendre son vol,
comme si déjà vous vouliez être fidèle au rendez-vous
divin, continuez de lancer vers le ciel vos prières, vos
larmes, votre cœur, votre amour, votre espérance-
« Je vous bénis paternellement en N.-S.
a Pierre Olivaint, S. J. »
Et le cher malade, que pensait-il de la mort? Il
CHAPITRE XIII. 337
avouait simplement que, loin de la redouter, il l'at-
tendait avec calme et l'appelait avec joie. « C'est
d'ailleurs, écrivait-il, une vertu de famille que cette
pensée de la mort. Mon père en parlait toujours et
je me rappelle qu'une fois, s'étant mis en grande
tenue, comme ma mère y mettait la dernière main,
il se prit à énumérer toutes les parties de son corps
en cette manière: Ces épaules qui portent des épau-
lettes seront rongées des vers, cette poitrine cou-
verte de cordons d'or sera rongée des vers, cette
tête sera rongée des vers, ces moustaches aussi, —
et il en avait de formidables. Ma mère était con-
sternée, et moi, petit enfant alors, j'étais bien frappé.
Il mourut peu de mois après. Pour moi, pauvre ma-
lade, vous dirai-je que la mort serait le comble de
mes vœux, et cela depuis bien longtemps ? J'ai beau
chercher, je ne vois pas que je puisse avoir le plus
petit regret. Quant à la peur, c*est bien mal, mais je
ne puis parvenir à en avoir, pas plus que de regret.
Seulement, je crains que cette absence de peur ne
soit l'œuvre du démon. Et quant à la joie, oh ! qu'elle
sera grande de troquer, à vingt-trois ans, la terre
contre le ciel! »
Quand vint l'été, le Frère André partit de Cannes
pour Versailles, et peu de temps après, averti par un
irrésistible instinct, il pria sa mère d'aller sans re-
tard demander au R. P. Provincial la faveur d'être
transporté à Vaugirard. Il fut aussitôt exaucé. Ce
fut là que le P. Olivaint, premier confident de la
vocation d'André, vint achever auprès de lui sa tâche
providentielle, en lui annonçant que l'heure solen-
338 PIERRE OU VA INT.
nel d'un autre appel de Dieu était venue. A cette nou-
velle, le jeune religieux, embrassant son père avec
effusion: «Jamais on ne m'a fait tant de plaisir, s'é-
cria-t-il. Mourir! mais ;'e n'ai jamais vécu que pour
cela. Oh, quel bonheur! Tant mieux! Je vais aller
voir Dieu ! »
« Pauvre enfant! » dit le P. Olivaint. « Dites plutôt
heureux enfant ! mon Père. N'était ma mère, les jours
que je traverse seraient les plus heureux de ma vie. »
Ce n'étaient plus des jours, mais des heures
qu'André avait à compter. « Je suis d'une impatience,
disait-il; quand cette mort arrivera-t-elle? » -— Et
s'adressant à sa mère: « Quand je songe que demain
ce sera un bonheur sans fm ! Pensez donc, maman,
un bonheur sans fm! Pourquoi pleurez-vous, puis-
que je vais au Ciel? »
Après une dernière visite, le P. Olivaint dit avec
émotion : « Je quitte cet enfant ; c'est un vrai prodige.
11 a demandé à me voir en particulier. Il a pris toutes
ses dispositions et fait toutes ses recommandations
avec un tel calme, avec une telle lucidité d'esprit,
qu'à chaque instant je me disais: Mais ce n'est pas
là un mourant ! »
— a Tu souffres, dis -moi quelle est ta souffrance,
lui demanda la comtesse Charles de Montalembert.
— Ma souffrance est de ne pas mourir assez vite....»
Puis se reprenant: « Mais non; je ne souffre pas; ce
n'est pas si dur qu'on croit de mourir, c'est au con-
traire bien doux.
— Tu ne crains pas la mort?...
— Non ! je suis ravi..., je m'en vais en dansant.,.. »
CHAPITRE XIII. 339
Voyant, à ces mots, de nouvelles larmes dans les
yeux de sa mère, il se retourna vers elle et avec un
accent indicible: « Maman, oh! maman, je vous
aime tant, je vous aime plus que je ne saurais le dire!
Soyez tranquille, tous vos enfants iront au Ciel.»
L'âme d'André, peu après, quitta la terre, accom-
pagnée des prières des religieux ses frères, à genoux
autour du lit de mort, et laissant au deuil de sa
mère, de sa fa ille, de ses amis, la suprême conso-
lation de sa viesainte et de son heureuse mort.
C'était le 12 juillet 1870. — Quelques jours plus
tard, ti l'heure où commençaient nos grands désas-
tres, le P. Olivaintse mettait en retraite pour la der-
nière fois avant la prison, et méditant sur la mort,
il écrivait dans son Journal: « Qu'elle est douce, la
mort, pour le religieux dont le cœur pur est livré
au Saint-Esprit: patienter vivit^ delectahiliter moritur *.
Le beau moment pour lui ! C'est la fin de toutes les
peines, la récompense de tous les sacrifices, le com-
mencement dubonheur sans fin. Qu'elle vienne donc,
qu'elle guette, qu'elle frappe; le religieux doit être
préparé; toute sa vie est une préparation. — Exem-
ple touchant d'André de Montalembert dont la dei»
nière parole fut : Je suis ravi.... Et moi, si j'étais
mort dans ces derniers temps, serais-je mort comme
André de Montalembert^? »
André avait demandé à Marie la grâce d'entrer et
demourirdans laCompagnie de Jésus, fût-ce martyr. »>
1. « Vivant en patience, il meurt avec délices. « (Saint Beia^jv!
2. T. II, p. 30'» -30b.
30
340 PIERRE OLIVAINT.
Parvenu heureusement au terme, et voulant payer
sa dette de filiale reconnaissance, ne réclama-t-il pas
pour lepcre de son Ame la faveur qu'il avait ambi-
tionnée pour iui-mônie?
CHAriTRE XIV
Dévouemont du P. Olivaint pour les enfants pauvres et les ouvriers.
— L'Œuvre de l'Eufant-Jésus pour la première conimuniou. — La
Société de Suint Fruuçois-Xavier à Vaugirard.
Le Recteur de Vaugirard était de cœur et avant tout
aux quatre cents élèves qui formaient sa famille;
mais les soins minutieux d'une vaste administration
n'absorbaient pas tellement ses pensées et ses in-
stants, qu'il ne trouvât, dans sa merveilleuse activité
et les ressources variées de son talent, le moyen de
se livrer au dehors à plusieurs œuvres de zèle et de
charité.
En cela, sans doute, le P. Olivaint côtoyait un écueil
que la sagesse de ses supérieurs ne manqua pas de
lui signaler : c'était de se laisser à son insu distraire
de sa tâche essentielle, sous prétexte d'un plus grand
bien et de n'être pas assez « l'homme du dedans ».
Cette crainte eût été fondée, s'il se fût agi d'un esprit
plus lent, d'une nature moins énergir/ue, d'un cœur
moins complètement dévoué. Mais le P. Olivaint, on
342 PIERRE OLIVAINT.
l'a constaté par ce qui précède, pouvait, selon le rnot
(le l'Évangile, « faire ceci, sans omettre cela, » en sa-
crifiant, il est vrai, tout loisir, et en prélevant sur un
légitime repos quelques heures consacrées à des
âmes ou plus délaissées, ou plus affligées, ou plus
généreuses.
Quoi qu'il en soit des appréciations diverses dont,
sur ce point, le dévouement du P. Olivaint put être
quelquefois l'objet, aujourd'hui les faits ontéloquem-
ment répondu; ils démontrent que non-seulement la
pureté de ses intentions attira sur les œuvres fondées
ou dirigées par lui les bénédictions du Ciel, mais que,
suivant les lois d'une réversibilité providentielle, les
enfants de Vaugirard furent les premiers à recueil-
hr l'abondance de cette rosée divine.
Ce phénomène surnaturel fut surtout sensible dans
l'origine et les progrès de VŒuvre de V Enfant-Jésus
pour la première communion des jeunes filles pauvres.
Établie par le P. Olivaint en 1859, elle n'a cessé d'ê-
tre regardée par les recteurs du collège de Vaugirard
comme la plus chère part de l'héritage de leur saint
prédécesseur, et certes à bon droit.
Comme il arrive aux œuvres de Dieu, celle-ci eut
d'humbles commencements, dont le P. Olivaint a lui-
même fait l'histoire*.
« En 1851, quelques âmes pieuses, préoccupées
des dangers que les jeunes filles convalescentes
avaient à courir au sortir des hôpitaux, fondèrent
1. Exhortation aux zélatrices de l'OEuvre de i'Enfant-Jésus,, 18 fé-
vrier 1861.
CHAPITRE XIV. 343
^ouze lits pour les recueillir quelque temps. En 1856,
/'œuvre avait grandi sous la protection de l'Enfant
Jésus, son patron. Une maison, à Yaugirard*, fut
disp^osée pour recevoir quarante convalescentes.
Mais ce n'était pas assez de soigner des corps débiles,
une pensée de foi et de zèle germait sous une pensée
de charité. Tant de jeunes filles, dans cette grande
ville, sont privées, par de tristes circonstances, du
bonheur de connaître et de recevoir leur Dieu! Le
bienfait de la première communion, gage du bonheur
et du salut, ne pourrait-il être offert, non-seulement
aux convalescentes, mais encore à toute jeune fille
animée du désir de remplir ce pieux devoir, dans
quelque position qu'elle fût? Ce serait procurer l'ac-
complissement de cette parole de l'Evangile : « Le
festin des noces est tout prêt; la table eucharistique
est dressée : allez dans les rues et par les carrefours
et rassemblez ceux que vous trouverez ^ ^^
Le P. Olivaint omet de dire que c'était dans son
cœur d'apôtre « qu'avait germé la pensée de foi et de
zèle, sous la pensée de charité. » Voici à quelle occa-
sion Dieu la lui avait inspirée.
En l'année 1859, trois convalescentes prolongeaient
leur séjour dans la maison de l'Enfant-Jésus, pour
y apprendre le catéchisme. Une sœur de charité vint,
le 8 décembre, fête de rimmaculée-Conception, pro-
poser deux autres jeunes filles également privées de
1. Impasse Sainte-Eugénie^ rue Dombasle.
2. Nuptiœ quidcm paratx suiit : ile ergo ad exitus vtarum. ci
quoscumque inveneritis, vocale ad nuptias [Malt., xxii, 8.)
30*
344 PIERRE OLIVAINT.
toute inslruclion religieuse. Elles ne sortaient pas
des hôpitaux, et dès lors la destination première de
rOEuvre semblait s'opposer à leur admission. Mais
il s'agissait de sauver deux âmes de plus : on passa
outre. Les pauvres enfants, touchées de reconnais-
sance, mirent tant d'ardeur à s'instruire, que bientôt
on les jugea dignes de faire, avec leurs compagnes,
la première Communion. Pour cette humble et tou-
chante cérémonie, la petite chapelle fut ornée comme
aux plus belles fêtes, et les cinq jeunes filles, vêtues
de blanc, le cierge à la main, comme dans la parabole
évangélique, s'avancèrent à la rencontre de l'Époux
de leurs âmes'.
Le Recteur du Collège de Vaugirard vint présider la
rénovation des vœux du baptême et devant ces
quelques enfants il prêcha sur la persévérance avec
tout son zèle et tout son cœur.
Profondément ému par ce touchant spectacle, sans
doute aussi par le souvenir de sa première enfance
qu'il semblaitévoquer. le P. Olivaint, à peine sorti de
la chapelle : « Cinq jeunes filles ne suffisent pas, s'é-
cria-t-il; cinquante doivent ici faire leur première
communion. »
Mais où trouver des ressources pour construire de
nouveaux bâtiments et suffire à l'entretien de tant
d'enfants, à peu près incapables de tout travail?
11 fonda son espérance sur Dieu d'abord, puis sur
les mères chrétiennes de ses élèves. Elles se réuni-
1. Quinque étant prudentes.... gux accipientcs lampades suas
exierunt obviam sponso. (Matt., xxv.)
CHAPITRE XJV. 345
rent nombreuses à son appel, et il leur tint un lan-
gage qui rappelle l'admirable discours de saint Vin-
cent de Paul aux premières dames de la charité. On
sent que l'inspiration est venue de la môme source,
du Cœur infiniment miséricordieux de Jésus. Et
vraiment n'était-ce pas Jésus lui-même qui répétait
encore par la bouche de son prêtre : Misereor super
lurbam?...
« Mesdames, dit-il, l'Enfant Jésus vous a convo-
quées aujourd'hui pour sauver son OEuvre et lui
donner les accroissements que son cœur désire. Et
comment celte OEuvre pourrait-elle ne pas toucher vo-
tre cœur? Ohl voyez de quelle abondante bénédiction
elle sera pour vous le gage. Mères chrétiennes, qui
avez un si grand désir d'appeler la bénédiction de
Dieu sur vos enfants chéris, TOEuvre de la première
Communion vous en offre un moyen assuré. Vous
êtes justement préoccupées de la première Commu-
nion de votre enfant, vous qui croyez que de cet acte si
solennel peuvent dépendre sa vie tout entière et son
éternité : voulez-vous en assurer le succès et en per-
pétuer les heureux résultais? Donnez à Jésus l'âme
d'une première communiante : âme pour âme.... 11
exaucera vos prières. Vous tremblez pour votre fils
égaré au milieu des folles joies du monde, et vous
implorez son salut; donnez à Jésus l'âme d'une pre-
mière communiante : âme pour âme. ... Il sauvera votre
fils. Vous êtes inquiète sur le sort d'une âme qui a
quitté la terre, vous voudriez hâter sa délivrance.
Donnez à Jésus l'âme d'une première Communiante ;
âme pour âme,... et le Ciel s'ouvrira pour celle que
346 PIERRE OLIVAINT.
VOUS chérissez. Enfin, votre cœur est plongé danf
une tristesse accablante; malgré les grâces reçues de
Dieu, malgré les gages multipliés de sa miséricorde,
vous tremblez encore pour votre salut. Mais qui
sauve une âme rachète la sienne! Donnez une âme
à Jésus : don pour don, cœur pour cœur, âme 'pour
âme, et votre salut est assuré. »
Le principal motif qu'il suggérait aux mères chré-
tiennes l'avait déterminé lui-même à cette fondation.
«Pourquoi, disait-il S nie suis-je occupé de l'OEuvre
de l'Enfant-Jésus avec tant d'intérêt? Était-ce unique-
ment pour procurer à de pauvres filles le bonheur de
faire leur première communion? Non, mesdames, ma
pensée principale était de faire du bien à vos enfants,
d'attirer les bénédictions du Ciel sur leur carrière et
de leur assurer une bonne première Communion. Ma
pensée première a été d'offrir à Dieu des âmes, pour
sauver ces âmes qui me sont confiées. »
On voit comme le P. Olivaint, quand il donnait une
part de son temps et de son cœur aux œuvres du de-
hors, restait « l'homme du dedans ».
Ses successeurs à Yaugirard ont dignement marché
sur ses traces, et naguère encore celui qui gouverne
aujourd'hui ce grand collège disait : « Nous élevons
en ce moment plus de sept cents enfants.... Faire
d'eux de fervents chrétiens, assurer leur avenir spi-
rituel, sauver leurs âmes, c'est le but essentiel que
poursuivent tous nos elîorts, c'est notre impérieux
devoir et notre grande préoccupation. Je connais
1. lléuiiiou des Dames patronucsses, en 18G4.
CHAPITRE XIV. 347
bien des mères admirables de foi et de piété qui n'ont
pas d'autre souci.... Mais de toutes parts se dressent
devant nous des obstacles, et pour vaincre, il nous
faut obtenir le secours, tout-puissant de Dieu. Voilà
pourquoi nos plus vives sympathies, notre plus actif
concours, sont acquis à l'OEuvredela première Com-
munion. Là nous trouvons des âmes à sauver, et
nous les offrons au Sauveur Jésus, afin qu'il prenne
sous sa protection nos chers enfants*. »
L'élan une fois imprime ne s'est plus ralenti. Les
mères chrétiennes n'ont cessé de rivaliser de généreux
dévouement, animées de ce zèle que le P. Olivaint
nommait si bien le zèle eucharistique. Non contentes
de recueillir des aumônes et d'ouvrir leurs bourses,
elles ont ouvert leur cœur, pour y faire place, auprès
de leurs propres enfants, aux enfants les plus délais-
sés. On en a vu, « à défaut d'or et d'argent, donner
leurs parures, ne mettant d'autre limite à leurs lar-
gesses que celle du possible. L'une d'elles, qui sup-
portait noblement de grandes infortunes, jeta dans
la bourse des quêteuses son dernier diamant, qui fut
vendu 1200 francs au profit de l'OEuvre. Combien
cette perle précieuse, épave d'un luxe englouti dans
le naufrage, sera plus brillante au Ciel sur le fronfr
de l'héroïque donatriceM »
Une zélatrice, racontait un jour le Père Olivaint*,
rencontre sur son chemin, par un bien mauvais
1. Compte rendu de VŒuvrc, par le R. P. Chauveaii, 1877.
2. Comfjte rendu (1877), p. 44.
3. Exhortation aux zélatrices de l'OEuvrCj 20 janvier 1863.
348 PIERRE OLIVAINT.
temps, une pauvre femme renversée par une voiture ;
pleine de charité, la dame relève la malheureuse, la
soutient, apprend d'elle qu'elle a une fille de treize
ans qui n'a pas fait sa pre^iière communion ; elle
court chercher l'enfant et l'amène à Yaugirard.
Voyez-vous cet enchaînement de bonnes œuvres !
Et ce ne sont pas les riches seulement qui donnent
et se dévouent. Une humble servante, une fois, se
dépouilla, pour couvrir une pauvre petite lille ; et
co*mme on lui représentait sa propre indigence : « Le
bon Dieu, dit-elle, saura bien remplacer ce vête-
ment. »
A ce sujet le P. Olivaint disait: « Quêtez auprès
des riches. Mesdames, mais ne négligez pas les pau-
vres ! ils font bien la charité, parce qu'ils ont beau-
coup de cœur. »
Une ouvrière, sou par sou, parvint à amasser
douze francs et elle apporta ses deux cent quarante
pièces d'un sou à la zélatrice. « Oh ! quand j'entendis
ce fait, dit le bon Père, j'aurais voulu arroser de mes
larmes le trésor de cette femme!.... En quelque lieu
que soJt cette humble ouvrière, je la bénis! Si le
Seigneur regarda la veuve de l'Évangile qui avait
donné une obole, comment a-t-il dû regarder et bénir
cette obole déposée deux cent quarante fois dans une
cachette confiée à la garde de Jésus? »
Tout cédait à l'entraînement de tels exemples. On
s empressait de passer avec Dieu un contrat dont
le P. Olivaint se faisait le garant. « Celles qui veu-
lent une ame pour elles, s'écriait-il, n'ont qu'à
venir: Ame pour âme! Faites ce marché! Des dames
CHAPITRE XIV. 349
seront aux portes de cette chapelle, et vous tendront
une bourse: c'est la quête des âmes.... Et en môme
temps l'ange de Dieu recevra, dans le calice, comme
autant de gouttes du sang de Jésus-Christ, les âmes
que vous aurez sauvées. »
Souvent ces promesses furent réalisées au point de
paraître des prophéties. « Vous donnez des âmes à
l'Enfant Jésus, écrivait le P.Olivaintà une zélatrice*;
l'Enfant Jésus vous donnera l'âme de votre père. #>
Cinq ans après la mort du martyr de la rue Haxo,
cette parole d'espoir reçut sa réalisation consolante.
Et celui qui travailla le plus efficacement à cette
conversion tant désirée, ce fut le petit-fils du vieil-
lard, jeune homme dont l'âme avait été, elle aussi,
achetée, au prix d'autres âmes , par sa pieuse
mère.
Un jour que le recteur de Yaugirard parlait aux
dames de l'OEuvre : f< Qu'est-ce, dit-il, qu'une mère
aime dans son enfant? Ce n'est pas le corps, c'est
l'âme. Il y a encore des mères admirables !....» Et il
fit allusion à une action héroïque inspirée par la
grâce au cœur d'une mère chrétienne. Il n'y a plus
d'indiscrétion à la raconter en détail. Un ancien
élève de Vaugirard, Albert de Dainville, se mourail
de la poitrine, à vingt-deux ans. Heureux enfant qui
avait gardé tout son cœur à Marie et à sa mère, et
n'avait vraiment vécu que de ces deux amours^ !
1. L« 14 février 1868.
2. Albert était-il malade au collège, le P. Olivaint écrivait h
Mme de Dainville : «L'enfanta 6csom de voir sa mère.» Le remède
était presque infaillible. Mais il avait encore plus besoin de Marie; il
350 PIERRE OLIVAINT.
J' aime qui aime mes mères ^a.Ydiil-'û dit un jour qu'on
lui demandait quelle était la règle de ses affections.
S'il quittait la vie sans crainte, c'est que, placé entre
sa mère de la terre et sa mère du ciel, il passait de
l'une à l'autre. Il s'en allait joyeux, malgré d'atroces
douleurs qu'il unissait à celles du Sauveur en croix.
Et sa mère, qui avait payé d'avance le salut de son
fils en rachetant les âmes de plusieurs enfants délais-
sés, disait au chevet du cher mourant: « Que Marie
appelle Albert près d'elle../. Elle est meilleure mère
que moi. Mieux que moi elle sait ce qui convient à
notre enfant. »
Albert, avant de quitter le collège, avait fait à la
sainte Vierge cette prière qu'il avait signée de son
sang: « Quoique j'aie bien peur de la mort, faites-moi
mourir plutôt que de me laisser commettre un seul
péché, surtout contre la sainte pureté. »
Et deux ans après, sur le point d'expirer, il disait,
comme se parlant à lui-même : « Je sais pourquoi je
meurs; et vous aussi, ma chère maman.... et vous
aussi, ma mère du Ciel, Marie Immaculée... Vous
vous êtes rappelé ma promesse et vous tenez la
vôtre. Merci, merci, merci.... »
Le P. Olivaint était là. « Albert, dit-il alors, vous
savez que je vous aime bien. — Oh ! oui. Père. — Il
y a longtemps que nous nous connaissons : huit
ans.... — Oui Père, huit ans.... et sans brouille. «
priait, il lui écrivait : « Nous sommes en correspondance suivie
d'un bout à l'autre de l'année, » disait-il. Et s'adressant h la sainte
Vierge avec une ravissante familiarité il ajoutait : «J'aime de tout
mon cœur ma chère petite maman, p/^,rce qxCeile vous ressemble beau-
coup^ j'en suis sûr, ô bonne Mère du Ciel. *
CHAPITRE XIV 351
Les douleurs augmentant, le médecin voulut don-
ner du chloroforme au moribond. Sa mère s'en aper-
çut: «Non, non, s'écria-t-elle, n'enlevez pas à mon
fils le mérite de ses souffrances. 5> Et comme le docteur
interrogeait Albert du regard : « Cher docteur, dit ce-
lui-ci avec un sourire, je suis toujours de l'avis de ma
mère. » Quelques instants après, «l'enfant de Marie»,
comme il s'appelait lui-même, rendit son âme inno-
cente à Jésus, qui déjà la possédait. Le P. Olivaint lui
ferma les yeux, et peu après il racontait aux bienfai-
trices des enfants délaissés, comment Tune d'elles
avait reçu au milieu de son deuil et dans la mort de
son fils une ineffable récompense.
Revenons à l'OEuvre de l'Enfant-Jésus. Ouvrir un
asile, trouver des ressources, ce n'était que la moitié
de la tâche; le plus difficile restait à faire. Comment
arracher les pauvres jeunes filles des faubourgs à
leurs ateliers, à leurs mansardes, à leur vie désœu-
vrée et vagabonde? Les dames zélatrices pouvaient
bien tenter une expédition aventureuse dans ces quar-
tiers excentriques, mais comme ilétait malaisé d'y faire
quelque conquête ! A cette industrie du zèle qui ne fat
pas négligée, le P. Olivaint enjoignit une autre plus
efficace. Il fit, des enfants qu'il avait sauvées, les apô-
tres de leurs compagnes. « Il ya quelques mois, disait-
il en février 1861, deux jeunes filles de dix-sept àdix-
huit ans se rendaient ensemble du faubourg Saint-
Antoine à Vaugirard. Une grande pensée les préoccu-
pait, et, sur leur chemin, elles entraient dans chaque
église, pour demander à Dieu d'exaucer leurs vœux
secrets. Qu'allaient-elles chercher dans leur course
31
352 PIERRE OLIVAINT.
lointaine? Était-ce de l'ouvrage, était-ce du pain pour
elles si pauvres ? Oh ! non ; un intérêt bien plus
considérable les mettait en mouvement, une pensée
plus élevée dominait dans leurs âmes. L'une d'elles
n'avait pas fait sa première communion ; l'autre,
plus heureuse, avait accompli ce grand acte, et de-
venue apôtre, elle avait inspiré à sa compagne le
désir de s'agenouiller aussi à la table sainte. Yoilà
l'œuvre, dans un seul trait, voilà sa physionomie
toute de zèle.
«Au fond, cette œuvre, c'est le germe eucharisti-
que qui tend à se développer dans les âmes ; c'est
Jésus attirant à lui les âmes, rentrant, par la com-
munion, en jouissance des âmes que le démon lui
avait ravies. Il y a ici tout un apostolat. Ces jeunes
filles, elles aussi, sont apôtres, quand le cœur de
Jésus les a préparées dans sa maison. Si vous pou-
viez assister à la cérémonie touchante de leur pre-
mière communion ! Si vous les voyiez à ce moment
où on leur demande de lever la main en gage de leur
bonne volonté à sauver les âmes! Avec quel empres-
sement toutes les mains se lèvent!
« Et ce n'est pas là une vaine promesse; car elles
sont ingénieuses à faire arriver jusqu'aux pauvres
âmes qu'elles connaissent encore égarées la con-
naissance et le désir du bonheur qu'elles-mêmes ont
enfin trouvé. Vous voyez de ces pauvres jeunes filles
amener à l'Enfant Jésus une, deux, trois, quelque-
fois cinq de ces âmes abandonnées. Une d'elles en a
ramené quatre en môme temps. Et qui mieux qu'elles
saurait les retrouver, les aborder en plein carrefour,
CHAPITRE XIV. 353
dans Jes lieux où naguère elles-mêmes étaient er-
rantes et perdues ! Aussi, grâce aux recrues de
leur zèle, le nombre des premières communions s'est
augmenté d'année en année. »
Animées par ces exemples, on vit «des jeunes
filles non moins distinguées par le dévouement et la
piété que par la fortune » consacrer leurs soins à
cette œuvre dont les fruits sont merveilleux^
Ces enfants, venues on ne sait d'où, sont, au début,
suivant le mot du P. Olivaint, « des espèces de
sauvages » au milieu des raffinements de notre civili-
sation. Quelle grossièreté ! quelle rudesse ! quelle
malpropreté ! quel éloignement de la discipline, de
l'ordre, de l'obéissance! quelle horreur de tout jougi
Il faut parfois quatre ou cinq mois pour opérer une
transformation qui les mette en état de s'approcher
du divin banquet. Peu à peu se fait un changement
merveilleux que Tune d'elles, âgée de dix-sept ans,
constatait pour son compte, avec une naïveté char-
mante, en s'écriant: « Est-ce bien moi? »
Et comment a lieu cette sorte de métamorphose?
Le P. Olivaint 'explique :
« L'esprit de Jésus qui règne à Vaugirard exerce
une douce influence sur ces natures presque sauva-
ges; une atmosphère d'ordre, de paix et de dévoue-
ment enveloppe ces âmes ignorantes du bien, et la
1. Depuis sa fondation, l'OEuvre de l'Enfant-Jésus a reçu 7785 jeu-
nes filles : 5780 ont été admises comme convalescentes; 2045 ont fait
leur première communion; 1142 ont été placées; 447 ont été reçues
jusqu'à 21 ans dans des maisons religieuses; 30 se sont consacrées à
Dieu dans diverses congrégations. {Compte rendu de 1877.)
354 PIERRE OLIVAINT
grâce, comme Taurore avant le soleil, y pénètre avaiU
que Jésus s'y révèle par la communion. On les voit
s'adoucir à mesure que l'heureux jour approche; les
ténèbres sont moins épaisses, les volontés moins
rebelles ; les figures, parfois révoltantes et dégradées,
prennent elles-mêmes une expression de bonté et de
douceur.... On en voit qui, le jour de la première
communion, mouillent de larmes la table sainte.
Une d'elles, entendant lire, dans la Passion, la con-
trainte faite à Simon le Cyrénéen pour porter la croix
de Jésus, s'écriait : « Hé bien, moi, j'aurais voulu la
porter seule, » Chose plus touchante encore, une fois
loin du pieux asile qui les a recueillies, elles persé-
vèrent, sauf de rares exceptions, dans la pratique
chrétienne. Il en est qui ont souffert, avec une
patience héroïque, les mauvais traitements de parents
impies, plutôt que de manquer au devoir dominical
ou de manger gras le vendredi ; d'autres ont fait un
trajet de deux lieues, à jeun jusqu'à onze heures,
pour se procurer le bonheur d'une communion.
ce L'une de ces enfants était atteinte d'une grave
maladie de poitrine, et la joie de recevoir Notre-Sei-
gneur réagit sur sa santé, au point d'étonner le
médecin. Une autre, jusqu'alors à peu près muette,
recouvre la parole à force d'efforts pour répéter les
leçons du catéchisme. Un dimanche, une pauvre
petite arrive au patronage avec ses vêtements de la
semaine et l'air bien triste ; elle avait pleuré. On lui
demande la cause de son chagrin ; son père l'a bat-
tue, il exige qu'elle travaille et lui rapporte trois
francs. Aussitôt ses compagnes, presque aussi pau-
CHAPITRE XIV. 355
vrcs qu'elle, se cotisent et lui remetlarit la somme
lui permettent de rester. En voici qui renoncent à
des places avantageuses plutôt que d'exposer leur
innocence. Leurs maigres économies sont consacrées
à acheter une image de la sainte Vierge ou un cha-
l)clet.
« Savez-vous ce qu'a fait ma fille? disait un brave
homme. Elle a conduit ma femme à confesse, et je
vois bien qu'il faudra que j'en fasse autant. » — Un
autre ouvrier, amené par son enfant au P. Olivaint,
fait son abjuration. Et le bruit se répand, dans les
aleliers et les mansardes, du bien qu'on fait aux
jeunes filles à Vaugirard. Celles qui ne peuvent s'y
rendre en sont désolées.
« Voyez-vous, disait le P. Olivaint, cette pauvre
enfant de dix-huit ans qui travaille chez une blan-
chisseuse. Elle repasse une robe blanche et se met à
pleurer. Vous demandez pourquoi? Cette robe blan-
che, c'est la première communion qui lui apparaît,
elle n'a pas eu le bonheur de la faire. Et quand elle
apprend qu'il y a une première communion quelqup
part, elle y va, se met dans un coin, et à la vue des
blanchesy comme elle les appelle, ses larmes coulent
en abondance. Sa mère l'a vendue,... mais la sainte
Vierge inspire de pieuses personnes qui la sauvent;
Jésus qui l'attendait, l'attire, la reçoit, et à son tour
elle a été du nombre des blanches. »
« Mettez-moi où vous voudrez, mais ne me repous
sez pas, » disait une enfant que le peu de place et
d'argent empêchait d'accueillir. Elle revint tous les
jours, jusqu'au moment où fut exaucée sa prière.
356 PIERRE OLlyAlNT.
« Ne me repoussez pas, » redisent a l'envi toutes
celles qui, la première communion faite, doivent
quitter la maison de l'Enfant-Jésus pour faire place
à d'autres. Gomment les abandonner alors, sans
compromettre tout le bien déjà fait à leurs âmes? Le
P. Olivaint ne le voulut pas ; il s'elïorça d'assurer la
persévérance de ses chères enfants, en les confiant,
autant que possible, à de pieuses maîtresses, à des
maisons religieuses jusqu'à l'âge de vingt et un ans.
La directrice d'une maison où l'OEuvre comi)taiten
1877 cinquante de ces jeunes filles écrivait : « Je
ne sais si mes yeux, comme ceux des mères, sont fasci-
nés; mais je suis bien contente de ces enfants; elles
ont du cœur et se portent avec courage vers le bien
qui leur est montré. »
Bon nombre d'entre elles se aonncné, dans la vie
religieuse, à Jésus-Christ, qui s'est donné à elles le
premier.
Et quand la mort vient surprendre quelqu'une de
ces jeunes filles transfigurées par la grâce, on la
voit quitter la terre sans frayeur et sans regret,
ce Ofl"rez-vous vos souffrances à Dieu ? » demandait-on
à l'une d'elles. — « Oui, pour la conversion de mon
père et de ma mère. ^>
« Je suis heureuse de mourir, » disait une autre,
sur son lit d'hôpital, et, baisant son crucifix, elle
expira doucement. C'est le ciel qui leur apparaît au
delà de la tombe. Un jour qu'on décrivait la gloire
des vierges qui, dans le paradis, suivent l'Agneau
partout où il va : « C'est moi qui en veux bien ! >>
B'écria une pauvre enfant dans son naïf enthousiasme.
CHAPITRE XIV. 357
Une jeune iille du patronage, âgée de vingt-deux
ans, resta huit mois à l'hôpital Necker, donnant
ù tous l'exemple d'une angôlique piété. Au chevet de
son lit elle avait disposé comme une petite chapelle
qui lui rappelait sans cesse la pensée de Dieu. Sans
illusion sur l'issue de sa maladie, elle parlait de sa
mort prochaine comme d'un voyage d'agrément
qu'elle aurait projeté. « Que je suis heureuse de
mourir! disait-elle; la mort ne m'efFraye point, je sens
ma conscience tranquille. Et pourquoi aurais -je
peur du bon Dieu? » Elle fit couper et vendre ses
cheveux pour qu'après sa mort on fît dire des messes
à son intention, puis elle voulut voir le suaire qui
devait l'ensevelir, supplia le directeur de la faire en-
terrer avec son scapulaire, son chapelet et sa mé-
daille d'enfant de Marie, recommandant surtout que
son corps ne fût touché par personne. Son grand dé-
sir était de se trouver au ciel pour la fête de l'imma-
culée Conception. La sainte Vierge devait l'exaucer.
Le 2 décembre, après une nuit passée dans une
prière continuelle, assistée par un Père, qui, sur
sa demande, lui récita les prières des agonisants,
calme et souriante, elle rendit son âme à Dieu.
Toutes les dernières volontés de la mourante furent
exécutées par le directeur qui l'avait en haute estime
de sainteté. 11 voulut que son corps fût exposé tout le
jour dans une salle, où les malades s'empressèrent
de venir prier, et pour ses funérailles il fit orner l'au-
tel avec des lis et couvrir de fleurs son cercueil *.
1. Compte rendu de 1877, p. 32.
358 PIERRE OLIVAINT.
Il ne se pouvait que le P. Olivaint ne fût pas ré-
compensé lui-même pour tant de bien dont il était
le premier auteur. Mais comment ne pas admirer,
ilans le choix du salaire et la façon de l'offrir, l'infi:-
nie délicatesse du cœur de Jésus?
« Lorsque le P. Olivaint était dans la prison de
Mazas, séparé des hommes et enfermé dans une
étroite cellule, sur ses lèvres je ne trouve qu'une
seule plainte, bien digne de son cœur sacerdotal....
Les souffrances, les outrages, l'isolement, les incer-
titudes de l'avenir, le vague d'une situation indéter-
minée, les menaces de mort, peu lui importe!
Mais ne pouvoir plus célébrer la sainte messe, pas
même y assister, jamais il ne pourra s'habituer à
cette cruelle privation. « Si j'étais petit oiseau, écri-
vait-il, j'irais tous les matins entendre la messe quel-
que part, et je reviendrais après volontiers dans ma
cage. » Eh bien ! Jésus, le pain des Anges, le divin via-
tique de la mort et de l'éternité, Jésus va venir vers
lui, puisque le captif ne peut pas aller à Jésus. Qui
donc lui donnera cette consolation suprême qu'il
désire avec tant d'ardeur ? qui portera jusqu'à Mazas
la nourriture divine, pour fortifier dans son dernier
combat l'âme du prêtre, de l'apôtre et du martyr?
C'est rOEuvre de la première Communion qui va don-
ner à son fondateur la seule récompense qu'il ambi-
tionne pour tant de travaux et de fatigues. Au jour
où dans nos rues commençait une lutte sanglante,
je fus témoin de ces mystérieux préparatifs qui ont
laissé dans mon âme d'ineffaçables souvenirs.... De
cette chapelle où si souvent le P. Ohvaint avait fait
CHAPITRE XIV. 359
appel à la charité en faveur de ses chers enfants,
Jésus sortit, porté par de faibles mains ; il alla dans
son cachot consoler et bénir le vaillant athlète à qui
tant d'àmcs doivent le bienfait de l'Eucharistie.
a N'est-il pas vrai que notre OEuvre a noblement
payé sa dette de reconnaissance? Et quelles actions
de grâces a dû lui rendre notre bien-aimé Père!....
« Quand il fut permis de relever les cadavres si
défigurés par le supplice qu'à peine pouvait-on les
reconnaître, sur la poitrine de la glorieuse et sainte
victime on trouva, teinte de son sang, la médaille de
l'Enfant Jésus qui est remise à chacune de nos pre-
mières communiantes *. Le martyr est donc tombé
portant sur son cœur les insignes de son œuvre de
prédilection, ctjusque dans sa mort il lui donne ainsj
une preuve nouvelle de fidélité et un nouveau témoi-
gnage d'amour ^ »
1. «Prendre sur moi, en témoignage de conCancCj cette petite mé-
daille dont j'admire les effets dans les autres. » Celle touchante réso-
iition du P. Olivaint date de sa retraite de 1865. — Voy. Journal de»
Retraites^ I, p. 213.
2. Compte rendu par le R. P. Chauveau, 1877. Voici quelques indi-
cations précises sur cette OEuvre chère au P. Olivaint : On donne le nom
de bienfaitrices aux personnes qui ontadopté cinq jeunes filles. Il suffit
d'en avoir adopté une pour avoir le titre de zélatrice. Les frais pour
chaque jeune fille s'élèvent en moyenne à 120 francs, que la zé-
latrice s'engage à fournir à TOEuvre, en recueillant des souscriptions
de 12 francs par an, ou des dons volontaires sans engagement ulté-
rieur, — Un patronage réunit tous les dimanches les jeunes filles pla-
cées par rOEuvre. Aux époques de» premières communions, toulcs
celles qui le désirent peuvent venir passer trois joqs de retraite à la
maison. — Une réunion générale a lieu tous les ans. — S. S Pie IX
a accordé aux zélatrices de nombreuses indulgences. On peut s'adres-
ser à Mlle Delmas, rue Notre-Dame-des-Champs, 33.
360 PIERRE OLIVAINT.
Il est une autre OEuvre à laquelle le P. Olivaint
donna également tout son cœur, nous voulons parler
de là Société de Saint-François- Xavier qu'il fonda, avec
le concours de M. le curé et des notables habitants
de Vaugirard, en faveur des ouvriers de cette pa-
roisse. Malheureusement, les plus actives recherches
n'ont pas réussi à retrouver les registres où, depuis
Torigine, étaient consignés les actes les plus impor-
tants de cette fraternelle et pieuse association ; nous
en sommes réduits aux dépositions orales de quel-
ques-uns des membres et aux souvenirs de ceux qui
dirigèrent l'OEuvre après le départ de son fondateur.
Voici comment la pensée vint au P. Olivaint de
l'établir. Depuis longtemps il était l'intime ami du
vénérable abbé Planchât, son futur compagnon de
martyre, qui, le jour de l'Immaculée Conception 1854
ou 1855, l'invita à prêcher à ses ouvriers de Grenelle.
La fête qui réunissait les membres de la Sainte-
Famille à ceux de la Société de Saint-François-Xavier
fut magnifique, et le Recteur de Vaugirard, se retrou-
vant au milieu de tout ce peuple comme dans l'élé-
ment préféré de son zèle, conçut aussitôt le dessein
de transplanter auprès de son collège un rameau de
cette chrétienne institution.
L'établissement définitif n'eut cependant lieu qu'en
janvier 1856. Ce jour-là, 33 noms furent inscrits;
l'année suivante, on en comptait déjà 124, et près de
500 au moment où le P. Olivaint dut quitter la direc-
tion de l'OEuvre pour se rendre à la maison de la
rue de Sèvres.
Les fruits furent consolants; des hommes qui jus-
CHAPITRE XIV. 361
que-là négligeaientleursdevoirs chrétiens, firentpubli-
quementleurspàques à la paroisse. La retraite do la se-
maine sainte était toujours donnée par le P.Olivaint.
D'ailleurs, ses paroles étaient recueillies en toute ren-
contre avec une vive sympathie ; sans s'abaisser jamais,
il savait si bien donner à son langage ce tour vif et
familier qui plaît à l'ouvrier parisien ! Puis il était si
affable, si bon! Il accueillait avec une amabilité si
naturelle tous ceux qu'il attendait, comme un pasteur
ses ouailles, au péristyle de l'église ! Chacun avait
un mot d'encouragement accompagnant son nom
propre. Car il les connaissait tous, ses chers ouvriers,
empressé à les visiter dans leurs épreuves et leurs
maladies, d'une générosité dans ses aumônes dont
le souvenir vit encore. Aussi personne d'entre eux
ne refusa-t-il jamais les derniers secours de la reli-
gion quand le P. Olivaint les proposait.
Nous trouvons dans les annales du collège la men-
tion d'un fait touchant : Le P. Recteur ayant converti
un brave ouvrier protestant, lui fit faire sa première
communion à la chapelle, puis l'invita à déjeuner
avec lui et son parrain. Une autre fois il écrivait à un
de ses amis, célèbre avocat: « Cher ami, aujourd'hui
pour la bonne fête, je t'envoie non pas quelque grand
du monde, mais un pauvre ouvrier. Jeté serais bien
reconnaissant de lui donner quelques bons conseils.
C'est un des membres de ma Société de Saint-Fran-
çois-Xavier. »
Un jour de dimanche, oii tombait la solennité de
l'Immaculée Conception, le P. Olivaint engagea forte-
ment ses ouvriers à placer leurs familles sous le puis-
PIERRE OLIVAIKT.
saut patronage de la sainte Vierge, et promit en sou-
venir, à tous ceux qui feraient cette sorte de consé-
cration, une grande gravure, représentant la sainte
Famille et que chacun placerait au lieu le plus appa-
rent de sa demeure. Le jour où se fit la distribution de
ces pieux souvenirs, plus de trois cents ouvriers s'em-
pressèrent pour les recevoir et bon nombre sans doute
les conservent précieusement encore. En même temps
il leur fit répéter à tous cette simple invocation: Que
la sainte Vierge fasse descendre sur nous et nos fa-'
■nnlles les bénédictions de son divin Fils.
Le vénéré cardinal Morlot témoignait à cette œuvre
une particulière sympathie, et lui en donna plusieurs
fois d'éclatants témoignages.
Les ouvriers ne furent pas ingrats. Quand mourut
la mère de leur cher directeur qu'ils ne possédaient
plus depuis trois ans, ils se rendirent en grand nom-
bre aux funérailles.
Peu de temps après le départ du P. Olivaintpour la
rue de Sèvres, celui qui lui succédait dans cette œu-
vre rencontra, au milieu de la rue Blomet, un brave
charretier qui l'arrêtant, lui dit : «Mon Père, c'est bien
vous, n'est-ce pas, qui remplacez auprès des ouvriers
le bon Père Oiivaint? » Sur la réponse affirmative :
« Eh bien, ajouta t-il, c'est demain la Saint-Pierre et
sa fête ; veuillez bien la lui souhaiter de la part d'un
tel. «
Un autre, sur le point de retourner dans son pays,
exprimait dans une lettre ailecLueuse sa reconnais-
sance « pour les bons avis et instructions charitables
qu'il avait reçus, » et suppliait « de laisser son nom
CHAPITRE XIV. 3a'-k
sur la liste des membres au nombre desquels il avait
l'iionneur, disait-il, d'être inscrit, assurant qu'il res-
tait uni de cœur à cette sainte et charitable institu-
tion. »
Non, l'ouvrier, l'ouvrier parisien lui-même, n'estpas
aussi incroyant, aussi perverti qu'on pense. Il est ca-
pable des plus généreux sentiments et il y cède vo-
lontiers, lorsqu'au lieu d'être indignement exploité
par des sophistes et des tribuns, il rencontre sur son
chemin un homme de conviction et de cœur qui,
comme le P. Olivaint, compatît à ses peines el les
adoucit par la pensée de Dieu,
ï
CHAPITRE X^'
ÏJ? p. Olivainl supérieur à la rue de Sèvres, — Sa prédication
et sa direction. — Mort de sa mère.
« L'amour des enfants est ma vocation », avait dit
le P. Olivaint. Cet amour était bien prouvé et cette
vocation bien remplie. Dans l'humble et laborieux
ministère de l'enseignement et de l'éducation, vingt-
cinq années avaient été généreusement dépensées,
dont treize à Vaugirard^ Lorsque, le 11 août 1865 , le
P. Olivaint se rendit à la résidence de la rue de Sèvres
pour y remplacer, dans la charge de Supérieur, le
vénéré Père de Ponlevoy, nommé Provincial, venait-
il donc prendre sa retraite et jouir d'un repos, ce
semble, légitimement gagné ? Non, car « le dévouement
était sa vie », et il entendait ne se reposer que dans
î. «Aujourd'hui, écrivait-il le 22 février 1865, j'ai quarante-neuC
ans. Qu'ai-je fait pour Jésus?... Ne demandez pas que je me porte
mieux: il y a souvent tant d'avantages pour l'âme dans les défaillances
du pauvre corps 1 Mais demandez que j'aime plus, que j'aime mieux,
que j'aime vraiment Jésus. »
CHAPITRE XV. 365
réternité. « Vous voulez, ô mon Dieu, que je m'a-
vance à la conquête des âmes, disait-il à cette époque
même ; vous avez tout fait pour m'y préparer. Après
m'avoir essayé dans quelques combats, vous allez
me jeter dans la mêlée, et c'est au plus épais, au plus
difficile que vous me jetez ^ »
Ainsi, tout ce qu'il avait fait jusque-là n'était, à
son sens, qu'une préparation, un essai, et pour ainsi
dire une escarmouche ; la grande guerre allait com-
mencer.
Avant de s'y engager, le P. Olivaint se retira dans
la solitude et sonda son cœur. Deux sentiments con-
traires l'agitaient. Bien qu'affermi depuis longtemps
dans cette parfaite indifférence qui, d'après saint
François de Sales, consiste à ne rien demander, à
ne rien refuser, à ne rien désirer, l'ancien recteur de
Vaugirard ressentait douloureusement la peine de la
séparation. Grâce à Dieu, la vertu d'indifférence n'a
rien de commun avec l'insensibilité ; le divin agoni-
sant de Gethsémani lui-même souffrit une angoisse
mortelle, en disant au Père céleste : Fiat! Son fidèle
imitateur avait-il, avec le regret résigné de ce qu'il
quittait, le pressentiment de la passion sanglante qui
l'attendait dans un si prochain avenir? Toujours est-
il que, durant ces jours de retraite, il éprouva, dit-
il, « une sorte de marasme moral, de fatigue, de dé-
couragement, comme si le fardeau était trop lourd,...
1. Noies inédites. — « Puissé-je travailler un peu mieux à la gloire
de Dieu, avec plus de générosité^ avec plus de loi, avec plus d'union
au Maître. • (Lettre du IB juillet 1865.)
•^66 PIERRE OLIVAINT.
aa point qu'il eût été content si Gayenne ou même le
choléra était venu le délivrer ^ »
Ce fut pour lui comme une agonie du cœur ; en
conformité avec le Sauveur des hommes, celui qui
devait travailler au salut d'un grand nombre, com-
mença par souffrir les tourments de la tristesse et de
l'ennui, du dégoût et de la crainte'. Mais, lui aussi,
prolongeant sa prière, fut réconforté par l'ange de
Dieu. A cette impression passagère de découragement
succéda la détermination généreuse de n'y point
céder.
« La lâcheté est en contradiction avec ma nature,
se dit-il, avec la direction que je donne à tant d'âmes,
avec ma devise : Confiance et courage!
ce Aussi bien, quelle Providence sur moi î Comment
Notre-Seigneur m'a-t-il amené ici, à l'apostolat que
j'ai tant désiré, malgré l'âge, les fatigues, les enga-
gements du Collège? On dirait que, dans sa délica-
tesse, Jésus m'offre consolation, réparation, pour
ainsi dire. Non, non, ce n'est pas un piège, il ne peut
me trahir. Par là même qu'il me met ici, je dois
compter sur son secours'. »
A mesure qu'il avance dans les saints exercices, la
tristesse et l'abattement font place à une humble
joie, à je ne sais quel enthousiasme pieusement guer-
rier. A propos de la magnifique contemplation du
règne ou de Vappel, que le P. Olivaint nomme heu-
1. Journal des Relraitcs, U, p. 211 et suiv.
2. Cœpit contrislari et mœstus esse. (Matth,, xxvi, 37.) — CœpH
pavere tl txdere. (Marc, xiv, 33.)
3. humai des Retraites, II, p. 211 et 80»>.
CHAPITRE XV. 367
reusement la levée, avec quelle bravoure il se jette ba
avant ! « Je veux, Seigneur, me signaler à votre fct^-
vice. Je veux faire comme ces chevaliers qui cédaient
leurs châteaux à leur prince. Je vous livre aussi tout
mon cœur : faites-en un sanctuaire où tout chante
vos louanges ; faites-en un fort, armé pour vos com-
bats. Cette divine occupation ne s'accomplira pas sans
souffrance. J'accepte la souffrance, Seigneur. — Que
de privations, que d'humiliations, que d'abnéga-
tions !... Coûte que coûte, Illura oportet crescere,
me autem minui ^ Je l'ai dit, je ne me rétrac-
terai jamais. Encore une fois, je vous livre tout,
et j'aurais mille cœurs, que je voudrais ainsi vous
les livrer sans partage. » Et après un humble retour
sur le passé : « Comment, ô mon Dieu, ne m'avez-
vous pas chassé de votre service, comme vous en
avez chassé bien d'autres à qui vous avez fait moins
de grâces et qui vous avaient fait moins d'injures?
Au lieu de cela, sans vous lasser, que de fois chaque
année, que de fois chaque jour, vous m'avez de nou-
veau fait entendre votre voix, votre appel sacré, au
fond du cœur! Yous me pressez encore maintenant et
plus vivement que jamais. »
Toutefois, à l'entrée de la carrière apostolique ou-
verte devant lui, il hésite : « J'ai peur maintenant,
j'ai peur de moi. En vous promettant autrefois tant
de fidélité et de courage, il me semble que je ne sa-
vais ce que je disais, que je ne me figurais pas à
quelles luttes vous alliez me conduire ; mais mainte-
I- « Il faut qu'il croisse et que je diminue. » (Joan.^ iir, 30,)
32
\
368 PIERRE OLIVAINT.
nanique j'ai si souvent éprouvé ma faiblesse, c'est à
peine si j'ose vous dire : Adsum! comme autrefois.
ce Si vous me demandiez de partir pour Gayenne,
aussitôt je répondrais : Oui, de tout mon cœur*. Si
vous me montriez un hôpital de pestiférés, j'y entre
rais avec joie. S'il fallait travailler au salut des âmes
sur un champ de bataUle ou dans les horreurs d'une
révolte, je me sens encore prêt à courir. Si vous dé-
siriez me confiner dans un coin obscur, dans un vil-
lage ignoré, ou me jeter dans un cachot, je m'imagine
que j'accepterais avec bonheur !... »
Dans cinq ans, tout cela et plus que tout cela sera
réalisé ! Mais , en attendant, qu'est-ce donc que le
P. Olivaint appréhende plus que la mission des forçats,
l'hôpital des pestiférés, les périls du champ de ba-
taille, la captivité ou la mort? C'est Paris, c'est la
situation plus en vue qui lui est faite, avec les rela-
tions qu'elle va lui créer.
« Travailler à Paris, dit-il, sur ces personnes du
grand monde, au cœur même des trois concupiscen-
ces... je crains d'avoir le vertige, je crains de vous
trahir. Cependant, je vous entends me dire d'avoir
confiance. Par assez de signes, vous m'avez montré
que vous m'attendiez là; je n'ai plus rien à dire. Le
dévouement est ma passion. Je voudrais vous être
dévoué comme en Chine. L'occasion est belle. . . . Toutes
1. La pensée du P. Olivaint, on le voit, se porte vers Cayenne avec
persistance. Son cœur y était particulièrement à ce moment, où son
vieil ami de l'École normale, le P. Charles Verdière, venait de s'em-
barquer pour cette lointaine et rude mission des forçats.
CHAPITRE XV. 369
mes fautes passées, je les jette en bloc dans le feu de
votre miséricorde *.
« Une chose me rassure, dans les tentations qui ne
manqueront pas devenir, c'est que j'aimerais mieux
ne pas être placé sur un si grand théâtre, c'est que
je sacrifierais sans peine toutes les relations d'où
sortent mes épreuves ; c'est que le tourment de ma
vie, c'est de ne pas être encore assez humble, assez
mortifié par amour pour vous.... Que le démon et le
monde fassent tout ce qu'ils voudront, ô mon Dieu,
mon cœur est à vous, à vous seul !
« Il me semble encore que je me trompe et que je
vous trompe, quand je dis qu'il est à vous....
« Ah ! je voudrais qu'en ce moment il fût percé de
votre croix, qu'il s'enflammât de votre feu sacré,
quelles que soient les souffrances!... Que m'impor-
tent les souffrances, sijepuis être à vous ! Percez donc
mon cœur, allumez-y votre feu, que ce feu divin se
porte dans tous mes sens, dans tout mon être pour
le vivifier. Que je sois comme changé en vous, que
ce ne soit plus moi, mais que ce soit vous !..
« 0 Seigneur, que je me livre donc enfin : il est
bien temps ! C'est maintenant ou jamais qu'il faut que
je me livre. J'ai été jusqu'à présent si lâche, il est
bien juste que je répare mes fautes passées. Il en est
si peu parmi vos serviteurs qui se donnent vraiment
tout à vous ! J'en rougis pour eux. Comment ! Et moi
je ne serais pas de ce petit nombre qui vous conso-
lent à tout prix par un dévouement sans regret et sans
1. Cette belle pensée est du vénérable Père de la Colombière.
370 PIERRE OLIVAINT.
ipesure? Non, mon Seigneur Jésus, vous qui m'avez
tant aimé, vous que j'aime, il n'en sera pas ainsi.
Emmenez-moi avec vous à la conquête des âmes;
faites-moi partager votre pauvreté, vos humiliations,
vos souffrances; je rejette une pusillanimité misé-
rable, une humilité mal entendue qui paralyserait le
zèle en mon cœur. Si je ne sais pas vous aimer comme
il faut, que je vous gagne au moins des âmes qui
vous aiment. Donnez-moi le dévouement généreux et
simple d'un Paul Granger*. Spin^us m nobis!... Que
votre Esprit emporte mon char de guerre ; que votre
Esprit m'unisse à vous et me donne puissance sur les
âmes. »
Cet admirable entretien de l'apôtre avec son divin
Maître, écrit de sa main sur une feuille volante, ne
faisait pas partie du Journal des Retraites. Il en com-
plète les révélations et nous aide à pénétrer plus avant
dans ce cœur vaillant, invincible à l'épreuve et déjà
ambitieux du martyre.
A la rue de Sèvres, le P. Olivaint fut, dans toute la
vérité du mot, un ouvrier^ operarius^ ; ouvrier infati-
gable, « sacrifiant tout, son temps et sa santé pour
Tœuvre la plus petite; prenant pour lui le plus péni-
ble, se chargeant volontiers de la tâche d'autrui, et
dans les préoccupations d'un labeur incessant, ou-
bliant même de réparer ses forces * «. On l'a justement
- 1. Le Frère Paul Oranger, reçu dans la Compagnie de Jésus en 1846;
mort en 1850 au collège de Brugelette, digne imitateur des Stanislas,
des Louis de Gonzague, des Berchmans.
2. C'est le nom officiellement donné dans la Compagnie aux reli-
gieux appliqués aux fonctions du ministère apostolique.
3. Dépositions de plusieurs Pères de la Résidence. « Je ne crois pas,
CHAPITRE XV. 371
défini un homme toujours debout^ lutlcur et marcheur
exerçant dans la sphère de son action, comme iame
dans le corps, une influence partout présente, mais
que son humilité s'efforçait de rendre invisible. Toute
sa sollicitude était de se montrer ainsi un bon ouvrier,
agréable à Dieu, insensible aux jugements contradic-
toires du monde, et, comme il aimait à dire après
saint Paul, incon fusible^ : devoir plus rigoureux au
luilieu de Paris, « cette Babylone où le mal est si
grand, où les ouvriers d'iniquités sont si nom-
breux et déploient tant de zèle. « Jamais, disait-
il, l'ouvrier de Dieu n'a trouvé en ace de lui
les ennemis du bien plus puissants, les mauvaises
doctrines plus universellement répandues, les mœurs
publiques plus perverties, les dangers de l'Église plus
extrêmes, la haine contre la Compagnie de Jésus plus
vive. En de tels temps, ce qu'il faut redouter, c'est la
pusillanimité, la faiblesse. Soyons incon fusibles; éle-
vons-nous au niveau de nos épreuves. Si nous n'a-
vions plus d'épreuves, alors seulement il faudrait
trembler; le diable alors ne tenterait rien contre
nous, parce qu'il n'aurait rien à redouter de nous.
C'est bon signe qu'il s'agite, s'irrite et résiste. »
Mais d'autre part, l'ouvrier apostolique ne voulait
pas qu'on calomniât trop ce siècle, où le bien heurte
dit l'un d'eux^ que le P. Olivaint mangeât la moitié de ce qui lui était
nécessaire et de ce que les autres religieux mangeaient à leurs repas
ordinaires. » — «Nous en étions réduits, ajoute un autre, à nous
plaindre au P. Provincial de ce que le P. Olivaint ne s'épargnait en
rien et s'épuisait. »
1. Sollicite cura te ipsiim probabilem Dco exhibere operarium
incon fusibilem. (Il Tim., u, 15.)
372
PIERRE OLIVAINT.
partout le mal; c'est ce champ, et non pas un autre,
que le père de famille nous ordonne de cultiver : il
serait trop aisé de le maudire en se croisant les bras.
« Ne nous prenons pas à souhaiter des temps
moins troublés, parce que l'apostolat y était plus
facile ; peut-être avons-nous autrefois demandé les
missions lointaines où l'apostolat est plus laborieux:
réjouissons-nous d'avoir en compensation quelque
chose à souffrir pour le nom de Jésus-Christ.
« Après tout, ne nous exagérons pas, comme les
alarmistes, les misères de notre temps. Que de signes
heureux ! que de retours consolants, présages de nou-
veaux retours! Quelle n'est pas la faiblesse de nos
adversaires au point de vue des doctrines ! Quel be-
soin de Dieu dans le cœur d'un grand nombre, besoin
d'autant plus grand qu'ils ne l'ont jamais connu! Et
puis est-ce que la grâce et le sang de Jésus-Christ ont
perdu leur efficacité? Non sans doute. Nous sommes
bien faibles : Infirma mundi elegit Deus M — Un saint
Vincent de Paul n'y ferait rien, disait un prêtre dé-
couragé. — Aucontraire, seulunsaintpeut faire quel-
que chose. Ce sont les saints qui nous manquent.
C'est là le plus grand besoin de notre temps. Soyons
des saints, donnons satisfaction à ce besoin : comme
facilement on fera face alors à tous les autres'^ !»
Un saint! Voilà, pour tou résumer d'un mot, ce
que, plus que jamais dans cette dernière phase de sa
vie, le P. Olivaint voulut devenir. Dans quelle mesure
1. ICor.,i, 27.
2. Exhortation à la communauté de la rue de Sèvres.
CHAPITRE XV. 373
il y réussit, l'Église infaillible, nous l'espérons, le
déclarera un jour; en attendant, tous ceux qui l'ont
vu à l'œuvre sont unanimes à dire que les suprêmes
efforts de son apostolat furent comme autant de pas
rapides vers le terme ardemment désiré, et dès lors
peut-être entrevu, du martyre.
- Sa puissance sur les âmes s'exerça surtout par
deux grands moyens, la parole et la direction *.
Du prédicateur, il semble d'abord qu'il y ait peu à
dire. Rarement, en effet, le P. Olivaint monta dans
les grandes chaires de la capitale; et quand il y pa-
rut, ce fut comme en passant. Nous avons sous les
yeux, écrite de sa main, la longue liste des sermons
qu'il a prêches, des retraites qu'il a données, des
exhortations qu'il a faites. Sauf quelques stations,
d'ailleurs fort remarquées, à Saint-Thomas d'Aquin,
à Notre-Dame des Victoires..., et d'assez nombreuses
prédications à Sainte-Clotilde, à Saint-Sulpice, à
Saint-Augustin, à la Trinité, à Notre-Dame de Lorette,
il ne s'agissait presque toujours que d'entretiens fa-
miliers à des groupes particuliers de fidèles ou à des
communautés religieuses.
En revanche, il ne se passait guère de semaine que
le P. Olivaint ne parlât trois fois, cinq fois et plus
encore. Lui aussi, mais dans le meilleur sens du
mot, il fut « le semeur de parole ', ainsi que les
Athéniens disaient de saint Paul : Seminiverbius'^\
chaque jour, sortant du silence de sa prière, pour
1. Vir potens in opère et sermone coram Deo et omni populo.
(Luc, XXIV, 19.)
2. Act. Apost., ïvii, 18.
374 PIERRE OLIVAINT.
tôlier .jeter à pleines mains le bon grain dans les
cœurs bien préparés*.
Comment caractériser cette parole si largement
prodiguée à tous et en toute rencontre, à la fois facile
et correcte, simple et distinguée, solide et chaleureuse,
originale et pratique, proportionnée à chaque classe
d'auditeurs, également goûtée des esprits les plus
divers?
Ce n'était point le sermon ciassique,dont nos grands
prédicateurs du dix-septième siècle nous ont laissé
d'admirables modèles, le sermon à l'ordonnance sa-
vante, parfois un peu compassée et un peu officielle.
Était=ce donc l'homélie, ce commentaire dogmatique
et moral du texte sacré, si cher aux Pères de l'É-
glise, remis en honneur par quelques-uns de nos
meilleurs orateurs modernes? C'était autre chose en-
core.
ce Prêcher, c'est causer », disait un jour le P. Oli-
vaint. Et nous ne trouvons rien qui exprime mieux
l'idée qu'il se faisait de la prédication et la manière
dont il la pratiquait lui-même. Cela toutefois demande
explication. Il causait ^ c'est-à-dire que sa parole,
échappant aux généralités abstraites, particularisait
une vérité sous forme sensible et vivante, en vue d'un
auditoire déterminé. Plutôt méditée qu'apprise, elle
n'était pas récitée et comme lue dans la mémoire, mais
ellejaillissait du cœur, vive, abondante, spontanée, et
si naturelle, que chacun devait se dire: Voilà qui me
regarde, voilà qui s'adresse surtout à moi *.
1. Exiit quiseminat seminare semen suum. (Luc, viii, o.)
2. « Parier à quelqu'un, dit finement le P. Gisbert {l'Éloquence chré-
CHAPITRE XV. 375
Et ce n'était cependant pas une improvisation, du
moins au sens où se prend vulgairement le mot. Le
P. Olivaint, non-seulement réfléchissait longuement,
mais il écrivait. La preuve en est dans ce prodigieux
amas de notes qu'il a laissées sur presque tous les suj ets
qu'un orateur chrétien peut traiter. Il écrivait, non pas
tout ce qu'il avait à dire, mais la proposition réduite
à sa forme la plus concise, parfois renfermée dans une
maxime connue ou môme un proverbe familier; puis
les chefs de preuves, les textes de la sainte Écriture,
les arguments ou les traits décisifs, vigoureusement
soulignés sur le manuscrit, avant de l'être dans le dis-
cours par la voix et le geste ; enfin ce qu'il appelait
agréablement le clou, c'est-à-dire un mot qu'il en-
fonçait dans l'esprit, dans le cœur, à coups redoublés,
et qui, fixé là immuablement, y retenait tout le reste.
Nulle part peut-être le P. Olivaint n'a fait une plus
heureuse application de ce genre d'éloquence, que
dans les allocutions adressées aux jeunes gens qui,
dès son arrivée à la rue de Sèvres, s'étaient groupés
avec un pieux empressement autour de lui et qu'il
portait au bien par des exhortations fréquentes. L'im-
pression laissée dans les cœurs fut si profonde qu'elle
persiste encore à cette heure. C'est là surtout que sa
parole flexible et variée prenait tous les tons, le plus
souvent chaleureuse, véhémente et saintement pas-
sionnée. S'agissait-il surtout d'inspirer l'horreur du
tienne, ch. XTv), ce n'est pas précisément prononcer des paroles dont le
son aille frapper l'oreille: il faut que ces paroles lui soient adressées.
Que font donc ces prédicateurs qui roulent toujours sur Vuniversel ?
Ih parlent, mais à qui parlent-ils ? »
33
376 PIERRE OLIVAINT.
vice, de prémunir rinexpérience contre l'occasion
prochaine du péché, de flétrir les folles et lâches
maximes en vogue parmi les jeunes gens corrompus
ou mondains, le P. Olivaint tonnait avec une force
terrible ; la voix, la main, tout en lui frémissait, et
rémotion qui l'agitait lui-même triomphait de toutes
les résistances. On aurait pu dire en vérité « qu'il se
battait avec son auditoire et que tous ses sermons
étaient des combats à mort ^ »
Comme il faisait prompte et sévère justice de ces
prétendus axiomes du bon sens, aussi contraires à la
raison qu'à la foi, de celui-ci, par exemple : // faut
tout connaître^ tout, le mal comme le bien, et sur-
tout le mal, romans, spectacles, bals scandaleux....
« Et pourquoi ? demandait-il ? — De peur de passer
pour des niais!... — Ah ! mes chers amis, nous ne
sommes guère dans le siècle des niais sous ce rap-
port. Il en est peu, même au seuil du collège, qui
aient droit, en ce sens, à un brevet de niaiserie ! Si
vous voulez ne pas passer pour des niais aux yeux
du monde, aux yeux des hommes perdus, il vous
faut aller jusqu'au bout, et non-seulement connaître
le mal, mais le faire. Vous resterez pour eux des niais,
tant que vous serez encore modestes, tant que vous
saurez rougir, tant que vous n'aurez pas fait le der-
nier pas, tant que vous ne leur aurez pas donné le
droit de s*écrier : Le voilà tel que nous : sicut unus
exnobis!.. Jeune homme, votre âme est en jeu,
peusez-y donc I elle n'est pas une âme vile, pour
1. Mme de Sévigné.
CHAPITRE XV. 377
que vous fassiez sur elle la triste expérience du
mal : Experimentum in anima vili.... Votre âme, elle
vaut ce qu'elle a coûté : le sang d'un Dieu !... »
Un autre jour, il s'attaquait à ce futile prétexte : Il
faut bien faire comme tout le monde; à quoi il op-
posait la fière devise d'une race illustre : Etsi omnes^
ego non !
Ou bien il tournait dans tous les sens ce proverbe
mêlé d'erreur et de vérité ; Il faut que jeunesse se
'passe; il ne craignait même pas de commenter ce mot
familier : Où il y a de la gêne, il n^y a pas de plaisir.
Maxime de Tégoïsme et de la lâcheté, condamnée par
l'oracle du divin crucifié : « Si quelqu'un veut venir
après moi, qu'il porte sa croix », qu'il se gêne.
Ceux qui ont eu le bonheur d'entendre le P. Olivaint
reconnaîtront à ces traits sa manière, et les autres
s'en pourront faire quelque idée. Que ne nous est-il
permis d'insister ici sur les retraites nombreuses qu'il
a données à tant de communautés religieuses, de col-
lèges, de réunions d'hommes et de femmes du monde !
Bien plus que dans des exhortations détachées, le
P. Olivaint y trouvait l'occasion de graver au fond des
cœurs, en caractères inelTaçables, les grandes vérités
de la foi. Mais ce serait évidemment franchir les li-
mites de notre sujet et transformer en ouvrage ascé-
tique une simple biographie.
Un homme d'esprit, après avoir entendu le P. Oli-
vaint prêcher, résumait ainsi son impression : « Peut-
être n'est-ce pas un orateur assez soignéy au jugement
des lettrés et des délicats, mais il est de ceux qui se
378 PIERRE OLIVAINÏ.
préoccupent beaucoup du fond, peu de la forme et
point d'eux-mêmes. »
Son esprit pratique préférait ce genre simple à tous
les autres et son humilité s'y trouvait plus à l'aise.
Un jour on vint lui dire qu'au sentiment d'hommes
fort haut placés, il était regrettable qu'il ne se livrât
pas à ce qu'on appelle quelquefois la grande élo-
quence. Il se contenta de répondre, avec son fin sou-
rire et sa vivacité habituelle : « Ah! mais non,., ce
serait trop périlleux pour moi et peu utile aux au-
tres. »
Quand des circonstances imprévues le contraignaient
à déployer, dans quelques grands discours, toutes les
ressources de son esprit, on voyait alors de quoi il
était capable ; à chaque fois, c'était, disait-on avec
surprise, un tour de force.
Il était encore préfet des études à Vaugirard; un
jour que tout le collège se rendait en pèlerinage à
Chartres, le prédicateur annoncé, le R. P. de Ravi-
gnan, fit tout à coup défaut. Le P. Olivaint, sur l'or-
dre de son recteur, après quelques instants de pré-
paration, monta en chaire et par une éloquente
improvisation ravit son auditoire.
On a surtout gardé le souvenir de l'oraison funè-
bre de M. l'abbé Poiloup, dont nous avons cité
quelques fragments dans un précédent chapitre. La
mort du pieux fondateur du collège survint inopiné-
ment, Pavant-veille de la distribution des prix ^ Ce
saint prêtre méritait que son éloge retentît dans ces
murs qu'il avait élevés, au milieu de ces enfants qui
1. Août 1861.
CHAPITRE XV. 373
le vénéraient, en quelque sorte, comme un aïeul. Le
P. Olivaint, au milieu des mille tracas du dernier
jour, n'eut que quelques heures pour se préparer. U
jeta d'une main fébrile son discours sur le papier, ou
plutôt les notes qu'il groupait à mesure que les ren-
seignements réclamés de plusieurs côtés à la fois lui
arrivaient. Le lendemain, ce fut un vrai triomphe ora-
toire, et l'admiration unanime se manifesta à plu-
sieurs reprises par les plus sympathiques applau-
dissements. Si le P. Olivaint s'en réjouit, ce fut
uniquement à cause de l'honneur rendu à la mémoire
du vénérable ami de l'enfance qu'il avait dignement
loué.
Mais, quel que fût son incontestable talent, il est
certain que la source de son éloquence était avant
tout dans sa foi, dans son zèle et dans la grâce de
Dieu. Ce qu'il voulait uniquement, c'est que l'Esprit-
Saint parlât par sa bouche, afin de pouvoir dire
comme le Maître : « Ma doctrine n'est pas ma doc-
trine : elle est de Celui qui m'a envoyé*. »
Dans le directeur, plus encore que dans le prédi-
cateur, rhomme s'effaçait, pour ne laisser voir et
entendre que Jésus-Christ. Comme il n'y a rien d'hu-
main dans la fonction qu'il remplissait, rien d'humain
non plus n'apparaissait dans ses vues, dans ses sol-
licitudes , dans son langage , dans son extérieur
même. Le P. Olivaint, dans l'art divin de régir les
âmes, s'était proposé saint Ignace pour modèle ; il
s'efforçait d'être comme lui, « toujours prêtre, tou-
1. Joann., vu, Id.
33*
380 PIERRE OLIVAINT.
jours mort au monde, toujours enveloppé de la lu-
mière des choses de Dieu comme d'une aube sainte,
toujours serré par la ceinture sacrée qui fait les
chastes et les forts, toujours portant la croix par der-
rière et par devant, la souffrance, l'expiation, l'œuvre
de la rédemption, le zèle, la vie dans la mort ' ».
Le seeret de l'immense influence qu'il n'a cessé
d'exercer sur tant de personnes de tout rang, de tout
âge, de tout caractère, n'est pas ailleurs : s'il fut
l'homme de tout le monde, c'est qu'il était avant tout
l'homme de Dieu ; si sa direction fut efficace et fé-
conde, c'est qu'elle était absolument surnaturelle ;
s'il poussait vite et loin dans le chemin de la vertu
solide et parfaite, c'est qu'il s'y engageait résolument
le premier.
Ferme, énergique, décidé, parfois d'apparence un
peu roide, il savait, médecin habile et compatissant,
mettre le baume d'une bonne parole sur la blessure
que par une parole un peu rude il avait dû faire. Et
dans la sévérité comme dans la condescendance, on
sentait si bien l'impression divine, qu'on adorait sans
peine la main cachée dont il n'était que le docile ins-
trument.
Un jour, une personne du monde, assise avec une |
amie dans un parloir, et voyant passer devant elle ce
religieux à la figure austère qu'elle connaissait peu,
fut saisie d'un singulier sentiment de terreur et de
résistance à la grâce. « Oh ! dit-elle à voix basse, il
faudrait que je fusse au lit de la mort et qu'il n'y eût
l. Journal des Retraites, II, p. 152
CHAPITRE XV. 381
pas d'autre prêtre au monde, pour que je me déci-
dasse à me confesser à lui. — Et pourquoi donc, dit
son amie ? » Après une minute de réflexion : « C'est
qu'il me semble qu'il connaît déjà tous mes défauts.
-— EIi bien, alors ?....5>
Celte simple interrogation fit jaillir la lumière.
Quelques jours après, cette âme, jusqu'alors inquiète
et bésitante, trouvait auprès du directeur qu'elle
avait tant redouté, le calme, la générosité et la force,
Les résistances de la nature prouvaient bien que tout
avait été surnaturel dans la démarche qu'elle avait
faite, comme dans l'accueil qu'elle avait reçu.
Le fait suivant fera comprendre à quel point le P.
Olivaint s'était affranchi de toutes considérations
humaines dans l'exercice de ce fructueux aposto-
lat.
Quelques mois avant son départ de Vaugirard pour
la rue de Sèvres, une nouvelle se répandit parmi les
nombreuses pénitentes du Père Olivaint : désormais
son confessionnal ne devait plus s'ouvrir à personne.
Qu'était-il arrivé ? Nous le dirons simplement, pour
mettre en évidence l'obéissance et le dégagement sur-
naturel du religieux.
Le ministère de la confession détournait-il le rec-
teur des soins qu'il devait au collège? rien n'est plus
douteux ; il semblait, au contraire, que l'action salu-
taire exercée sur les mères dût profiter aux enfants.
Mais, à ce sujet, une observation fut faite, un simple
conseil fut donné. « Je vous exprime un désir »... di-
sait le P. Provincial. Aussitôt sans se permettre la
moindre objetion, ni le moindre délai, ce directeur
382 PIERRE OLIVAINT.
aussi humble que sage, aussi obéissant que zélé, se
soumit avec la simplicité d'un enfant.
Le sacrifice fut agréé de Dieu. Peu de temps après,
le P. Olivaint, appelé à la maison delà rue de Sèvres,
succédait au P. de Ponlevoy et au P. de Ravignan
dans la direction de l'œuvre des Enfants de Marie.
Dès lors il pouvait dire : « Quelle Providence sur moi!
Comment Jésus m'a-t-il amené ici? On dirait que dans
sa délicatesse il m'offre consolation, réparation, pour
ainsi dire *. »
Cet acte d'obéissance abondamment béni explique-
rait à lui seul la fécondité extraordinaire de l'apos-
tolat du P. Olivaint. L'instrument était si absolument
abandonné à la main du divin Ouvrier!
Une fois qu'on s'était mis sous la conduite du
P. Olivaint, on devait secouer toute lâcheté, toute
paresse spirituelle et tendre courageusement au
mieux, il ne souffrait pas la médiocrité dans les aspi-
rations d'une âme chrétienne, d'une âme religieuse
surtout. « Jésus-Christ vous veut ! » disait-il avec un
inimitable accent. Et pour ranimer l'ardeur si vite
défaillante, il répétait, dans ses brèves exhortations et
dans ses lettres également laconiques, sa chère de-
vise: Courage et confiance! Cette devise, à dire vrai,
n'est sienne que par l'adoption particulière et l'usage
persévérant qu'il en a fait. N'est-elle pas de tous les
saints, et du Roi des saints lui-même? Jésus-Christ,
dans l'Évangile, n'a-t-il pas continuellement aux lè-
vres la môme parole? « Confiance, vos péchés vous
l. Journal des RctrmteSf 18G5j llj p. 212.
CHAPITRE XV. 383
sont remis.... Confiance^ votre foi vous a sauvée;
Confiance^ c'est moi, n'ayez pas peur; Confiance^ j'ai
vaincu le monde *. »
Le P. Olivaint, quand il transmettait ce mot d'or-
dre, n'était donc que l'écho de la voix du divin chef.
Seulement, il avaitle don rare, en parlant de courage
et de confiance, d'inspirer presque infailliblement
l'un et l'autre.
Jamais il ne laissait personne se retirer du tribu-
nal de la pénitence, sans tout résumer en ces deux
mots : Courage et Confiance! Et peut-être ne trou-
verait-on pas une seule lettre du P. Olivaint qui ne
fût marquée à ce signe.
« Soyez assurée, écrivait-il, que le bon Maître en qui
je suis votre père, prend encore plus que moi part à
tous vos chagrins. Confiance, mon enfant, confiance !
Le découragement n'est jamais un remède.
« Regardez le ciel en pensant à Jésus et vous serez
ranimée. r>
11 disait encore:... « Pénétrez-vous, mon enfant,
de plus en plus de cette pensée que Dieu ne peut vous
abanaonnei , qu'il lient compte ae louies les difficul-
tés qui vous entourent, qu'il veille sur vous avec la
plus tendre sollicitude, qu'il n'imposera jamais à vos
épaules un fardeau trop lourd, et qu'il sera toujours
disposé aie porter avec vous. Courage, confiance ! ne
craignez pas l'abandon de Dieu; ce serait faire injure
1. ConfidCj (Mi : remilluntur tibi peccata tua. (Matt., ix 2.) —
Confîdc, fdia, fidcs tua te salvam fecit. (xMatt. ix, 22.) — Confidite :
Ego sum, nolite timere. (Marc, vi. bO.) ~~ Confidite : Ego vici mury
dum. (Joann., xvi, 33.)
384 PIERRE OLIVAINT.
au cœur de Notre-Seigneur. Pratiquez fidèlement
r abandon à Dieu ; quelle différence entre ces deux
mots! »
C'est sur cette mesure qu'il voulait qu'on appré-
ciât ses progrès ou ses défaillances : « Quand une
journée sera moins bonne pour vous ou pour ceux
qui vous entourent, examinez bien et vous verrez
que vous avez manqué en quelque chose de confiance
et de courage. »
Ce qui le plus souvent trouble la confiance et abat
le courage, c'est la prédominance de l'impression
sur la raison et sur la foi. « Cette méchante maladie,»
comme l'appelle le P. Oiivaint, est de nos jours si ré-
pandue, que les plus fermes esprits, les caractères les
mieux trempés eux-mêmes ont grand 'peine à s'en
préserver. De là cette guerre incessante que le direc-
teur expérimenté faisait à Uimpressîonnabilité.
« Quel malheur, disait-il, de prendre les choses par
l'impression, au lieu de les prendre par la raison et
par la foi ! Voyez comme vous nuisez au progrès de
votre âme, comme vous gâtez même les consolations
que Jésus vous prépare, comme vous affligez ce bon
maître, comme vous m'affligez moi-même qui vous
suis si dévoué et qui voudrais vous faire tant de bien
en Jésus ! »
Et une autre fois ; « Je vois avec peine que vous
vous agitez encore beaucoup; mais aussi je vois
avec consolation que vous comprenez mieux que ja-
mais l'importance du calme et que vous prenez la ré-
solution de vous calmer. A chaque jour suffit sa peine.
Ne vous inquiétez donc pas de l'avenir. Dieu ne sera-
CHAPITRE XV. 385
t-il pas là pour vous aider plus tard comme aujour-
d'hui ? A chaque jour suffit aussi sa grâce. »
Pour vaincre l'impressionnabilité, il voulait qu'on
en connût et qu'on en combattît bien les causes. « Ne
vous agitez pas ; ne jugez pas trop vite ; ne remettez
pas en question ce qui est réglé ; ne vous préoccupez
pas plus qu'il ne faut de ce que telle ou telle personne
peut dire, et vous aurez une paix que rien ne décon-
certera, et vous ferez des progrès qui seront la con-
solation de Jésus et la vôtre. »
Et, en effet, comme on garderait mieux la paix du
cœur, si l'on savait réserver toute sa rigueur pour
soi-même et traiter avec quelque indulgence les dé-
fauts d' autrui I
« Il est à chaque nature, observait le P. Olivaint,
des défauts qui lui sont inhérents et ne sont point des
péchés. Nous devons les supporter dans ceux qui
nous entourent, comme nous supportons, avec peine,
mais sans aigreur, leurs infirmités physiques. S'en
irriter, serait un défaut plus grand que ces défauts
mêmes; car ce serait un manque de charité, notoire-
ment contraire à cette parole de saint Paul: « La
charité supporte tout *. »
L'amour de l'ordre est louable, sans doute ; encore
est-il qu'il ny faut point d'excès. « N'est-ce pas un
désordre moral, disait-il, que de vouloir l'ordre ma-
tériel avec cet empressement, cette agitation, cet es-
prit critique qui ne tient pas compte des difficultés,
1. I Cor., XIII, 7
386 PIERRE OLIVAINT.
ce manque de confiance qui ne tient pas compte de
la grâce de Dieu ? »
Et il ajoutait ce conseil, particulièrement utile aux
femmes du monde: <x Commencez par vous calmer;
si vous vous possédez, en vous agitant moins, vous
ferez tout mieux et plus vite. Restez donc unie
à Notre-Seigneur ; faites tout, non-seulement pour
lui, mais avec lui ; vos réceptions n'en seront que
plus aimables pour vos hôtes et plus bénies pour
vous-même. »
A la confiance qui attend tout de Dieu le P. Oli-
vaint voulait qu'on joignît le courage, la générosité
qui ne lui refusent rien.
« Tout est là, mon enfant : être généreux
« avec le bon Dieu, savoir s'imposer de petits sacrifi-
« ces ; et pour vous en ce moment savoir réserver le
« temps de Dieu, le temps de l'âme, c'est-à-dire le temps
« de la méditation et de la prière. Vous me rendrez
<c heureux si vous m'apprenez bientôt qne vous avez
« eu ce courage. »
Le plus vrai, mais le plus difficile courage, c'est
de souffrir, c'est de se faire violence à soi-même, de
s'engager résolument dans la voie étroite qui seule
mène au Ciel.
ce Quand on monte dans les Alpes, il y a des par-
ce ties à pic où Ton s'écorche bien un peu, mais par
« lesquelles on arrive plus vite au sommet. Il faut
« arriver au sommet, et votre chemin est excellent
« pour y arriver plus tôt. »
Ce chemin excellent est pour tous, sans exception,
le chemin de la Croix. C'est par là qu'il nou« far»t
CHAPITRE XV. 38*^
marcher simplement, humblement et joyeusement.
L'austère conseil était parfois donné sous une forme
aimable et naïve qui fait songer à saint François
d'Assise et à saint François de Sales.
« Ah ! vous pensez que l'âne n'a pas sa place au
« Calvaire ! Dites-moi pourquoi les ânes sont tous
« marqués de ce signe qu'ils portent sur le dos ? .Te
« ne saurais dire pourquoi assurément, mais ce que
« je sais, c'est que je voudrais comme eux porter la
« croix toujours et partout, la porter simplement et
« humblement comme eux. »
D'autres fois, le P. Olivaint ranimait dans les cœurs
l'amour pratique de la Croix, par quelqu'une de ces
fortes et belles sentences : « N'être fidèle à Jésus
« que pendant la consolation, c'est de l'égoisme. »
— Ou bien : c< Dieu est spécialement avec ceux qui
^f souffrent : la souffrance est une communion per-
ce manente pour ceux qui savent souffrir. » — Et en-
core : « La Croix et Jésus, c'est l'amour et l'espé-
« rance ; c'est le plus noble emploi de la vie, le plus
a digne d'une âme généreuse et le gage assuré de
« l'Eternité. Confiance donc, courage, Jésus ! » -—
« Plongez -vous en Jésus : soyez comme l'épono-e
« dans le sang de son cœur. — - « H pleut; on dit que
« le mauvais temps est heureux pour la terre, en ce
« moment. C'est ainsi que bien souvent il pleut de
« l'or pour l'âme, dans les journées si sombres de la
« désolation intérieure. »
a Ne vous inquiétez pas de vos sécheresses, de vos
« T^bscurités : toutes ces misères bien acceptées glo-
« rifient le Seigneur. Rappelez-vous le beau Psaume
388 PIERRE OLIVAINT.
« OÙ le prophète invite les neiges, les glaces, les tem-
« pôles à louer le Seigneur*. Il faut bien que le Maître
« soit loué au Nord comme au Midi, dans les pays
« froids comme dans les pays chauds. Qu'importe
« que vous trouviez en vous, malgré vous, la tempé-
« rature de la Sibérie et un hiver, et des ténèbres de
« six mois comme au pôle, si les ténèbres, si l'hiver
« et le froid glorifient le Seigneur ? »
Celui qui consolait ainsi comme un père, indi-
quait en même temps, comme un sage médecin, l'une
des causes les plus ordinaires du mal: « Vous devriez
« bénir Notre-Seigneur au lieu de vous désoler. Bé-
« nissez-le de vos larmes même. Et pourquoi ? vous
« avez fait une perte qui est une grâce. Qui donc
« avez-vous perdu ? quel être cher à votre cœur,
te trop cher peut-être, est mort pendant votre retraite ?
« vous-même. La mort à vous-même est venue en-
« fin. Vous vous pleurez vous même; vous vous
« êtes mise à vous chercher en sortant de retraite, et
« ne vous trouvant plus, vous avez pris le deuil.
« Voilà, croyez -le, l'explication de votre état. Ré-
« jouissez-vous donc au lieu de gémir. Gémir sur
« cette perte, ce ne serait pas de l'humilité ; ce se-
« rait le moyen de ressusciter la nature vaincue et
« anéantie. »
Pour consoler plus efficacement les âmes et les
porter à l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à la
dévotion généreuse et fervente envers son diviu
1. Bencdicite, glacies et nives,... benedicite, fulgura et mihes, Do'
tnino. (Daniel, m.)
CHAPITRE XV. 389
Cœur, le P. Olivaint propagea par tous moyens une
simple et pieuse pratique qu'il explique lui-même en
CCS termes :
« Je m'empresse de vous envoyer des images et
» des chapelets du Sacré Cœur. Je vous remercie de
a vous intéresser à cette œuvre de propagation. Ce
« petit chapelet s'est répandu depuis quelques an-
« nées dans trente et quelques diocèses de France.
« Il a été distribué à plus de 200 000 personnes. Il
« a renouvelé des paroisses entières, dans les cam-
« pagnes surtout. Il est si simple, si court, si pieux
« qu'on l'adopte presque partout avec ardeur, quoi-
« quïl ne soit pas encore enrichi d'indulgences. »
Quand le P. Olivaint avait une fois allumé dans un
cœur l'amour de Jésus-Christ, il y jetait sans peine
une étincelle du zèle. A son école il fallait bien deve-
nir apôtre. Et comment lui résister quand il s'écriait:
« Oui, mon enfant, des âmes ! des âmes ! Jésus
« nous demande des âmes, et il est bien digne de
« vous de crier aussi : des âmes ! des âmes ! et de
« faire vraiment tout ce qui dépendra de vous, pour
« donner des âmes à Jésus. «
Telle était, dans ses traits généraux, la direction du
P. Olivaint- Mais â ces principes essentiels il mêlait
des règles adaptées aux diverses situations, de ses
pénitents, qu'il se gardait bien de soumettre tous à
un régime uniforme.
Saint Grégoire le Grand, dans son admirable Pasto-
ral, donne aux directeurs le sage conseil de ne pas
guider toutes les âmes par une même voie. « Une
seule et même exhortation, dit-il, ne convient pas à
390 PIERRE OLIVAINT.
tous, parce que tous n'ont pas des dispositions 6ga~
les. Ce qui nuit aux uns profite aux aulres. Ainsi une
plante nourrit certains animaux et donne à d'autres
la mort; le même remède qui guérit une maladie,
redouble un autre mal, et le pain,.qui fortifie l'adulte,
étoufferait l'enfant. La parole du docteur doit donc
si bien s'accommoder aux disciples, qu'elle soitpropre
à chacun, sans rien ôter à l'édification commune. Les
esprits attentifs que vous instruisez ne sont-ils pas
comme les cordes inégalement tendues de la lyre?
L'habile artiste, pour n'être pas en désaccord avec
sa pensée, les touche différemment: et si les cordes
produisent l'harmonie, c'est que, frappées du même
archet, elles ne reçoivent pas la même impulsion. De
même il n'est pas de docteur jaloux d'édifier toutes
les âmes en une môme charité, qui ne tire de la même
doctrine des exhortations différentes afin de toucher
les cœurs de ceux qui l'entendent ^ »
Or voilà bien l'idée qu'on se doit faire de la direc-
tion du P. Olivaint, une dans ses principes, variée dans
ses applications. A tous il semblait dire la même chose,
et cependant il pariait différemment à chacun : c'était
toujours, au fond, la doctrine évangélique du renon-
cement à soi-même et de l'amour de Dieu par-dessus
tout; mais quelle variété merveilleuse dans cette
unité ! C'était la continuelle excitation à la confiance et
au courage; mais avec/e mot et, pour ainsi dire, avec
le ton qui convenait mieux aux besoins actuels, à la
disposition présente.
l . liejulx Pastor, part. m. Prolog.
CHAPITRE XV. 391
Prenons i)Our exemple quelques-uns des conseils
qu'il donnait aux mères chréliennesel aux personnes
religieuses. Les mères de famille ont d'autant plus be-
soin d'être guidées, soutenues, consolées, qu'elles ont,
elles aussi, en un sens bien vrai, charge d'àmes, et que
la mission leur incombe de garder, souvent de rame-
ner à Dieu ceux qu'elles aiment et pour qui elles vi-
vent. Quelle sollicitude le Père Olivaint n'avait-il pas
pour ces mères vraiment chrétiennes qu'il dirigeait en
si grand nombre!
C'est à l'une d'elles qu'il écrivait la lettre forti-
liante qu'on va lire :
« Je vois une raison sérieuse d'espérance dans vos
<^ épreuves mêmes. Comme le bon Dieu sait admira-
<' blement tirer le bien du mal! Cette indisposition
" prolongée de votre mari entraîne nécessairement la
^ rupture de ce qui vous affligeait le plus ; elle le
^ met davantage sous la main du Maître ; elle le force
« à réfléchir d'une manière sérieuse; elle prépare le
a retour à Dieu et à vous. Oui, n'en doutez pas, il
« comprendra bientôt que seule vous lui êtes vrai-
ce ment dévouée ; il reconnaîtra, il déplorera ses torts,
et vous serez doublement consolée par ce double re-
« tour. Votre fils ne verra pas tout cela sans y trou-
« ver un profit pour son âme, et ce sera peut-être
u pour lui la préservation de tout ce que vous re-
ce doutez déjà. Confiance donc et courage! secondez
te par votre confiance et votre courage les desseins
« de Dieu. Donnez-lui donc encore un peu de temps !
« sachez attendre, attendre en priant de tout votre
« cœur. Quelle joie pour toute l'Éternité, mon enfant,
392 PIERRE OLIVAINT.
a d'avoir contribué, comme vous le faites, en souf-
cc frant depuis si longtemps, d'avoir contribué par
« vos souffrances même au salut de ces âmes qui
« vous sont si chères! Si l'on pouvait avoir un regret
« au Ciel, votre regret à vous serait peut-être, pour
« une si noble cause, de n'avoir pas plus souffert en-
« core, de n'avoir pas mieux souffert, de n'avoir pas
« plus tôt compris la valeur de vos souffrances, de
« n'avoir pas su dès le commencement les surnatura-
« User, les sanctifier en les unissant à celles deNolre-
« Seigneur. Mais vous êtes éclairée maintenant. Al-
« Ions, mon enfant, sachez enfin souffrir: courage et
« confiance ! Jésus et son amour, la croix et le Ciel ! »
Une autre fois, c'est un fils qui, s'éloignant de
Dieu, fait pleurer sa mère. Le P. Olivaint sait le prix
de ces larmes maternelles; ne sont-elles pas la rançon
payée par une autre Monique pour un nouvel Au-
gustin?
« Je prends vivement part aux chagrins que vous
« cause ce pauvre jeune homme; je prierai bien
« pour lui, pour son père et pour vous.
« Ah ! que ces années de la jeunesse sont difficiles
« pour les enfants de famille ! il y a tant de pièges
a autour d'eux î Soyez bien bonne pour ce pauvre en-
« faut, afin qu'il ne ferme pas son cœur ; mais sur-
« tout soyez bien pieuse pour attirer les grâces abon-
« dantes de Dieu.»
Pleurer, prier, ne suffit pas. Il est, pour une
mère, d'autres devoirs envers un fils.
« Occupez-vous de votre fils vous-même. C'est la
« lâche que Dieu vous donne. Je crois vraiment que
CHAPITRE XV. 393
u personne ne peut avoir plus d'intluence que vous
« sur lui pour le conduire à bien. Veillez particuliè-
« rement sur ses lectures. Vous avez maintenant un
■:c sens chrétien qui vous ^^uidera dans le choix des
v< livres qu'il peut lire sans danger.
« Tâchez de correspondre au jour le jour à la grâce,
« et tout ira bien pour vous. Mais pour votre hls,
« est-ce assez? non, mon enfant, hélas! non. Ce pau-
« vre enfant a besoin que vous attiriez sur lui bien
« des grâces. Il faut donc pour le sauver que vous
« soyez bien généreuse, de plus en plus généreuse.
« Rappelez-vous le principe des petits sacrifices :
a cinq ou six par jour à l'intention de votre enfant,
« ce n'est assurément pas trop. Mais ce que vous fe-
« rez pour lui ne manquera pas de vous profiter à
« vous-même. Vous deviendrez ainsi plus fervente. »
Quelque assidus et dévoués que fussent les soins
spirituels donnés par le P. Olivantaux personnes du
monde et spécialement aux mères chrétiennes, son
zèle n'eût pas été satisfait, s'il se fût absorbé dans cet
apostolat. Les âmes religieuses, vouées par état à la
perfection, réclamaient à l'envi le secours d'une di-
rection si sage; elles l'obtinrent sans peine de la
part de cet homme de Dieu, qui savait si bien se
faire « tout à tous » que chacun pouvait se croire
particulièrement privilégié.
Le P. Olivaint ne négligeait rien pour procurer
J'avancement des âmes généreuses, dégagées de touf
intérêt humain et dont l'unique ambition était d'ai-
mer Jésus-Christ et de procurer sa gloire. En rencon-
trait-il quelqu'une manifestement appelée à la vie
394 PIERRE OLIVAINT.
parfaite, mais retenue encore par les liens du monde,
il la pressait, avec une prudente fermeté, de répondre
sans retard à la grâce. «Le temps passe, disait-il; ne
gaspillez pas votre jeunesse, votre dévouement le
plus pur et les sentiments les plus généreux de votre
cœur. Suy^siim corda f Le cœur à Jésus ! « Mais quand
la miséricorde divine avait fait son œuvre, et que
l'heure du sacrifice avait sonné, le Père mettait toute
sa sollicitude à le rendre moins douloureux.
« Quand j'entrai au noviciat, écrit une religieuse ^
le cœur me battait bien fort en prenant le cordon de
la sonnette. Mon père qui m'accompagnait n'avait pas
eu le courage de le faire. La porte s'ouvrit enfin
mais qui m'attendait dans le petit parloir' des sépa-
rations ?.-. Mon bon Père Olivaint. Il était là pour
tout adoucir. A la scène émouvante des adieux,
je le vis pleurer. « Vraiment, mon père, lui dis-je,
« vous pleurez? oh ! vous comprenez ma peine.
« — Gomment! votre peine, reprit-il , mais c'est la
cv- mienne. » Il me promit de revenir dans quelques
a jours. S'il tint parole, est-il besoin de le dire? »
Dans les divers monastères où l'attirait son zèle, le
P. Olivaint avait des soins particuliers pour les jeu-
nes novices. 11 n'épargnait rien pour les affermir dans
leur vocation et les initier aux pratiques de la vie
religieuse. Voici, par exemple, ce qu'on nous raconte
de ses visites au noviciat de Gonflans : « En entrant,
le P. Olivaint jetait un coup d'œil sur la statue de la
sainte Vierge, commençait l'instruction par un grand
signe de croix, « à la manière du P. de Ravignan, »
disait-on ; venait ensuite son invocation favorite :
CUAPITRE XV. ÎÎ05
Cor Jesu /ïagiJ.}is amore nosiri,... puis il s'entrete-
nait des vertus religieuses, quelquefois s'entlammaat
si fort que la petite table placée devant lui en res-
sentait le contre-coup. « Ah! j'ai bien fait du tapage
aujourd'hui; mais il est de certaines choses qu'il
faut faire entrer à tout prix. Une autrefois je serai
moins méchant. »
A mesure qu'on avançait dans la voie parfaite, le
P. Olivaint excitait à monter toujours plus haut, mais
sans brusquer jamais. Aimer Jésus-Christ davantage,
en embrassant plus courageusement la croix, telle
était, au fond, toute sa doctrine. « L'amour de
Jésus, disait'il, c'est la vocation : on aime ou l'on
n'aime pas. Ah! si on aime, quelle bonne vocation,
comme on avance! Vous aimez Notre-Seigneur? Gom
prenez donc le véritable amour : les âmes généreuses
regrettent, non pas de souffrir, mais de ne pas souf
frir davantage ! »
11 tenait compte néanmoins des sentiments légiti-
mes que la nature inspire et que la grâce purifie,
mais n'étouffe pas. A une religieuse dont l'ima-
gmation s'envolait parfois vers sa chère Bretagne,
il disait aimablement : « C'est vrai, il y a des
cœurs qui ont besoin de s'attacher non-seulement
aux personnes, mais aux choses, aux lieux eux-mê-
mes. On dit que dans votre pays le cœur tient par ses
fibres les plus délicates aux rochers et aux bruyères.
Payez-leur donc un tribut de regret : Dieu ne s'en of-
fense pas. Puis à travers ces déchirements de votre pau
vrecœur, sachez trouver Jésus. Oh! mon enfant, qui
lui est comparable? » Dans la lutte contre soi-même
396 PIERRE OLIVAINT.
il voulait qu'on apportai un joyeux entrain. Il l'inspi-
rait par son exemple. Un jour, il se plaignait de vio-
lentes douleurs de tête, et jamais peut-être les novi-
ces ne l'avaient vu de plus belle humeur. « Mais,
mon Père, lui dit l'une d'elles, vous ne devez pour-
tant pas avoir envie de rire? — Mon enfant, répliqua-
t-il, on a toujours à sa disposition le rire de Vexamen
particulier ! »
A quelqu'un qui ne connaissait pas bien encore
celte recette et pleurait en l'écoutant, le P. Olivaint
disait : « Allons, mon enfant, si saint Ignace était ici,
il vous dirait : Je veux vous voir rire. Réjouissez-vous
quand même d'avoir Jésus pour époux, de vivre dans
sa maison, de souffrir pour lui. Ne savez-vous donc
pas encore ce que c'est que d'aimer Jésus? Aimer,
ce n'est pas recevoir; c'est donner. On donne beau-
coup à Jésus si on l'aime; on l'aime beaucoup si l'on
donne de bon cœur. »
Avec quelle bonté il se prêtait aux désirs, aux
fantaisies innocentes d'âmes encore un peu faibles
qu'aurait déconcertées une rigueur intempestive ! Une
novice, le jour de sa prise d'habit, lui demanda de
parler, dans l'exhortation qu'il lui adressait, de tout
ce qu'elle avait aimé dans le monde et qu'elle quit-
tait.... Elle lui écrivit même le cadre de son dis-
cours, et le bon Père fit une délicate allocution en s'y
conformant de point en point.
Mais avec celte paternelle condescendance, comme
il savait maintenir dans le surnaturel et inspirer un
profond dégoût pour le monde, « ce pays des décen-
iions» I
CHAPITRE XV. 397
«Le monde! disait-il; on s'engage à son service,
sans savoir ce qu'il réserve à ses dévots ; on se lie
par des chaînes qu'il n'est plus permis de rompre,
sans se donner seulement le temps de penser à sa
vocation. Ah ! s'il y avait un noviciat pour le monde,
combien, après deux années, s'empresseraient de le
fuir ! C'est que le monde trompe, et que Jésus ne trompe
pas ! Ou plutôt, Jésus trompe aussi : car il donne
bien plus que l'âme n'avait espéré!...
« Mère chrétienne, qui versez des larmes parce que
Dieu prend votre enfant, pourriez-vous rêver pour
elle une alliance plus noble, plus élevée? Je ne dirai
pas que Jésus est digne d'elle, je dirai que vous de-
vez être étonnée, touchée, ravie qu'il ait trouvé digne
de lui votre enfant. Lorsqu'un jour vous sentirez
descendre sur votre maison des bénédictions nouvel-
les, songez qu'ici des cœurs d'enfants prient pour
vous et vous attirent ces grâces. »
En parlant des bénédictions répandues sur tant
d'âmes par le ministère du P. Olivaint, pourrions-
nous ne pas dire ce qu'il fit pour sa mère dont il
était devenu, par un touchant prodige de la grâce, le
ïjère dans l'ordre de la foi ?
Longtemps Mme Olivaint, trompée par sa douleur
avait refusé de comprendre que le sacrifice offert à
Dieu par son enfant, devait tourner à son propre
bien. Peu à peu cependant son âme apaisée s'ouvrit
à des sentiments meilleurs, et vint un jour où son
heureux fils put écrire à un ami : « Que je te dise la
consolation que me donne ma mère. C'est étonnant !
308 PIERRE OLIVAINT.
quel point la bénédiction de ma vocation est devenue
sensible en elle. »
Entraînée vers Dieu sur la trace de son fils, sem-
blable aux veuves vraiment veuves dont parle saint
Paul S elle menait, dans la retraite, une vie de
prière.
Un pieux asile s'étaitouvert devant elle au couvent
t/esOiseawaî.Là,ellerecevaitiesfréquentesvisitesdeson
cher fils. C'était le même échange d'affectueux témoi-
gnages qu'autrefois, entre le P. Olivaint et celle qu'il
appelait toujours « sa petite maman ». Le grave reli-
gieux, pour elle, redevenait enfant. Il se mettait, en
arrivant, à genoux devant elle, et présentait aux
baisers maternels son front et plus souvent sa ton-
sure. De part et d'autre, dans cette action naïve, il y
avait un acte de foi.
Un jour, au couvent des Oiseaux, eut lieu une cé-
rémonie touchante. Le P. Olivaint reçut sa mère au
nombre des enfants de Marie. Ne pouvait-il pas dire,
lui aussi, en comparant le passé au présent : « Quel
état et quel état! » On nous a conservé les paroles
prononcées en cette circonstance, avec une émotion
facile à comprendre : « L'amour de Jésus-Christ, dit-il,
a la vertu de rajeunir les cœurs, de confondre les
âges, en sorte que, parmi tant d'enfants de Marie ici
rassemblées, le cœur le plus jeune aux yeux de Dieu
est celui qui aime Dieu davantage ev le sert avec le
plus de simplicité. »
Les dernières années de Mme Olivaint s'écouKM^ent
1. I Tim., V, 3.
CHAPITRE XV. 309
paisibles et consolées. La Providence avait si bien
disposé toutes choses que la mère et le fils, sans rien
perdre du mérite de leur séparation volontaire, se
retrouvaient plus que jamais unis. Les liens du sang
s'étaient fortifiés d'un autre lien tout surnaturel,
depuis que la mère était devenue la fille spirituelle
de son fils. « Je vous bénis mille fois paternellement
et finalement en Notre-Seigneur. >> C'est ainsi que le
P. Olivaint avait coutume de conclure ses lettres.
Que de fois celte bénédiction tout ensemble filiale et
paternelle descendit sur le front de la veuve age-
nouillée humblement aux pieds de celui qui n'était
plus alors pour elle que le prêtre de Jésus-Christ!
Quand vint l'heure d'achever sa laborieuse car-
rière, tranquille et résignée, elle entendit son fils lui
annoncer la fin de l'exil et l'approche des joies éter-
nelles. Le P. Olivaint, qui l'avait constamment conso-
lée durant les ennuis et les douleurs d'une longue
maladie, était là, le cœur navré, au chevet de sa
chère mourante. Lui-même il voulut lui donner le
bon Dieu et lui administrer les derniers sacrements.
Il trouva dans son amour et dans sa foi, le courage
de lui suggérer la pensée de faire la généreuse
offrande de sa vie. Les larmes étaient dans tous les
yeux, et les témoins de cette touchante scène ne
savaient qu'admirer davantage de la résignation
chrétienne de la mère ou de la tendresse et de la
force d'âme du fils....
Quand le sacrifice fut consommé, le P. Olivaint
resta longtemps debout, immobile, les yeux fixés
sur cette chère dépouille. Une personne qui redoutait
400 PIERRE OLIVAINT.
pour lui les suites de cette muette douleur, crut bien
faire en provoquant ses larmes. « Ah! mon Père,
dit-elle, on ne perd sa mère qu'une fois!... » Le P.
Olivaint comprit l'intention délicate et répondit dou-
cement : ce Ne croyez pas, ma fille, que je me fasse
violence pour ne pas pleurer. » Et les larmes coulè-
rent de ses yeux en abondance.
Le surlendemain, jour qui semblait indiqué pour
les funérailles, devait avoir lieu l'assemblée des Dames
patronnesses de l'œuvre del'Enfant-Jésus. Toutes les
invitations étaient lancées, on voulut donner contre-
ordre. Le P. Olivaint s'y opposa formellement. «Non,
dit-il, je ferai cela pour ma mère. » La triste céré-
monie fut donc retardée, et le prêtre, triomphant de
la douleur du fils, parla en faveur des pauvres avec
une ferveur extraordinaire. Le jour suivant il prési-
dait lui-môme aux dernières prières*.
1. Voici le billet que le P. de Ponlevoy écrivit au P. Olivaint en
celte circonstance :
« Mon Révérend et bien cher Père,
« Pax Christi.
« Je viens de dire la sainte messe pour votre bonne mère : Amodo
jam dicit Spiritus ut requiescat.... Après avoir pieusement vécu, elle
a doucement passé, et le bon Dieu lui a donné comme une récom-
pense anticipée d'avoir un si bon fils près d'elle à la vie et à la mort
Et maintenant, c'est vrai, sur cette terre, vous ne pouvez plus dire :
ma mère^ sans nommer la Compagnie.
« En union de vos saints sacrifices,
« Servus et frater in Christo,
••Armand de Ponlevoy. S. J. »
il lévrier 1867.
CHAPITRE XVI
Conversion du maréchal Randon. — Sentiments du P. Olivaint
pour IKglise et le Pape. — La liberté de l'enseignement supé-
rieur.
Par prudence et par humilité, le P. Olivaint gardait
toujours un silence absolu sur les fruits consolants
de son apostolat. Il lui déplaisait de parler de lui-
même; il s'imposait, sur tout ce qui touchait les
autres, une réserve extrême: pour ces deux raisons,
nous perdrions presque partout la trace du bien qu'il
a fait, si la reconnaissance n'était venue, après sa
mort, en divulguer une partie.
Le peu que nous dirons fera soupçonner le reste.
Combien de chrétiens hésitants et faibles ce sage et
ferme directeur attacha pour jamais à la généreuse
pratique de leurs devoirs ! Combien d'âmes d'élite
auxquelles il apprit à mener une vie parfaite, au
milieu même du monde! Combien aussi de frères
séparés lui durent de passer des ténèbres de
l'hérésie à l'admirable lumière de la foi catholique I
402 PIERRE OLIVAINT.
La conversion du maréchal Randon fut, sans con-
tredit, pour le P. Olivaint, l'une des plus douces
consolations de son zèle, après avoir été, de longues
années, l'objet de sa persévérante sollicitude.
Issu d'une famille protestante^ le maréchal Ran-
don vécut longtemps dans la religion de ses pères,
sans que rien troublât sa bonne foi. Nature droite et
loyale, esprit élevé, cœur généreux et vaillant, il
allait à Dieu simplement et cherchait la vérité sans
arrière-pensée. Loin de nourrir aucune prévention
contre le catholicisme, il pencha peu à peu et comme
à son insu vers lui.
Gouverneur général de l'Algérie, il s'était intime-
ment lié avec le P. Brumauld, de la Compagnie de
Jésus, dont il favorisait de tout son pouvoir les fonda-
tions charitables et les essais de colonisation chré-
tienne ^ En retour, le zélé religieux faisait violence
au ciel, pour obtenir la conversion du maréchal ; il
s'était môme concerté avec quelques autres mission-
naires pour que, chaque jour, le saint Sacrifice fût
offert par l'un d'eux à cette intention.
On peut dire que l'âme qu'il s'agissait de sauver,
était naturellement catholique. Le maréchal saisis-
sait, en effet, toutes les occasions de témoigner son
î . Le maréchal comte Randon descendait d'une famille protestante
depuis longtemps établie à Gange, dans le département du Gard, où
elle existe encore. Il était né à Grenoble, le 25 mars 1795, et avait
pour oncles Raraave et le général Marchand. Ce fut sous les ordres de
ce dernier qu'il fil ses premières armes, comme volontaire, en 1812.
— Mémoires du maréchal Randon (Paris, 1875), t. I".
2. Mémoires, l, 472.
CHAPITRE XVI. 403
estime et sa vénération pour l'Église, son eu' te, ses
ministres. Ainsi il exigeait que l'aumônier des co-
lonnes expéditionnaires occupât toujours, à la table
del'état-major, la place d'honneur, « comme repré-
sentantla première autorité, celle de Dieu ». A Alger,
il se faisait un devoir d'assister aux splendides pro-
cessions de la Fête-Dieu, et d'y donner à tous l'exemple
d'un religieux respect.
Après la mort du P. Brumauld, le P. Oiivaint, par
ses prières et son action discrète, contir ^a l'œuvre
de cette conversion.
Longtemps il demeura invisible, comme l'ange
gardien, mais inspirant et dirigeant tout ce qui se
faisait en faveur du «c/ier séparé » ; c'est ainsi qu'il
se plaisait à nommer le maréchal.
On le tenait au courant des moindres progrès ; et
quelle était sa joie quand il apprenait, par exemple,
que le ministre de la guerre, encore protestant, avait
pris noblement la défense du Saint-Père, dans les
conseils du Gouvernement; qu'il avait, par une tou-
chante délicatesse, confié à Mme la comtesse Randon
le soin de veiller à l'entretien des chapelles dans les
forts de Paris; qu'il marquait pour la véritable Église
un attrait d'autant plus vif, qu'elle était plus violem-
ment attaquée. Au moment où le livre de M. Renan
faisait scandale, le maréchal formulait ainsi son
jugement sur cet odieux pamphlet : « En résumé, ce
livre aura eu pour résultat de rapprocher dans une
commune indignation deux religions qui au fond
(pensait-il) sont divisées par si peu.... Il faudrait de
ces deux religions n'en faire qu'une , prendre à
35
404 PIERRE OLIVAINT.
l'Église catholique son esprit de gouvernement et
son unité ; au protestantisme.... quoi? Je ne sais
trop... car après tout, c'est moins une religion qu'une
négation. » Il se montrait fatigué et comme honteux
des dissensions qui déchiraient la prétendue Réforme
et des contradictions doctrinales de ses ministres.
« Un pasteur prêchant en habit noir et en cravate blan-
che, disait-il, me faitrefl'et d'un colonel commandant
son régiment en habit bourgeois. »
Ces succès partiels présageaient dans un avenir
prochain la pleine victoire, et le P. Olivaint s'écriail :
« Oh! il faut que nous obtenions cette conversion! li
n'y a pas d'exemple qu'un souverain, un prince, ou
même un simple particulier ait servi l'Église, sans
recevoir de Dieu la récompense. Et le maréchal qui
a si généreusement défendu le Saint-Père n'en serait
pas récompensé par le don de la foi? »
C'était une allusion aux soins donnés par le maré-
chal Randon à la formation de la légion d'Anlibes,
dont il avait voulu choisir lui-même, un à un, tous
les officiers et la plupart des soldats*.
Enfin, un jour vint où le P. Olivaint put dire :
« La conversion du cher séparé est un fruit qui tient
encore à l'arbre et mûrit doucement ; mais nous le
cueillerons demain ou après-demain.... 11 ne faut
plus qu'une circonstance providentielle pour amener
le résultat définitif. »
Cette circonstance providentielle fut , comme il
1. On peut lire, dans les Mémoires du maréchal, la belle lettre qu'il
écrivit au colonel d'Aigy, commandant la légion d'Anlibes (t. II,
p. 124),
CHAPITRE XVI. 405
arrive le plus souvent, une cruelle épreuve. Le loyal
et fidèle serviteur de la France se vit tout à coup en
butte à d'injustes accusations et à d'indignes calom-
nies K
Au mois de janvier 1867, le maréchal disgracié
quitta le ministère de la guerre.
« Je ne puis pas m'empêcher de déplorer cette re-
traite, écrivit aussitôt le P. Olivaint. Le maréchal a
si noblement rempli sa mission, il a si généreuse-
ment défendu les intérêts de l'Église ! 11 sera bien
difficile de trouver un successeur aussi dévoué que
lui à tout bien; les hommes qui lui ressemblent
deviennent si rares! Cependant, tout en déplorant
cette retraite, je ne puis m'empêcher de me réjouir.
J'éprouve en ce moment une douce espérance. Il me
semble que l'heure approche où vous aurez la conso-
lation d'offrir à Notre-Seigneur cette chère àme tout
à fait conquise à la vérité par l'esprit, comme elle
l'est déjà par le cœur, ou plutôt conquise à la vérité
par la pratique de la foi, comme elle l'est déjà par le
cœur et l'esprit. Vous savez si je prie avec vous et si
tout mon dévouement vous est assuré, au besoin
dans cette œuvre ^ »
Retiré dans ses montagnes du Dauphiné, le maré-
chal consacra au recueillement et à la prière les
loisirs que lui faisait l'ingratitude des hommes.
Il surveifia lui-même la construction d'une cha-
1. On en trouvera la réfulation péremploire dans les Mémoires t. II
p. 204 et suiv.
2. Lett e à Mme la maréchale Handon, du 20 janvier 1867.
406 PIERRE OLIVAINT.
pelle bâtie auprès de son château de Saint-lsmier, et
au sommet de laquelle se dressa, par son ordre, une
grande croix. Le Dieu de l'Eucharistie vint y faire sa
demeure et remplir de ses bénédictions la maison de
son hôte. Sains domui huic hodie facta est, (Luc,
XIX, 9.)
Le maréchal se prêtait volontiers aux pieuses in-
dustries qu'on imaginait pour l'acheminer insensi-
blement vers le catholicisme. Tantôt, c'était une petite
médaille de la sainte Vierge qu'il consentait à porter
surlui j tantôt, laprière du soirqu'il faisait en famille
ou la messe à laquelle il assistait volontiers. Le P.
Olivaint répondait au message qui lui apportait ces tou-
chantes nouvelles: « Demain, jour de l'Exaltation delà
sainte Croix, je dirai la messe pour le cher séparé qui, le
matin, j'en suis sûr, se sera simplement, chrétienne-
ment, pieusement uni à vous pour entendre la messe
dans la petite chapelle et adorer avec vous le bon
Maître. Quelles influences vont s'échapper de ce ta-
bernacle pour avancer la conversion de cette chère
âme!... Oui, recourez plus que jamais à l'influence
directe de Notre-Seigneur dans l'Eucharistie : il s'ap-
prochera de lui par vous. »
Le jeune fils d'un autre maréchal de France allait
faire sa première communion. Il fut chargé d'avan-
cer, par sa pieuse intervention, l'heure ardemment
désirée. « Les enfants sont de bien puissants auxi-
liaires, disait à cette occasion le P. Olivaint; tirez du
cher petit dont vous me parlez toul le parti que vous
ofl"rira Notre-Seig.ieur.... Je craindrais un plus long
CHAPITRE XVI. 407
retard justifié par toutes les préoccupations de la vie
active, surtout si la guerre éclate'. »
Tant de prières ferventes touchèrent le cœur de
Dieu. Le vieux maréchal sentit la lumière se faire
dans son esprit, tous ses doutes se dissiper et un
mystérieux attrait le pousser dans le sein du catho-
licisme, n s'en ouvrit, avec sa franchise habituelle,
à celle qui n'avait vécu que pour lui obtenir ce bon-
heur. La mort, disait-il, approchait : ceux que réu-
nirait la même tombe, devaient avoir une même foi
ici-bas, afin de se retrouver ensemble dans une autre
vie.
ce Magnificat!... Te Dewm!... s'écria le P. Olivaint
avec transport. Voyez-vous que la sainte Eucharistie
a exercé sur lui sa toute-puissante influence! Je ne
saurais vous dire à quel point je partage votre joie. »
Peu de jours après, eut lieu la première entrevue
du maréchal avec celui qui depuis si longtemps s'in-
téressait à son âme. L'entente s'établit aussitôt. «Le
bon maréchal, écrivait son nouveau guide, a une
droiture et un mouvement du cœur qui me touchen*
profondément. »
Enfin, après que le noble vieillard eut été suffisam-
ment instruit du dogme catholique, le jour fut fixé
pour sa réconciliation avec la sainte Église. Le 2 2 dé-
cembre 1867, dans l'humble chapelle d'un orphelinat,
en présence du P. Olivaint et de deux témoins, le
maréchal déclara « reconnaître l'Église catholique
pour la seule véritable Église, faire profession de la
1, Lettre du 23 juillet 1867.
408 PIERRE OLIVAINT.
religion catholique, apostolique et romaine et re^
noncer à l'hérésie de Calvin. «
Depuis lors, il apporta au service de Dieu une fidé-
lité que le P. Olivaint appelait « militaire «.
« J'admire vraiment, écrivait-il, la grâce de Dieu
dans cette âme si droite; comme il prend simplement
les choses! »
Une particulière amitié unit jusqu'à la fin le prêtre
et le soldat.
Le 22 juillet 1870, le P. Olivaint adressait au ma-
réchal la lettre suivante.... « Laissez-moi, monsieur
le maréchal, vous témoigner le bonheur que j'ai res-
senti d'être auprès de vous l'instrument de la grâce
de Dieu. Je vous ai voué un attachement sincère et
profond. Je vous suivrai de cœur sur cette terre d'A-
frique ' où par votre esprit chrétien vous avez fait
tant de bien autrefois, où vous ferez bientôt, main-
tenant que vous êtes plus près de Dieu, plus de bien
encore. »
De son côté, le maréchal exprimait avec bonheur
sa reconnaissance au P. Olivaint « pour tous les se-
cours spirituels qu'il lui avait prodigués. Je vous prie
de croire, ajoutait-il, que je n'oublierai jamais ce que
je vous dois à ce sujet, car j'y trouverai une conso-
lation et un soutien dans les adversités dont la vie
est ici-bas parsemée, et une confiance bien grande
pour cette vie qui nous est réservée dans le ciel. «
Le maréchal entrevoyait le terme ; il l'atteignit
I. Le maréchal Randon, nommé de nouveau gouverneur général de
l'Algérie, fut contraint, prcsqu aussitôt, de résigner ces hautes fonc-
jions. {Mémoires, II, p. 31U.)
CHAPITRE XVI. 409
bientôt. « Oa! la patrie!... ses souffrances me tuent. »
Ce furent ses dernières paroles*.
o Atteint d'une cruelle maladie, sa vigoureuse orga-
nisation résistait au mal; mais il en survint un con-
tre lequel elle fut impuissante, ce fut le mal qui
frappa la France et dont nous souffrons encore.
Lorsqu'il vit les gloires de la patrie s'éclipser, la vie
l'abandonna et il rendit son âme à Dieu. Il est mort avec
le courage du soldat, avec la foi et la soumission du
chrétien. Il est mort après avoir reçu les sacrements
qui aident à faire le voyage de l'éternité. Il est mort
après s'être courbé avec amour et reconnaissance
sous la main du pontife suprême qui lui donna sa bé-
nédiction apostolique ^ »
Le P. Oiivaint n'apprit qu'au mois de février, par
les journaux, la mort de son illustre ami.
« Combien, écrivit-il aussitôt à Mme la maréchale
Randon, combien j'ai souffert avec le bon marécha
des malheurs de la patrie; je ne serais pas étonné
qu'il eût succombé à la douleur. ... Je prierai bien pour
son âme. Ayez confiance. Il était si droit; il avait un
amour si généreux du bien !... Comme je vous serais
reconnaissant de me donner quelques détails sur la
fin du bon maréchal ! Ah! que d'angoisses en ces tris-
tes jours! Comme on a besoin de savoir ce que sont
devenus tous ceux dont on garde les noms dans son
cœur ! Comme on se sent pressé de regarder le ciel I
L'espérance et la consolation ne sont que là * ! »
1. Il mourut le 13 janvier 1871.
2. Discours de Mgr Bernardou, archevêque de Sens.
3. 10 février 1871.
410 PIERRE OLIVAINT.
Le zèle ardent et prudent que le P. Olivaint avait
déployé pour procurer le retour du maréchal Randcji
à la foi catholique, éclatait en toute rencontre, mais
plus que jamais, quand les grands intérêts de l'Église,
les droits du vicaire de Jésus-Christ, la liberté des
consciences catholiques étaient enjeu.
Il professait, pour l'Église et le Pape, un dévoue-
ment absolu, un amour sans bornes ; son cœur res-
sentait profondément chaque nouvel outrage qui
leur était fait, et rien ne lui eût coûté, fût-ce même
le sacrifice de la vie, pour abréger leurs épreuves '.
Il admirait dans Pie IX la mansuétude et la pa-
tience unies à une invincible intrépidité. « C'est un
beau spectacle, disait-il au sujet de l'encyclique
Quanta cura, que de voir ce vieillard seul, abandonné,
souvent trahi, menacé par les passions révolution-
naires, élever la voix sans crainte, pour rappeler au
monde qu'il s'égare, quand il ne place pas avant tous
les intérêts, les intérêts de Dieu. »
A la nouvelle de Mentana, il ne put retenir un cri
d'enthousiasme. « Quels événements, répétait-il à ses
chers jeunes gens, quels événements! Sommes-nous
donc revenus tout à coup au temps des croisades?
N'est-ce pas une sorte de poëme épique, mes amis,
qui se déroule sous nos yeux, plus grand, plus beau
que les poëmes rêvés par les Homère et les Vir-
gile? On croyait n'avoir rien fait, et voilà une mer-
veille. On se plaignait qu'à notre époque il n'y eût
1.... * Prêta mourir pour l'Église, le Souverain Pontife, la Compa-
gnie » {Journal des Retraites, retraite de 1870, t. II. p. 337.)
CHAPITRE XVÎ. 411
plus de caractère ; et voilà de braves jeunes gens qui
versent leur sang pour Dieu !
« Est-ce donc que je veux vous engager à vous faire
jouaves? Ah! si quelques-uns se sentent appelés, si
quelques-uns sont libres de répondre sans manquer
à aucun devoir, il est temps encore. A tous les autres
je dirai: Si vous ne pouvez être zouaves à Rome,
soyez zouaves à Paris ; défendez l'Église, sinon par
l'épée, du moins par la parole, par la plume, par
l'exemple; à l'œuvre pour ce bon combat! Soyez
la réserve, prête à courir aux armes, et comme la
landwehr de Dieu ! »
C'est vers Rome qu'il voulait qu'on eût sans cesse
les yeux tournés. « Attendue ad Petramundeexcisi es-
tis\ disait-il à ceux qui l'interrogaieiit sur la défini-
tion de l'infaillibilité pontificale et s'en inquiétaient
parce qu'ils ne la comprenaient pas. Affermissez -vous
bien sur ce roc inébranlable; attachez-vous bien au
Pape. C'est à ce signe qu'on reconnaît les vrais en-
fants de l'Église. C'est sur ce point que se concen-
trent toutes les discussions théologiques et même
tous les débats politiques. C'est par là que commen-
cent les défections. Beaucoup, hélas ! prennent le
change; il est de nouveaux gallicans qui se préten-
dent plus clairvoyants que le Pape et les évêques :
attendue ad Petram.... Soyez catholiques comme le
Pape. »
Mais il ajoutait: « Ne soyez pas plus catholiques que
lui, c'est-à-dire ni concession ni exagération. L'une et
1, Isaïe, Li, 1.
36
412 PIERRE OLIVAINT.
Tautre sont également funestes. L'exagération ne
vaut jamais rien, qu'elle porte sur les principes eux-
mêmes, ou sur les applications pratiques, ou sur les
procédés de polémique. Elle nuit à la vérité, elle la
fausse; elle empêche ses adversaires de la reconnaître
et de l'accepter ; elle justifie en partie les oppositions
ou du moins leur fournit un prétexte ; elle porte à
exagérer en sens contraire. Imitez Rome dans son es-
prit de modération, Rome inaccessible h toute con-
cession coupable, comme à toute exagération. Ah !
sans doute, point de respect humain, point de lâcheté ;
un saint enthousiasme pour la foi, une ardeur mili-
tante à la défendre; mais, d'autre part, pas de Don
Quichotisme, pas de chauvinisme catholique : évitez
la violence et gardez la vérité dans la charité. »
Tels étaient les sages conseils que le P. Olivaintne
cessait de donner. Certes son caractère était trop for-
tement trempé, pour qu'il fût possible de le soup-
çonner un instant de timidité et de faiblesse; mais
c'est précisément parce qu'il était vraiment fort, qu'il
gardait, au milieu du trouble des esprits, la mesure,
la sérénité et la pleine possession de lui-même.
Quand fut inauguré, en 1867, le grand mouvement
catholique qui devait aboutir à la conquête de la li-
berté de l'enseignement supérieur, le P. Olivaint
n'hésita pas, malgré les accablantes occupations de
son ministère, à prêter son concours aux hommes
généreux qui se dévouaient à cette utile et noble en-
treprise.
Il fut, dès l'origine, un des membres les plus ac-
tifs de la Société générale d'éducation et d'enseigne-
CHAPITRE XVI. 413
ment; et dans l'assemblée générale annuelle du 12
février 1869, il présenta lui-même un rapport sur les
travaux de l'œuvre naissante.
Dans ce discours vivement applaudi, il conviait
« les catholiques de toutes les nuances, en dehors des
opinions politiques et des questions controversées,
à une action commune pour la défense de la foi,
des principes conservateurs et de la liberté de l'en-
seignement.
« Ce rapprochement, cette union des catholiques
de toutes nuances, disait-il, n'est-ce pas aujourd'hui
une des choses les plus désirables, les plus nécessai-
res? Gomment! nos adversaires saventsi bien oublier
leurs querelles, et de personnes, et de doctrines, et
d'intérêts même, pour s'unir contre l'Église catholi-
que qu'ils regardent comme leur grande ennemie; ils
dirigent contre elle en ce moment un suprême ef-
fort,ilsattaquent de toute part cette place confiéeà notre
garde! Et nous, catholiques, nous ne saurions pas en-
core laisser dormir un instant les questions qui nous
séparent; nous passerions notre temps à tirer les uns
sur les autres ! Mais ce serait un scandale, une honte,
je dirais presque une trahison, puisque de cette ma-
nière nous rendrions la défaite de notre cause inévi-
table. Nos adversaires sont bien assez forts: ce n'est
pas à nous, par nos divisions, de leur venir en aide 1
Ah ! si nous nous tenions unis, que nous serions
forts! »
Et il concluait par ces paroles que ravenir devait
promptement vérifier : A l'œuvre, Messieurs I Laissons
nosdivisionsintestines.Unissons-nous fraternellement
414 PIERRE OLIVAINT.
pour la défensedela foi commune. On a dit après 1850:
a II estplus à craindre que les catlioliques ne manquent
« à la liberté que la liberté ne manque aux catholi-
« ques. » Ce serait manquer à la liberté conquise, à
la liberté promise, de ne pas rivaliser au moins de
zèle avec nos adversaires. Oui, ce serait manquer à
la liberté; mais aussi ce serait manquer en même
temps à l'autorité elle-même, aux principes sacrés
sur lesquels la société repose, à la patrie, à la famille,
à l'Église.... Défions-nous de ceux qui désespèrent.
L'édifice de 1850 aura son couronnement, et sur son
frontispice resteront gravés les noms de ceux qui se
seront dévoués à cette œuvre généreuse. »
Parmi ces noms gravés sur le frontispice, n'est-il
pas juste d'écrire, à une place d'honneur^ le nom
du P, Olivaintî
CHAPITRE XVII
Le siège de Paris. — La Commune.
Les dernières années qui précédèrent les doulou-
reux événements de 1870, furent signalées par la
recrudescence des passions révolutionnaires et anti-
religieuses. L'Église, les congrégations, les jésuites,
dénoncés à la tribune du Sénat et du Corps législatif,
redevinrent le thème habituel des déclamateurs de
clubs et des journalistes de faubourgs; le dévergon-
dage des idées fomentait le désordre et préparait
l'émeute.
Le P. Olivaint suivait d'un regard attristé les pro-
grès du mal. La faiblesse du pouvoir en face des
manifestations démagogiques, l'apathie des bons,
leurs divisions intestines lui faisaient prévoir, à
courte échéance, la catastrophe; mais ce qui l'in-
quiétait plus que la violence des ennemis de l'ordre
social, c'était la timidité de ceux qui auraient dû le
défendre. Les catholiques eux-mêmes, à les considé-
rer en général, ne lui paraissaient pas déployer un
36*
416 PIERRE OLIVAINT.
courage égal au péril. Nous trouvons, dans ses notes,
cette plainte énergiquement exprimée : ^c Coiiduite
des catholiques, — Gomme ils s'eilacent, au lieu de
s'affirmer! comme ils se trahissent, au lieu de se
soutenir ! comme ils se retirent, au lieu de s'avancer !
comme, seuls, ils font des concessions! comme ils
exaltent leurs adversaires et rabaissent leurs défen-
seurs ! comme chacun prétend avoir exclusivement
l'Église pour soi et lutte contre les autres !... «
Le profond chagrin qu'il éprouvait à ce spectacle
était, grâce à Dieu, adouci par le zèle et la générosité
que plusieurs déployaient au service de la religion et
du pays. Il était heureux, par exemple, quand quel-
ques-uns de ses enfants, au club du Pré-aux-Clercs
ou du Vieux-Chêne, avaient affronté bravement la
colère ou les sarcasmes d*un auditoire hostile pour
défendre la vérité et venger l'honneur de l'Église.
En voyant se multipher les attaques contre la
Compagnie de Jésus, le P. Olivaint se dit que l'heure
était venue de souffrir sans faiblesse la persécution
dont le mystérieux attrait avait naguère décidé de
sa vie. Il ne cessa de conseiller la résistance par
toutes les voies légales, mais sans se faire illusion
sur le résultat; il savait qu'en temps de révolution
la loi n'est plus qu'un vain mot. Tout son espoir
était en Dieu : « Nous retiendrons sur nous et sur V
nos œuvres la bénédiction d'en haut, écrivait-il dans
un mémoire adressé au P. Provincial, si nous som-
mes vraiment religieux, religieux avant tout. Devant
la loi, c'est le citoyen qui sauve le religieux; mais,
dans la pratique et devant Dieu, il est bien plus vrai
CHAPITRE XVII. 417
de dire que c'est le religieux, par sa fidélité, qui
sauve le citoyen ou plutôt qui se sauve lui-même. »
Au moment où la déclaration de guerre jetait tous
les esprits dans l'agitation et l'inquiétude, le P. Oli-
vaint sentit le besoin de se recueillir. Le l"août 1870,
il se mit en retraite, pour se disposer à la passion
qui était proche. Toutes ses méditations et tous ses
efforts tendirent à bien établir en lui le règne du Saint-
Esprit par la pureté du cœur; il prit pour dernier
mot d'ordre : « Aimer ^ cest souffrir , ^^ et se déclara
« prêt à mourir pour l'Église, le Souverain Pontife,
la Compagnie.... »> Il sortit de la solitude pour appren-
dre nos désastres à Wissembourg, à Wœrth, à For-
bach, et ce qui lui parut plus humiliant que toutes
nos défaites, l'abandon de Rome! Ce fut pour lui
l'annonce des plus grands malheurs, auxquels de-
puis longtemps il s'attendait. Dans les premiers
jours de janvier 1870, il avait dit : « La persécution
esta nos portes; elle sera terrible. » Et comme la
personne à laquelle il adressait ces paroles semblait
douter de l'imminence du péril, il reprit avec ani-
mation : (< Mon enfant, nous traverserons un bain de
sangK »
« Le 11 août 1870, raconte M. le docteur H. G***,
partant avec mon ambulance pour l'armée du Rhin,
j'allai faire mes adieux au P. Olivaint, à la maison
de la rue de Sèvres. En me reconduisant, il me prit
la main et me dit : « Vous avez raison de porter se-
cours à nos blessés; vous allez au-devant du danger
1. Lettre de Mme la baronne Duchaussoy, du 21 août 1875.
418 PIERRE OLIVAINT.
et je VOUS approuve. Mais vous ne serez pas des plus
exposés. La guerre a été follement engagée, nous
sommes battus, et nous le serons encore. Profitant
de l'impuissance du pouvoir, le parti radical, qui
déjà s'agite, provoquera dans Paris un terrible bou-
leversement. On s'attaquera aux maisons religieuses,
on commencera par les nôtres, on viendra ici même.
On nous trouvera tous, chacun à son poste, moi
comme les autres, bien entendu. Ce que nous devien-
drons l'avenir vous l'apprendra. »
Peu de jours après, le P. Olivaint confiait au P. de
Ponlevoy son jugement sur la situation : « Nous
sommes tranquilles pour le moment. Mais la répu-
blique rouge s'organise à côté de la tricolore. On voit
sur les murs les avis de deux gouvernements, si l'on
peut parler ainsi. Que la sociale l'emporte un instant,
et nous savons d'avance notre sort. »
La prévision de cet avenir, loin de l'intimider,
excitait son courage. « Que fera de nous la Révolu-
tion? écrivait-il^; confiance! courage! Nous sommes
prêts à tout, et nous tâcherons de nous mettre au
niveau des circonstances, ad major em Dei glorîamf »
Si, dans son patriotisme, il se faisait quelque illu-
sion sur les chances de la lutte contre l'Allemagne,
il n'en avait aucune au sujet des menées criminelles
de la Révolution. « Gomme vous voyez tout en noir!
disait-il dans une autre lettre^; je suis bien loin de
juger comme vous. Non, non, tout n'est pas perdu.
1. Lettre du 11 septembre 1870 à Mme la marquise de Contades.
2. Lettre du même jour à Mme la marquise do Sainte-Marie d'Ai-
^neau.
CHAPITRE XVII. 419
Les Prussiens seront repoussés et je ne serais pas
étonné même qu'ils dussent renoncer au siège de
Paris. Mais la Révolution se lèvera probablement
quand les Prussiens disparaîtront. A la Providence!
11 me semble que le Seigneur est en train de relever
la France par ses humiliations même ; il a fait gué-
rissables les nations de la terre, selon la parole de
l'Ecriture, et je m'obstine à espérer qu'ils nous gué-
rira. »
En tous cas, il était dès lors énergiquement résolu
à ne céder ni à la peur, ni même à la violence. « Je
vous suis bien reconnaissant, ajouta-t-il, de m'offrir
à tout événement un asile. Certes, j'irais avec une
grande confiance sous votre toit, et ce serait pour
moi une vraie consolation, si jamais la Providence
m'obligeait à partir. Mais je ne vois pas comment
cela pourrait arriver, à moins d'un décret de bannis-
sement dont les gendarmes assureraient l'exécution.
Autrement, que nous ayons affaire à la Révolution
ou aux Prussiens, les âmes dans de tels dangers ont
plus que jamais besoin de secours, et vous pensez
bien que nous saurons rester à notre poste. »
Dans toutes ses lettres, il tient ce même langage.
« Pour moi, écrit-il à Mme la maréchale Randon*,
pour moi, je ne quitte pas Paris : à tout événement
je dois rester à mon poste, et pour nos Pères, et pour
les chères âmes. » — «Vous le pensez bien, répète-
t-il encore 2, je ne songe pas à fuir. Que deviendraient
1. 18 août 1870.
2. Lettre du 11 septembre 1870 à Mme la marquise de Gontades.
420 PIERRE OLIVAINT.
les pauvres âmes, si ceux que Dieu charge de les
soutenir, les abandonnaient au milieu de telles épreu-
ves ? Quand les gendarmes me feront sortir par la
porte, en attendant que je puisse rentrer par la fe-
nêtre, je verrai s'il y a moyen de visiter votre chère
demeure. »
Au milieu de ces graves préoccupations, le P. Oli-
vaint ne perdait rien de son généreux entrain et de
sa merveilleuse activité. Dès le 26 août 1870, il org'*-
nisait une vaste ambulance dans la maison de la rue
de Sèvres, et assignait à chaque Père un poste d'au-
mônier et un poste d'infirmier à chaque Frère. Il
fallut vaincre d'étranges résistances pour obtenir la
faveur de se dévouer au service de nos braves soldats.
Une fois ces obstacles surmontés, le P. Olivaint s'oc-
cupa d'un projet qu'il semble avoir eu grandement
à cœur. Il s'agissait d'établir un Orphelinat pour les
victimes de la guerre. « Une œuvre de ce genre, dit-il S
si utile en elle-même et qui n'a rien de contraire à
notre institut, serait certainement bien accueillie. Je
la placerais dans un autre quartier, du côté de Saint-
Philippe du Roule.... Auprès de cette œuvre peut-être
un externat s'établirait. Dans les temps de révolution
surtout, ceux-là seuls réussissent qui savent oser et
prévoir. »
Le P. Olivaint a vu, du haut du ciel, se réaliser
son pieux dessein. Le vénérable successeur de l'ar-
chevêque martyr a recueilli les orphelins de la guerre,
et sur la rive droite de la Seine s'est élevé l'externat
1. Lettre du 11 septembre 1870 au R. P. de Ponlevoy,
CHAPITRE XVII. 421
de Saint-Ignace qui réunit déjà plus de sept cents
enfants.
L'investissement de Paris se complétait peu à peu ;
la grande ville allait se trouver séparée du reste
du monde. « Les Prussiens sont près d'ici, écrit le
P. Olivaint dans une lettre qui parvint, à travers
mille obstacles, jusqu'en Pologne^; quelle affreuse
guerre ! Et si nous n'avions que les Prussiens à com-
battre ! mais la Révolution se dresse devant nous. A
Lyon flotte le drapeau rouge ; un certain nombre de
nos Pères sont en prison. A Paris, les rouges sont
encore contenus. Cependant plusieurs tentatives ont
été faites. Notre collège de Vaugirard, pour sa part,
a été attaqué deux fois ^ J'ai eu, moi, ici, une petite
émeute. Mais que Notre-Seigneur est bon! On ne le
voit jamais mieux que dans des temps semblables.
Nous avons été remarquablement protégés \ Après
1 . Lettre du 14 septembre à Mme la comtesse Laniewska.
2. M. le comte de Kératry, préfet de police, averti du danger que
courait le collège de Vaugirard, s'empressa de prendre des mesures
pour le protéger. Le P. Olivaint l'en remercia aussitôt par une lettre
que M. de Kératry a insérée dans son livre : Le 4 septembre et le gou-
vernement de la défense nationale, p. 227. — A ce sujet, le P. Oli-
vaint écrivit au P. de Ponlevoy (14 septembre) : « J'ai remercié le
préfet de police de ce qu'il a fait en nous protégeant... Ainsi M. de
Kératry devient notre défenseur!... J'ai signé carrément supérieur
des Pères jésuites. Ils savent assez déjà ce que nous sommes, et je
crois préférable, quelles que soient les difficultés, de ne pas avoir
peur de le dire nettement au nom de la liberté, y — Le P. de Ponlevoy
répondit : « Vous avez bien fait de remercier : la politesse et la gra-
titude ne gâtent rien. Si l'on savait combien nous avons à cœur, avec
la cause divine, la chose publique ! Tâchons, en faisant nos preuves,
de le montrer à Dieu et aux hommes. Le dévouement et la charité sont
d'ailleurs le plus sûr de tous les paratonnerres. "
3. Voici comment le P. Olivaint raconte l'événement auquel il fait
422 PIERRE OLIVAINT.
tout, nous ne demandons pas mieux que de souffrir
pour ramener la bénédiction de Dieu sur notre pauvre
pays. Non, nous ne savions pas nous-mêmes à quel
point la France était malade ! Mais Dieu a fait guéris-
sables les nations de la terre, pourvu cependant
qu'elles veuillent guérir. Ah 1 si votre chère Pologne
avait voulu ! Et notre France voudra-t-elle? Com-
prendra-t-elle que tout est perdu si elle ne revient à
Dieu, si elle ne retourne à la foi catholique, si elle ne
renonce à cette corruption de mœurs et de doctrines
qui sont au fond la vraie cause de ses malheurs?
Prions, prions, et en attendant des jours meilleurs,
si jamais ils doivent luire, sachons nous dévouer
pour les âmes et faire notre devoir. Il y a eu à Paris
une grande débandade; à l'approche du siège, des
multitudes ont pris la fuite; tous ceux que des rai-
ici allusion. « Hier, nous avons eu notre petite alerte. Une méchante
fille de quinze ans, qui vient mendier ou voler dans notre église, a été
mise à la porte par Xavier (un des sacristains). Alors elle s'est avisée
de crier dans la rue qu'on l'avait battue, qu'on l'avait jetée dans une
prison toute noire.... La foule s'assemblait et prenait fait et cause pour
elle. Je suis arrivé, et j'ai cru que la soutane ne servirait qu'à exciter
les colères. Je suis donc resté en observation, attendant le moment où
l'église serait envahie. Heureusement Notre-Seigneur a détourné le
coup. Notre serrurier qui passait, a empoigné la misérable et, à l'aide
de deux mobiles, il l'a menée je ne sais où ; la foule alors s'est écoulée
et nous n'avons plus rien eu à craindre. Dieu est fidèle I Croyez, mon
révérend Père, que nous comptons bien sur lui, et que nous ne sommes'
pas déconcertés le moins du monde. Si amhulavero in mcdio umhr.r
mortis, non timebo mala, quoniam tu mecum es. ■» (Lettre au P. de
Ponlevoy, 11 septembre 1870.) — Le P. Olivaint s"était demandé si le
moment était venu.... Le danger passé, il prit néanmoins la précau-
tion de se jeter sur son lit tout habillé, ne voulant pas être surpris. Le
lendemain, faisant le récit de ce qui s'était passé, il répéta encore :
Ce rCétait pas encore le moment.
CHAPITRE XVII. 423
sons de force majeure ne retenaient pas ont déguerpi.
Nous avons, nous, renvoyé nos jeunes gens et nos
inlirmes, et nous restons au poste pour soutenir les
courages et panser toutes les blessures, pour récon-
cilier les mourants avec le Seigneur et leur ouvrii
le ciel. Nous avons une ambulance dans chacune de
nos maisons. De plus, nous logeons des mobiles.
Nous avons des aumôniers aux fortifications et aux
avant-postes. Nous faisons pour la patrie tout ce
qui dépend de nous. Quant au danger, grâce à Dieu,
nous n'y pensons pas. Je bénis Notre-Seigneur des
dispositions calmes et généreuses de tous ceux qui
m'entourent. Le canon va gronder, les bombes et les
obus vont pleuvoir.... A la bonne Providence! Ahl
mieux vaut mourir que de voir plus longtemps le
triomphe de l'erreur et de l'iniquité sur la terre, mais
il faut bien mourir, et quelle plus heureuse mort que
de succomber dans le dévouement au service du bien,
de la vérité, de l'Église et de Dieu !...
« Après la tempête, nous aurons des jours meil-
leurs. C'est la justice de Dieu qui passe; bientôt nous
sentirons les effets de sa miséricorde. Écrivez-moi
bientôt et dites-moi que vous avez trouvé le secret
de ne plus jamais pécher contre l'espérance, et que
cette douce vertu soutient votre âme et votre corps
même. »
Le P. Olivaint aurait ardemment désiré prendre
pour lui, selon sa coutume, le ministère le plus pé-
nible et suivre nos soldats sur le champ de bataille.
« Nos Pères se dispersent dans toutes les directions
pour relever les blessés avec un zèle bie^n édifiant,
37
424 PIERRE OLIVAINT.
mandait-il le 21 septembre au P. Provincial. On se-
rait vexé de rester là, si le vrai poste de Dieu n'était
pas celui de l'obéissance. » Il n'était pas oisif; son
zèle était plus entreprenant que jamais. «La guerre
prêche, « disait-il, et il constatait avec joie « un mou-
vement de retour à Dieu pour bien des âmes ^ » Ce
qu'il passe sous silence, ce sont les épreuves physi-
ques et morales de ces tristes jours, du moins en
tant qu'il s'agit de ses souffrances personnelles.
« C'est, dit-il 2, la monotonie de l'état de siège, du
froid, des privations, de la fatigue; mais, en vérité,
si nous nous comparons à cette multitude qui nous
environne, nous avons bien peu à souffrir. Comme
nous souffririons volontiers davantage, si le salut
devait venir par là ! Ah ! si les âmes se tournaient
davantage vers Dieu! «
« La bonne Providence nous protège d'une manière
manifeste. Elle a pour nous, ici particulièrement,
pour cette question matérielle devenue passablement
difficile, toutes sortes d'attentions touchantes. L'autre
jour, les larmes m'en venaient aux yeux de recon-
naissance. Sachez bien que nous ne sommes pas du
tout au découragement, pas même à Tinquiétude :
ce serait vraiment faire injure à Notre-Seigneur '. »
Le 11 janvier, au lendemain du combat de Buzenval,
il exprima avec plus d'énergie encore ce même sen-
timent : « Nous serions bien ingrats, si nous n'étiona
1. 14 octobre.
2. 29 décembre.
i. 26 novembre.
CHAPITRE XVII. 425
prêts à tout dévouement et à une inconfusible con-
fiance. »
Enfin, ce long siège s'acheva dans l'humiliation de
la défaite. En jetant un regard en arrière, le P. Oli-
vaint éprouvait, avant tout, un sentiment de recon-
naissance. « Qu'il fait bon mettre toute sa confiance
en Dieu ! écrivait-il ; nous avons été l'objet d'une
providence toute particulière. Sans doute, nous avons
eu notre part d'épreuves, cela était juste; mais en
vérité, nous n'avons pas trop souffert. Trois de nos
Pères ont été blessés sur les champs de bataille, mais
légèrement. Les obus ont sifflé sur Vaugirard, la rue
de Sèvres, la rue des Postes : c'était un assez vilain
concert ; je ne sais pas pourquoi on vante la musique
allemande; mais personne de nous n'a été atteint.
Quelques murs ont été percés, un énorme éclat
d'obus s'est arrêté dans la tribune de notre église,
juste au-dessus du saint Sacrement; on eût dit qu'il
n'était venu là que pour saluer le maître. Je dois
avouer, pour toucher un autre point, que nous n'a-
vons pas vécu certainement dans l'abondance ! Quel-
ques-uns sont un peu plus maigres qu'auparavant;
quelques autres, tombant de fatigue, sont en train
de se refaire. Cependant, l'état sanitaire est en géné-
ral assez bon. Donc, bénissons Dieu et préparons -
nous à le mieux servir, car il y aura bientôt beaucoup
à faire : noble carrière pour ceux qui aiment le dé-
vouement et vivent par le cœur * ! »
A un ancien élève de Vaugirard, impatient d'avoir
1- Lettre du 10 février 1871
426 PIERRE OLTVAINT.
de ses nouvelles, il disait : « Non, mon bien cher en-
fant, je ne suis pas mort et je vous aime toujours.
Et Vaugirard n'est pas mort non plus, malgré les
obus qui pleuvaient dans toute la plaine. Un seul
projectile a touché les murs; la petite chapelle de
la nouvelle infirmerie a été saccagée. Dans He parc,
les allées sont labourées, mais cette semence prus-
sienne ne poussera pas. Les externes n'ont pas cessé
de venir pendant le siège, excepté quand les obus
s'opposaient à leur passage. Les internes rentrent
maintenant; bientôt il n'y aura plus qu'un souvenir!
Aux Moulineaux, les Prussiens étaient dans le bois
et les Français dans la maison. Les Moulineaux ont
échappé comme le reste. Voyez la protection de
Dieu M »
Cette pensée de filiale confiance en Notre-Seigneur
se mêle à tout ce qu'il écrit. « Rassurez-vous sur
notre sort, mandait-il à une personne inquiète à son
sujet^ ; la divine Providence nous a miraculeusement
gardés au milieu des douloureuses péripéties de ces
effroyables jours. Malgré les rouges et les Prussiens,
malgré les privations et les obus, il n'est pas tombé
un seul cheveu de notre tête, car le Seigneur ne l'a
pas permis. De toutes les communautés de la rive
gauche qui se trouvaient, comme nos trois maisons,
dans le tir pendant le bombardement, et sur les-
quelles, par conséquent, pleuvaient les obus, je n'ai
entendu parler que d'une seule religieuse qui ait été
1. LeUre àiM. Franco Doria.
2. Lettre du 26 février 187 1^ à Mme Cabat.
CHAPITRE XVll. 427
frappée, encore assure-t-on que la bonne Sœur avait
demandé à Dieu cette blessure comme une grâce.
Les fatigues n'ont pas manqué; bon nombre d'entre
nous, et moi tout le premier, sommes un peu comme
des hommes épuisés qui ont besoin de se refaire; nous
allons nous décarêmer en carême. Bientôt il n'y pa-
raîtra plus. Ah! s'il pouvait en être ainsi de notre
pauvre France! Si elle voulait, si elle savait com-
prendre la cause de ses malheurs! Si, désavouant
son impiété sociale, elle revenait à Dieu pour rentrer
dans sa vieille mission de nation catholique, armée
du glaive, comme un chevalier, pour la défense de
la sainte Église, ah! comme elle se relèverait....
Pauvre France ! comment espérer que le voile épais
du mensonge tombe enfin? »
Et, dans une autre lettre*, résumant d'un mot ses
impressions, il garderait, disait-il, de tous ces évé-
nements, « un souvenir mêlé de consolation et de
tristesse : tristesse, en pensant à tant de victimes ;
consolation, en pensant à tant d'âmes qui s'étaient
rapprochées de Dieu. »
Il était loin cependant de croire que tout fût ter-
miné; l'avenir lui apparaissait bieti sombre. « On
dort ici comme aux bords de l'Océan, écrit-il quel-
ques jours avant l'insurrection de la Commune % sa-
chant bien que l'on peut être réveillé à chaque in-
stant par la tempête; mais on dort... et le Seigneur
garde et Marie étend les mains.... Confiance I »
1. 17 mars.
1, b mars.
428 PIERRE OLIVAINT.
ce Remerciez avec nous Notre-Seigneur qui nous a
si bien gardés et qui nous garde encore, écrivait-il
ce même jour à un Père de la Compagnie. Les rouges
sont toujours là qui rugissent; humainement par-
lant, la position est vraiment critique. La guerre
civile peut éclater à chaque instant. Les insurgés ont
des batteries de canons et de mitrailleuses braquées
sur les hauteurs de Belleville et de Montmartre. Mais
Notre-Seigneur est là. C'est un vrai miracle de sa
miséricorde que ces misérables ne soient pas deve-
nus maîtres de tout pendant le siège : il est bien cer-
tain que le gouvernement ne les arrêtait pas. Une
force mystérieuse, à leur grand étonnement, la main
même de Dieu les a contenus et les contient encore.
Nous comptons de plus en plus sur le secours de
Notre-Seigneur, »
Pour l'obtenir sûrement, le P. Olivaint réclame
l'intercession des Saints au ciel et des âmes pures sur
la terre. Parlant d'une religieuse du Carmel : « Il ne
fallait pas, dit-il, qu'elle quittât Paris. Où donc, au
milieu de si cruelles épreuves, où donc eût été la
protection et l'expiation pour cette ville coupable, si
les anges du sanctuaire avaient fui? Ne lui parlez
pas de partir maintenant. Autant que jamais on a
besoin que les prières et les pénitences de la sainte
Montagne du Carmel détournent le tonnerre attiré par
les hauteurs impies de Montmartre et de Belleville. »
L'horrible assassinat du malheureux Vinccnzini
(26 février), le meurtre des généraux Lecomte et Clé-
ment Thomas (18 mars), la fusillade de la place Ven-
dôme (22 mars) servirent de prélude aux atrocités
CHAPITRE XVII. ^129
d^Qi les hommes de la Commune allaient se rendre
coupables. C'est dans cette inutile manifestation de la
paix que tomba, victime de son courage, un des en-
fants les plus aimés du P. Olivaint.
Faul Odelin, lieutenant au 16" bataillon de la garde
moDile de la Seine, avait, durant le siège, fait chré-
tiennement son devoir. Ce vaillant jeune homme avait
toujours rêvé quelque beau dévouement. En 1867, il
avait voulu s'engager aux zouaves pontificaux : « Si
je meurs, disait-il, je serai martyr, j'irai au ciel tout
droit; c'est la mort qui me convient, à moi; il faut
que ce soit court et bon. » Pendant la guerre, son-
geant à l'avenir, il entrevoyait la possibihté d'un
complet sacrifice de lui-même à Dieu. « Mon cœur,
écrivail-il, déborde du besoin de se donner entière-
ment et sans récompense ici-bas. » Dieu l'exauça;
selon le vœu du généreux enfant, ce fut court et
bon
Le mercredi 22 mars, il marchait donc auprès du
arapeau, au premier rang, en uniforme. Épargné par
la première décharge, Paul reprocha énergiquement
aux fédérés leur indigne guet-apens, et tomba frappé
par une balle en pleine poitrine. A cette douloureuse
htjuvelle, le P. Olivaint accourut et s'agenouillant
aaprès du mort : « Quelle sérénité, murmura- t-il
tout en pleurs; cher Paul!... J'envie son sort! » Et
s adressant à la pauvre mère désolée, il ajouta : « Je
n ai pas une parole de consolation à vous dire. Je n'ai
pas de consolation pour moi; comment pourrais-je
vous en donner? Du reste, n'en cherchez pas sur la
terre : voyez Paul au ciel et n'en descendez pas. » En
430 PIERRE OLIVAINT.
disant ces mots, il arrosait de larmes les vêtements
ensanglantés de celui qu'il se plaisait à appeler un de
ses plus chers enfants de Vaugirard et qu'il pleurait
maintenant avec la douleur et raffection d'un père *.
Le jour des funérailles, le P. Olivaint, après la
messe, fit l'absoute; mais il put à peine prononcer
les prières ; sa voix était étouffée par les sanglots. Le
25 mars, il écrivait : « Paul Odelin a été tué l'autre
jour, à la place Vendôme. Hélas! pauvre mère!...
Priez pour elle, priez pour ce cher jeune homme.
C'est une vraie perte: il promettaitbeaucoup; il avait
le cœur et l'intelligence, la foi et le dévouement, lo
savoir-faire et le courage. Que de fois je l'ai admiré
pendant le siège ! Il était lieutenant dans un batail-
lon de Belleville, Jet, bien que parfaitement connu
comme catholique, il avait conquis le respect, l'es-
time, l'affection de ses hommes; c'était même le ca-
tholique qu'on appréciait en lui. Encore un dont le
sang noble et pur va peser dans la balance de Dieu
du côté de la miséricorde. Sursum corda^ ! »
Un secret pressentiment l'avertissait qu'il ne tarde-
rait pas à prendre lui-même sa part de l'expiation
sanglante. Le lendemain des funérailles de Paul Ode-
lin, le dimanche de la passion, deux mois jour pour
jour avant le martyre de la rue Haxo, le P. Olivaint,
s'étant rendu une dernière fois au couvent des Oi-
seaux rempli des souvenirs de sa mère, adressa aux
religieuses quelques paroles d'encouragement. Il
f. Notice sur Paul Odelin, p. 183 et suiv.
2. Lettre à Mme Duparc, 25 mars.
CHAPITRE XVII. 431
développait avec une merveilleuse énergie celle di-
vine promesse : « Pas un cheveu ne tombera de votre
tête sans la permission du Père céleste * , » quand,
s'interrompant tout à coup : « Vous me direz : il ne
s'agit pas d'un cheveu seulement, mais peut-être
de la tête.... Eh bien ! si la tête tombe, ce sera avec la
permission et la grâce du Père céleste. » Son visage
devint radieux, sa voix de plus en plus vibrante :
« Quelle faveur serait-ce? s'écria-t-il. Voyez les apô-
tres : Ils allaient, transportés de joie d'avoir été jugés
dignes de souffrir pour le nom de Jésus, ibant gau-
DENTES.... Soyons, nous aussi, généreux et prêts au
sacrifice, il faut du sang pur à la France pour la
régénérer; mais qui de nous sera jugé digne de ver-
ser le sien? Si nous sommes choisis, quelle grâce !
Si nous sommes laissés, humilions-nous. »
Le même jour, le P. Olivaint visita le P. de Ponlevoy
dans la retraite où celui-ci, par obéissance, avait dû
se réfugier. Prévoyant un cas extrême qui n'était pas
chimérique : « Avant tout, dit-il à son supérieur, si
on vient m' arrêter, je veux me poser sur mon terrain
et me donner pour ce que je suis : citoyen français,
sans doute, mais prêtre, mais jésuite; car c'est sous
ce titre que je vis et que j'entends bien mourir. —
Soit, lui fiit-il répondu, moriamur in simplidtate
nostra ^. S'il faut mourir, au moins mourons tout en-
tiers et tombons tout d'une pièce ^ » De retour à la
1. Luc, XXI, 18.
*i. Mourous dans notre simplicité (I Mac, ii, 35.)
b. Actes de la captivité et de la mort, etc., par le P. de Ponlevoy,
£!• édil,, p. 23.
432 PIERKE OLIVAINT.
maison de la rue de Sèvres, le P. Olivaint prit avec
le plus grand calme ses dernières dispositions. Il
réunit les siens autour de lui et leur dit « qu'il fallait
s'attendre à servir de victimes.... J'espère être là pour
répondre moi-même en cas de surprise, ajouta-t-îA,
Si on s'en prend à vous, renvoyez à moi; je suis le
responsable. » Puis il indiqua les articles de la Con-
stitution de 1848 et du Code pénal qui protègent la
liberté individuelle, le domicile, la propriété....
« A ce moment, raconte un des Pères présents à
cette scène, le P. Olivaint remarqua que je souriais
un peu en l'entendant parler d'avocat pour nous dé-
fendre; mais il m'expliqua sa pensée: « Je suis le
supérieur, me dit-il ; je dois, comme un capitaine de
vaisseau, tout tenter pour sauver le navire et ne le
quitter que lorsqu'il aura sombré complètement. »
Il n'oublia aucun détail dans les conseils qu'il don-
nait à chacun et qu'il avait eu soin d'écrire en trois
grandes pages. Ces notes que nous avons sous le.s
yeux réglaient minutieusement tout ce qui concernait
la dispersion, le refuge assigné à chaque Père, la vie
religieuse en dehors de la communauté, le fruit spi-
rituel à tirer de ces épreuves, etc. Il se leva en di-
sant : Ils viendront : confiance et courage! Il savait,
à n'en pouvoir douter, qu'ils allaient venir. Le 2 avril,
un ami dévoué lui demandant s'il ne jugeait pas pru-
dent de quittO'r Paris, le P. Olivaint lui répondit du
ton le plus naturel : « Nous avons été prévenus par
un de ces malheureux* qu'une perquisition ici a été
;. Cet liuiiiiiie^ que la Commune improvisa maire du V'^ arrondis-
CHAPITRE WII. 433
décidée. Nous serons probaljlement arrêtés demain
ou après-demain. Que voulez-vous? Il faut savoir
rester à son poste. Qui sait si, dehors, nous ne regret-
terions pas le bien que peut-être nous pourrons faire
dedans ? »
Le 4 avril, de grand matin, on vint lui annoncer
que, durant la nuit, un bataillon de fédérés avait vio-
lemment envahi l'école Sainte-Geneviève et fait pri-
sonniers huit Pères, quatre frères coadjuteurs et sept
domestiques. Ces otages, dont trois, les PP. Léon
Ducoudray, Anatole deBengy et Alexis Clerc, devaient
glorieusement mourir, avaient tous été conduits au
dépôt près la préfecture de police, vaste prison atte-
nante au Palais de Justice où se trouvait déjà incarcéré
M. le président Bonjean, et où, dans la même journée,
furent amenés tour à tour Mgr Darboy, Mgr Surat,
M. Deguerry, curé de la Madeleine, M. Moléon, curé
de Saint-Séverin, M. Crozes, aumônier de la Roquette,
l'abbé Allard, ancien missionnaire.
Il avait été décidé d'abord que le P. Olivaint lais-
serait la maison à la garde de deux Pères et se retire-
rait en lieu sûr. Mais, à ces tristes nouvelles, « un re-
virement soudain se fit dans sa disposition, » raconte
le P. de Ponlcvoy*. Tel était son caractère. Tant que
le danger n'était que probable, il consentait à s'y
soustraire; maintenant qu'il est à la fois certain et
très-prochain, il n'y consentira jamais; mille fois
plutôt s'y précipiter lui-même que d'y abandonner
sementj-avait reçu un service important du P, Olivaint et ne se montra
pas ingrat.
1. Actes. ,.j p. 41.
434 PIERRE OLIVAINT.
ses frères ! Il apprend ce qui vient de se passer la
nuit précédente à l'école Sainte-Geneviève; il estsemi-
officiellement prévenu, de la part d'un membre de la
Commune, de tout ce qui s'apprête pour le soir. Mais
Dieu sans doute lui met au cœur d'attendre; son parti
pris est irrévocable, il attendra de pied ferme. Gomme
par un mouvement spontané, il va droit au P. Bazin,
désigné pour garder la maison : « Mon Père, lui dit-il
d'un ton bien décidé, j'ai changé mon premier plan ;
vous partez et je reste. » Celui-ci se permet quelques
observations en effet très-spécieuses. Mais le P. Oli-
vaint coupe court : « Non, non, ajoute-t-il, il y a du
danger, je suis supérieur, je dois et veux rester. «
Gela dit, il lui laisse deux cents francs qui restaient
encore pour venir en aide à la famille dispersée.
Plusieurs fois dans la journée et jusqu'au soir, les
avis se multiplièrent; au dedans et au dehors on re-
vint à la charge; le P. Oiivaint resta inébranlable
« Je ne veux pas fuir devant les gens de la Commune,
répétait-il; il faut qu'ils me trouvent ici, s'ils y vien-
nent ... S'ils me font prisonnier, je les suivrai. S'ils
font plus, j'espère, avec la grâce de Dieu, leur mon-
trer comment sait mourir un jésuite. »
Un peu avant midi, il répondit encore à une per-
sonne qui le suppliait de fuir : « Je suis comme un
capitaine de vaisseau qui doit rester le dernier à son
bord.... Après tout, si nous sommes pris aujourd'hui,
je n'aurai qu'un seul regret, c'est que ce soit le mardi
et non le vendredi saint. » A six heures du soir, on
vint lui annoncer que la redoutable visite allait avoir
lieu entre sept et huit heures. « Allons donc! repli-
CHAPITRE XVII. 435
qua-t-il, pourquoi vous inquiétez-vous ainsi, mon
enfant? le meilleur acte de charité que nous puis-
sions faire, n'est-ce pas de donner notre vie pour l'a-
mour de Jésus-Christ? »
Il était en habit ecclésiastique, se promenant, d'un
pas ferme et décidé, dans le long corridor du rez-de-
chaussée, en face de la porte d'entrée, et récitant
tranquillement son bréviaire. Un ami vint encore le
trouver : « Mais, mon Père, que faites-vous là? » dit-
il. — Le Père lui serra la main et répondit : « J'at-
tends.,. ^
CHAPITRE XYIII
L'arrestation. ~ La captivité. — La mort.
Dès le matin, on avait eu soin de retirer de l'église
le saint Sacrement; deux hosties consacrées, de-
vant lesquelles brûlaient deux lampes, étaient gardées
pour le moment suprême dans les cellules du P. Oli-
vaint et du P. Lefebvre, son fidèle compagnon. La
journée s'achevait, quand on vint annoncer que les
gens de la Commune étaient proche; leur présence
venait d'êlre signalée dans la rue de Sèvres, chez les
prêtres de la Mission. A sept heures un quart, on se
rendit néanmoins au réfectoire, selon l'usage, pour
la collation du carême. Le P. Olivaint s'assit à sa pla-
ce, mais ne prit rien. Tout à coup il est averti qu'un
docteur Goupil, suivi d'un dentiste, nommé La-
grange , se présentait à la tête d'une centaine d'hom-
mes choisis dans ce que le 83'' bataillon comptait de
pire et de plus exalté. Le Frère François Gautier, avec
beaucoup de sang-froid et de présence d'esprit, par-
lementait à la porte et retenait les importuns visi-
CUAPITRE XVIII. 437
leurs au parloir. A cette nouvelle, le P. Olivaint et le
P. Lefebvre montent à la hâte chez eux, consomment
les saintes espèces, et munis du divin viatique, se pré-
sentent aux envahisseurs. « Messieurs, dit le délégué
de la Commune, vous savez qu'à partir de ce moment
vos biens sont confisqués. Je viens faire une perquisi-
tion chez vous pour voir si vous n'auriez pas d'armes
cachées. — Eh, non ! nous n'avons pas d'armes, dit
doucement le P. Lefebvre; vous le savez aussi bien
que nous ! » Visiblement embarrassé, le médecin re-
prit: « Monsieur, si vous n'en avez pas, on en a du
moins trouvé chez vos concitoyens (sic) y^. Il faisait al-
lusion au collège de la rue Lhomond, où l'on avait
cherché vainement des armes et volé des calices.— » Du
reste, ajouta-t-il, n'ayez pas peur,messieurs, on ne vous
fera pas de mal. .. Le temps ne me permet pas de faire
la visite moi-même; je délègue le citoyen Lagrange
pour y procéder à ma place. » Ce personnage était un
homme de haute taille, improvisé commissaire cen-
tral du quartier. Un autre individu à mine suspecte,
petit et laid, affublé d'une écharpe rouge en sautoir
et b revolver au poing,apparut tout à coup. « Eh bien,
dit-il, commençons. 15 Goupil, avant de sortir, s'était
approché de Lagrange et lui avait dit à voix cou-
verte: «Si vous ne trouvez rien^ emmenez-en deux.»
On se mit à visiter la maison. Les chefs de la baïide
s'avançaient avec précaution, posant des factionnai-
res à chaque porte, à chaque angle des corridors,
comme on eût fait dans une place de guerre. Le
P. Olivaint et le P. Lefebvre marchaient auprès d'eux,
entouré par les gardes nationaux. On visita la sacris-
438 * PIERRE OLIVAINT.
tic. Le petit hoiî^me au revolver, qui semblait un
échappé de sénïinaire, était fort au courant de toute
chose: «Voici une étole, disait-il; voilà une chasuble...
oh ! je sais ce que c'est ! » En entrant dans l'église, les
citoyens délégués déclarèrent fièrement que ce n'é-
tait pas la peine d'ôter leurs chapeaux. Les fédérés
jetaient un regard curieux dans la nef à demi éclairée
par le flambeau que portait un Frère : « Quel beau
monument! se disaient-ils; cela nous servira plus
tard.«
Puis, ils se hâtèrent vers la cuisine et le réfectoire.
« Nous allons enfin nous régaler; nous sommes
à jeun depuis quarante-huit heures. «C'était plus que
douteux. Le P. Lefebvre leur servit de bonne grâce la
collation restée presque intacte ; ils mangèrent et bu-
rent tout ce qui leur tomba sous la main.
Quand ils entrèrent à la bibliothèque, ils se saisi-
rent de quelques livres de piété, et les lancèrent vio-
lemment contre terre, en criant : «Ah ! la foi! la propa-
gation de la foi! Nous nous... moquons bien de la
foi ! » Chefs et soldats prodiguaient â l'envi les blas-
phèmes contre Dieu et les insultes à la Compagnie de
Jésus. Le P. Olivaint, à l'exemple de Celui dont il avait
l'honneur de porterie nom, se taisait. Aux questions
à peu près sérieuses, il répondait brièvement, avec
politesse et réserve. Étonnés de tant de calme et de
patience, quelques-uns disaient :« Us sont plus com-
modes que les Versaillais.... » On trouva, par hasard,
un bulletin de vote. « Nous allons voir ce qu'ils pen-
sent et quels sont leurs amis; il leur faut des comtes
et des barons sans doute....»
CHAPITRE XVIIl. 439
Ce n'étaient là que des préliminaires. Le but prin-
cipal, peut-être unique, de l'expédition était de visiter
la caisse. Le citoyen Lagrange ne Teut pas plus tôt
aperçue, en entrant dans la chambre du procureur,
qu'il s'écria: « Ouvrez vite, où est la clef? » Le coffre-
fort ne s'ouvrait que d'après une combinaison de let-
tres dont le P. Olivaint ignorait le secret. « Quoi, vous
êtes procureur, et vous ne savez pas ouvrir?» criait-
on. « Je ne suis pas procureur, répondit le P. Olivaint;
celui qui remplit cette charge est absent. » A partir
de ce moment, le commissaire intrus eut une idée
fixe: mettre la main sur le prétendu trésor, et pour cela
faire comparaître le procureur devant lui. Par mesure
de sûreté, il appose les scellés sur le coffre-fort et
laisse quatre hommes en faction dans la chambre
suspecte avec deux plantons à la porte. Tout en ache-
vant de fouiller les moindres recoins de la maison,
il répétait sans cesse au P. Olivaint: «11 y a là quel-
que chose; vous ne me ferez jamais croire le con-
traire. On ne peut donc pas avoir la clef? Et ce pro-
cureur, où est-il enfin? Nous voulons lui parler. —
Je vous l'ai déjà dit, il n'habite pas cette maison. »
La colère des hommes de la Commune devint ter-
rible ; frustrés dans leur attente, ils proféraient d'hor-
ribles menaces, tout prêts à se porter aux dernières
extrémités. «LeP. Olivaintdut prier et réfléchir avant
de prononcer un mot de réponse, qui pouvait et de-
vait être un arrêt; car nul homme ne fut plus que lui
maître de sa parole comme de sa pensée K »
1. Actes, p. 4^.
3 S
440 PIERRE OLIVAINT.
11 se dit qu'il s'agissait de prévenir l'arrestation de
plusieurs Frères coadjuteurs, d'empêcher peut-être
un pillage, des sacrilèges. D'ailleurs, celui qu'il ap-
pelait au poste du péril était un homme prudent,
courageux. Il n'hésita plus. « Monsieur, dit-il à La-
grange, on pourrait aller voir si le procureur est chez
lui. — Oui, certes, répondit le soi-disant commis-
saire de police; c'est de lui que j'ai besoin. — Allez
donc, mon Frère, » ajouta le Père supérieur, en s'a-
dressant au sacristain qui se tenait près de lui. Et il
murmura tout bas : « Sans cela, ils reviendront de-
main et ce sera à recommencer ; il vaut mieux en fi-
nir ce soir. » Lagrange cria : « Que quatre hommes
accompagnent le citoyen ! »
Plus tard, le P. Olivaint, alors à la Roquette et à
la veille de sa mort, vint à parler spontanément au
P. Bazin de cette circonstance qu'on ne savait pas
bien expliquer: «Mon Père, lui dit-il, il y a quelque
chose qui a dû étonner dans ma conduite par rap-
port au P. Caubert. — C'est vrai, lui fut-il répon-
du ; je n'y ai rien compris. — Je vis bien, continua
le P. Olivaint, que j'allais l'exposer à un danger,
mais d'un autre côté, j'en sauvais peut-être d'autres
et la maison avec eux ; puis je me dis : le P. Caubert
est un saint; ce qui peut lui arriver de pire, c'est de
mourir, et il en sera heureux*. »
1. Actes, p. 49. — Le P. Jean Caubert naquit à Paris le 20 juil-
let 1811. Après avoir parcouru toutes ses classes avec distinction au
collège Louis-le-Grand, fait son droit et trois ans de stage, il exerça
pendant sept ans l'office d'avocat au barreau de Paris. Admis dans la
ompagnie de Jésus par le R. P. Rubillon, provincial, le 10 juillet 1845,
CHAPITRE XVJII. 441
Quand le Frère arriva au lieu ae retraite du P. Cau-
bert, il le trouva en prière. Il était environ dix heu-
res et demie du soir. Après une brève explication :
cLa clef est là-bas! dit simplement le Père; est-il
nécessaire d'y aller? — Le Père Supérieur est dans
l'embarras, il vous appelle. » A ce mot, l'obéissant re-
ligieux se lève, prend son chapeau et part.
Tout cela fut l'affaire de vingt minutes. Apercevant
le P. Caubert en costume laïque, le P. Olivaint dit à
Lagrange : « Voici le Procureur. » Ce dernier exposa
paisiblement qu'il n'y avait absolument rien dans sa
caisse; le siège avait épuisé les dernières ressources
et l'on avait même dû, peu de jours auparavant, em-
prunter quatre cents francs pour payer le boucher et
le boulanger. Le coffre en effet fut trouvé vide. La-
grange, furieux, se retourna vers les siens : «Nous
sommes volés, criait-il. Mais ce sont là des ruses je-
suitiques, elles sont parfaitement connues. Eh bien,
puisqu'il en est ainsi, vous, monsieur le Supérieur et
vous, monsieur le Procureur, je vous arrête par ordre
du préfet de pohce et de la Commune. Vous allez
deux mois après le P. Olivaint, il Ht son noviciat à Saint-Acheul et
prononça ses premiers vœux à Brugelette, le 31 juillet 1847. Il se
trouva sur les bancs de la classe de théologie, à Laval, avec Pierre
Olivaint, puis, ordonné prêtre, il ne cessa d'être employé dans diverses
maisons comme ministre, procureur et confesseur : au grand sémi-
aire de Blois trois ans, à l'école Sainte-Geneviève sept ans, à la
maison de la rue de Sèvres dix ans. Il avait fait sa troisième année de
probation à Notre-Dame de Liesse, en 1853, et ses derniers vœux, le
15 août 1855, clans la chapelle de la rue Lhomond. C'était un homme
admirablement humble, d'une piété simple et solide, très-recueilli, et
fort avancé dans les voies spirituelles. Sous ces apparences modestes
se cachait un grand cœur.
442 PIERRE OLIVAINT.
nous suivre. — Soit, nous vous suivrons, » répon-
dirent les deux futurs martyrs, d'une même voix et
d'un même cœur.
Au milieu des vociférations et des injures, on en-
tendit le P. Olivaint dire de sa voix ferme : « C'est
bien ! » Sous la garde de deux jeunes fédérés, il re-
monta un instant dans sa chambre, y prit un peu de
linge, son bréviaire et but un verre d'eau.
Il se retrouva bientôt à la porte avec le P. Gaubert
(}ui l'attendait en priant, et le P. Lefebvre, qui sup-
pliait en vain qu'on voulût bien l'emmener avec ses
Frères.
Une foule considérable encombrait la rue et sta-
tionnait à la porte. On n'avait pu trouver aucune voi-
ture; le long trajet dut se faire à pied. Le jeune Frère
Gautier, enfant bien-aimé du P. Olivaint, courut après
lui pour l'embrasser encore. Le Père l'aperçut, le
pressa dans ses bras, lui fit un signe de croix sur le
front, en lui disant: « Allez -vous-en, mon enfant; ne
vous faites pas arrêter; c'est assez de nous. »
Bien qu'il fût onze heures et demie du soir, les fé-
dérés s'attardaient et répondaient mal à l'appel du
tambour. « Nous n'avons pas été à la cave,'criaient-ils ;
nous avons oublié le meilleur. » Lagrange les apaisa
en leur promettant de les ramener bientôt. Tout ce
qu'on en put réunir, car plusieurs avaient disparu,
forma la haie, et les deux captifs, ainsi escortés, se
mirent en marche. Dans la foule les uns disaient :« Il
y aeu quelque chose, ce sontdes suspects. »Mais d'au-
tres : « Pourquoi les emmenez-vous? que vous ont-ils
fait? » Le plus grand nombre témoignait une muette
CHAPITRE XVIII. 443
sympathie. Les Pères ôtèrent leur chapeau et saluè-
rent; ie 1\ Oiivaint, le visage souriant, dit du ton le
plus naturel à ceux qui l'entouraieni : « Bonjour, mes-
sieurs. «
Le citoyen Lagrange, après ce facile exploit, s'en
alla, avec sa troupe, au quartier général de la place
Vendôme*; un piquet d'hommes armés emmena les
prisonniers au Dépôt de la Préfecture de police. La
route fut très-pénible; une personne amie qui suivait
de loin le convoi pour en connaître le terme, vit, à
l'extrémité de la rue Dauphine, le P. Oiivaint s'arrê-
ter tout court, exténué et comme ne pouvant plus
avancer. Un de ses gardes dut le prendre parle bras,
le soutenir et l'entraîner. Depuis que Jésus lui-môme
a voulu tomber sous la croix, on sait que la force
peut faillir au courage*.
Les deux prisonniers, dès leur arrivée, furent en-
fermés dans des cellules séparées et mis au secret K
1. Le « général » Bergeret, dont le quartier général était à la place
Vendôme, avait été, durant le premier siège, capitaine au 83* batailluL
Sous la Commune, ce bataillon avait pour commandant le docteui
Goupil; les gardes nationaux qui arrêtèrent le F. Oiivaint en faisaient
partie; il y avait peut-êlre, comme on a dit, des gens de Belleville
avec eux ; mais nous n'en avons pas la preuve.
2. Actes, p. 54.
3. « En temps normal, tout individu arrêté est écroué d'abord dans
une vaste prison attenante au Palais de Justice et qui est le Dépôt
près la Préfecture de police, divisée en deux parties distinctes, l'une
destinée aux hommes, l'autre attribuée aux femmes.... Cette énorme
geôle, contenant cent quatre-vingt-quinze cellules et de vastes salles,
est disposée pour la détention individuelle et pour la détention en
commun ; nouvellement bâtie, dans les dernières années de l'Empire,
elle est en fortes pierres de taille, triste, sombre et outillée de manière
kkk PIERRE OLIVAINT.
La nuit s'achevait, quand des pas retentirent dans le
corridor, annonçant l'arrivée d'un nouvel otage. C'était
M. l'abbé Petit, secrétaire général de l'archevêché de
Paris. « On me conduisait dans une cellule, a-t-il
raconté plus tard, quand je m'entendis appeler à
demi-voix. Le P. Olivaint, qui m'avait reconnu au
passage, me tendait la main par son guichet, en me
disant; « Ibant gaudentes.... c'est pour le même
a Maître, n'est-ce pas ? » Je ne puis dire quelle
douce impression me firent ces paroles. »
De grand matin, le P. Olivaint, s'étant procuré
ce qu'il fallait pour écrire, fît parvenir au P. Le-
febvre la lettre suivante :
« iMoncherami,vousavez donc perdu la bonne occa-
sion que vous aviez désirée. Vraiment, je vous plains
en Notre-Seigneur. On n'est pas trop mal ici. La cel-
lule est encore plus modeste qu'à la rue de Sèvres :
c'est un gain. Je crois vraiment qu'on prie moins
bien rue de Sèvres qu'ici. Je fais ma retraite, j'ai
commencé hier soir. En vérité, j'attends plus de fruits
de celle-là que de toutes les autres. Que Notre-Sei-
gneur est donc bon et qu'on fait bien de s'abandon-
ner à lui!... Veuillez avertir mon ami P... (le P. de
Ponlevoy) de ce qui m'est arrivé et me rappeler au
souvenir de M. D. : dites-lui bien d'être tranquille, —
Je ne sais rien sur mes compagnons de la rue Lho-
mond. Je les crois ici avec M. Caubert et moi. J'es-
père que vous me pourrez voir. Le directeur est, m'a-
a défier toute tentative d'évasion. » (M. Maxime du Camp, les CoU"
vidsions de Paris, l, p. 8'2.)
CHAPITRE XVIII. 445
l-on dit, M. Carreau, qui, m'a-t-on dit aussi, est très-
accessible ^ Je suis à la Préfecture de police, quar-
tier des femmes, n*^ 65.
« Ce que c'est que de n'avoir pas l'habitude de ce
singulier gî te :toutà l'heure un domestique en balayant
a frappé la porte, et j'ai crié : entrez^ de ce ton un peu
décidé qui vous amusa quelquefois. Je m'en suis amu-
sé moi-même. Pourquoi serions-nous tristes? Dites
bien à tous ceux qui vous parleront de moi de ne
pas se décourager. Quare trislis es, anima mea, et
quare conturbas me ? Spera in Deo^ quoniam aclhuc
confitebor illi^.
« Deux petites commissions pour la première occa-
sion: m'envoycr une loupe dont j'ai tant besoin
avec mes méchants yeux. — Je voudrais bien avoir
aussi la Doctrine spirituelle du P. Lallemand, que
l'on trouvera dans mon prie- Dieu. Un mot au bon
M. Moissenet'. Remercîments pour ceux qui, avec
tant de dévouement, hier soir, ont fait à travers la
maison la triste promenade; remercîments pour vous
d'abord.
« Bien à vous, tout à vous de cœur. »
1. « GarreaU; ouvrier serrurier, âgé de vingt-qualre ans, connais-
sant les prisons pour y avoir séjourné, un peu malgré lui, pendant
quatre années. C'était un homme dur, menaçant, haineux et sombre,
qui ne fut doux ni aux surveillants, ni aux détenus, ni aux otages. »
(M. Maxime du Camp, les Convulsions de Paris, I, 88.) A la fin
d'avril, Carreau fut envoyé à la direction de Mazas.
2. « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi me h"oubles-tu?
Espère en Dieu, car je confesserai encore son nom. » (Ps. xli, 6.)
3. M. le docteur Moissenet fit preuve du plus généreux dévoue-
ment à la Compagnie, durant ces tristes jours, et mérita la reeonnais-
sauce du P. Olivaint et de tous ses frères.
kkQ PIERRE OLIVAIXT.
Dans la matinée du mercredi saint (5 avril), les
prisonniers eurent la consolation de s'entrevoir un
instant au greffe, tandis qu'on remplissait les forma-
lités de l'écrou. Interrogé sur ses noms et qualités,
le P. Olivaint n'hésita pas à répondre : Pierre
Olivaint, prttre et jésuite^ revendiquant ainsi, com-
me un tilre de gloire, cette qualification si périlleuse
alors et si détestée *. Le P. Caubert, se penchant
vers un ecclésiastique qui se trouvait près de lui,
dit à demi-voix : « H faut des victimes; c'est Dieu qui
les a choisies. »
Ce jour-là même, en effet, la Commune faisait affi-
cher une proclamation et un décret qui remplit les
honnêtes gens de stupeur. On y lisait: « Article 4.
Tous les accusés détenus par le verdict du jury d'ac-
cusation seront les otages du peuple de Paris. —
Article 5. Toute exécution d'un prisonnier de guerre
ou d'un partisan du gouvernement réguUer de la
Commune de Paris sera sur-le-champ suivie de l'exé-
cution d'un nombre triple des otages retenus en
vertu de l'article 4, et qui seront désignés par le
sort. »
L'arrêt de mort planait donc sur la tête de
chaque prisonnier. Le P. Olivaint ne paraît pas s'en
être ému. Un honnête gardien parlant de lui à
M. l'abbé Petit, son voisin de cellule, s'écriait : « Quel
homme extraordinaire ! Il vient encore de me dire
que, quand même on le mettrait au fond d'un trou,
il ne s'ennuierait pas. »
1. M. Maxime du Camp, les Convulsions de Paris ^ t , p 350.
CHAPITRE XVIII. 447
Le soir du jeudi saint, une voiture cellulaire em-
portait à Mazas, avec Mgr Darboy et M. le président
Bonjean, les PP. Ducoudray, Clerc et de Bengy. Les
dix-sept autres prisonniers faits à l'École Sainte- Ge-
neviève furent relâchés le 12 avril, sans trop savoir
à quelle intervention ils devaient leur élargisse-
ment.
Seuls, le P. Olivaintet le P. Gaubert restèrent au
Dépôt de la Préfecture de police, toujours au secret
'e plus rigoureux.
« A dater de cette heure, a dit le P. de Ponlevoy \ je
crois en vérité écrire un épisode des catacombes.
L'Église est bien toujours féconde en âmes généreu-
ses; mais c'est l'épreuve surtout qui met à nu le
fond des cœurs. »
Les deux captifs, séparés par les murs du cachot,
n'en restaient pas moins en intime communauté de
pensées et de sentiments : « Courage et confiance !
écritleP. Olivaint, le vendredi saint 7 avril; redisons
encore et toujours: Que Notre-Seigneur est bon! »
Et de son côté, le P. Gaubert: « La confiance en Dieu
donne des forces, et Notre-Seigneur est le soutien de
ceux qui espèrent en lui. »
Le jour de Pâques les trouve la paix dans le cœur
et Valleluia sur les lèvres. Nous avons, à cette date,
une longue et belle lettre du P. Olivaint.
« Je suis sûr d'aller au-devant de vos désirs en
vous donnant de mes nouvelles. Avec un peu d'ima-
gination, vous me croyez mort, ou du moins bien
1. Actes, p. 66.
39
448 PIERRE OLIVAINT.
malheureux. Détrompez-vous et rassurez ceux qui
auraient la bonté de s'inquiéter à mon sujet. Vous
allez trouver que j'ai un singulier caractère ; mais je
ne suis vraiment pas mal ici. Je me suis mis en re-
traite en arrivant: de cette manière je vis bien plus
dans le cœur du bon Dieu que dans ma pauvre cel-
lule; je trompe ainsi et les lieux et les temps et les
hommes et les événements ; je profite de tout et je
suis très-content. J'ai déjà fait trois jours de retraite.
Pourvu qu'on me donne le temps de finir!... Ah!
qu'ai-je dit? Il faut rétracter bien vite cette parole-là;
bien plutôt, je désire vivement, pour tous mes com-
pagnons, que l'épreuve ne dure pas huit jours. Mais
comment finira-t-elle? Où en sommes-nous? Que se
passe-t-il? Que veut-on denous?De quoi sommes-nous
accusés? Je ne sais rien de tout cela. Eh bien, à la
Providence ! Pas un cheveu de ma tête ne tombera
sans la permission du Maître, voilà ce que je sais
bien; et s'il fait tomber le cheveu, et encore autre
chose, ce sera pour mon plus grand bien. Mais je ne
suis pas digne de souffrir pour lui ;au moins que je
tâche par la retraite de m'en rendre digne...
« Maintenant quelques commissions : d'abord pro-
curez-moi un promenoir en raccourci d'un kilomètre,
que je puisse arpenter dans ma chambre, car nous
n'avons pas encore pu mettre le pied dehors. Si vous
trouvez aussi de l'air condensé, comme le lait à l'an-
glaise, par la même raison que nous restons enfer-
més, je vous serais bien obligé de l'envoi. Vous voilà
bien dans l'embarras et bien dans la peine, j'en suis
sûr, de voir votre dévouement arrêté par l'imprati-
CHAPITRE XVIII. ^^9
cable. Consolez-vous : ces plaisanteries vous disent
assez qu'au fond je n'ai besoin de rien.
ce Grande privation d'être ici pour Pâques. Mais
patience ! N'en chantons pas moins de bon cœur Val-
leluia. Confiance ! confiance ! »
Le jour suivant, le confesseur de la foi écrit encore
au P. Lefebvre : « Cher ami, aujourd'hui 10 avril, le
sixième jour depuis notre arrestation : comme le
temps passe ! Caubert me disait, quand j'ai pu le voir
un instant en passant à l'écrou (c'est drôle, allez, de
passer àl'écrou), que je n'aurais pas le temps de faire
une retraite. Et me voici bientôt au terme, tout étonné
d'avoir passé six jours ici. — J'ai mis ici même ma
construction de lieu pour la contemplation du pre-
mier des deux étendards *. Il est si clair que nous
sommes prisonniers de guerre. Combien cela durera-
t-il ? On voudrait bien avoir des nouvelles. Mais
abandon à Dieu ! J'aime à me rappeler, puisque je
ne puis le relire, le dix-septième chapitre du troisième
livre de limitation, et il me fait du bien *.
« J'allais vous dire: rien de nouveau. Mais j'ap-
prends une triste nouvelle, c'est que les PP. Ducou-
dray et Clerc sont partis pour Mazas. Voilà donc ce
qui nous attend probablement. Va 'pour Mazas! Et
après, puissions-nous n'avoir pas d'autre prison que
1. Allusion à la célèbre méditation des deux étendards dans les
Exercices spirituels de saint Ignace (2« semaine, 4« jour). Le P.Olivaint
veut dire qu'il se représente, flottant au-dessus de sa prison et de
Paris rebelle, « l'étendard de Lucifer, l'ennemi capital de la nature
Humaine. »
2. Qu'il faut placer en Dieu toute sollicitude.
450 PIERRE OLIVAINT.
le purgatoire ! Et après ? le ciel ! Quam mihi sordet
telhcs, dum cœlmn aspicio * ? »
Des amis dévoués avaient organisé un petit service
de ravitaillement et de correspondance qui fonctionna
sans relâche jusqu'à la fin.
Trois fois par semaine, on apportait aux prison-
niers quelques provisions que, grâce à la charitable
complicité des gardiens, ils partageaient avec leurs
compagnons de captivité. Mais leur âme, privée du
pain eucharistique, souffrait d'une faim qu'il semblait
humainement impossible d'apaiser. On avait bien
tenté une démarche auprès de Raoul Rigault, pour
obtenir aux prêtres détenus comme otages la liberté
de célébrer la sainte messe. Le procureur de la Com-
mune avait brutalement répondu: « Bah! ils ont bien
autre chose à faire. »
La charité, loin d'être déconcertée par ce grossier
refus, n'en devint que plus ingénieuse. On se ména-
gea une intelligence bien sûre au dedans de la pri-
son, et l'on fit savoir au P. Olivaint et au P. Gaubert
qu'ils allaient, comme autrefois les martyrs, recevoir
dans leur prison la visite du Dieu caché. La divine
hostie fut enveloppée par un prêtre dans un petit cor-
poral, et renfermée dans une triple boîte ; une femme
courageuse se dévoua au périlleux et saint message.
ce Le 13 avril, dit-elle, je fus chargée de porter la
sainte Eucharistie aux RR. PP. Olivaint et Gaubert,
détenus au Dépôt de la Préfecture de police.
1. Quel dégoût j'ai de la terre, quand j'aperçois le ciel! Parole que
saint Ignace aimait à répéter.
CHAPITRE XVIII. 451
* La porte extérieure était gardée par une centaine
de fédérés bien armés ; on ne pouvait pénétrer qu'a-
vec un laisser-passer signé de Raoul Rigault lui-
même, tant la consigne était sévère. On avait obtenu
à grand'peine le laisser-passer ; mais la divine Pro-
vidence veillait sur nos vénérés prisonniers.
« J'arrivai donc profondément émue, portant sus-
pendue à mon cou la sainte Eucharistie que le R. P.
Hubin m'avait confiée. Au moment où je traversais
la cour, un brave homme, ancien employé de la
maison, m'aborde et me dit tout bas : « Pauvre dame,
« dans quel triste temps nous vivons ! vous venez sans
ce doute voir des parents ? » Nous échangeâmes un
regard plein de tristesse; je passai et j'entrai enfin
dans une salle basse, sorte de prétoire où Ton ame-
nait tout ceux que la Commune faisait arrêter et d'où,
après un examen très-succinct, on les jetait en prison.
J'ai assisté là à des scènes bien douloureuses.
ce Une femme employée depuis longues années au
Dépôt de la Préfecture de police, s'est montrée bien
bonne et bien dévouée pour nos vénérés prisonniers.
C'est elle qui leur remettait les petites provisions
qu'on leur apportait régulièrement. Me voyant arri-
ver ce jour-là, 13 avril, avec les provisions accou-
tumées, elle me dit à voix basse : «^ Les Pères sont là,
ce derrière cette porte, réunis aux autres prisonniers
ce pour être tout àl'heure transférés àMazas; on attend
cdavoiture qui doitlesyconduire.»Elle ajouta: «levais
c< prévenir les Pères que vous leur apportez lesprovi-
« sions ; mais je ne pense pas qu'ils puissent les pren-
« dre, parce qu'ils ont reçu Tordre de laisser ici tous
39*
452 PIERRE OLIVAINT.
«les objets encombrants. » Alors je la priai de leur de-
mander seulements'ils consentiraient à emporter avec
eux deux précieuses petites boîtes qu'on m'avaitcliargé
de leur laire parvenir. Cette excellente geôlière, après
avoir fait ma commission, revintmedire qu'ils accep-
teraient avec bonheur, et devinant ce dont il s'agis-
sait, elle s'approche de moi, ouvre les deux poches
du tablier très-blanc et très-propre qu'elle portait ,
me fait signe d'y déposer moi-même les deux petites
boîtes qu'elle alla immédiatement porter aux Pères ;
ils me firent très-vivement remercier.
« Les prisonniers attendirent une heure derrière cette
triste porte qui nous séparait! Je n'oublierai jamais
cette heure pleine d'espérance et d'angoisses, j'es-
pérais les voir passer et recevoir leur bénédiction !
ce On vint enfin les prévenir que, n'ayant pas
trouvé de voiture, on ne pourrait transférer les pri-
sonniers que le soir à neuf heures et on donna l'ordre
de les réintégrer dans leurs cellules. »
Ils n'y étaient plus seuls; avec eux habitait Celui
qui a dit à ses apôtres : « Voici que je suis avec vous
jusqu'à la fin des siècles; » Jésus-Christ visitait non-
seulement leur prison, mais leur cœur.
« Je suis à Mazas, écrivait le lendemain 14 avril, le
P. Olivaint. J'ai été bien content de ce que voies m'avez
envoyé hier; mais je V ai fini avant de partir delà
Conciergerie *. Quand vous pourrez m'en envoyer
encore^ je serai très-heureux. »
1. Le P. Olivaint confond ici /la Conciergerie avec le Dépôt. Plusieurs
otages survivants ont commis la même erreur; aucun d'eux ne fui
emprisonné; à la Conciergerie.
CHAPITRE XVIII. 453
Au moment de monter dans la voilure qui allait le
transporter d'un cachot dans un autre, le P. Olivaint
reconnut M Bayle, vicaire général de Paris, un de ses
compagnons de captivité, et se penchant vers lui, il
prononça, pour la troisième foisj'immorlelle parole :
Ibant gaudentes. ^Cest bien cela, ajoutait-il, de tri-
bunal en tribunal.
Or, de son côté, le P. Ducoudray, sans concert
préalable, avait donné à la troupe vaillante qui
le suivait en prison cet héroïciue mut d'ordre. La
même parole avait jailli des lèvres de ces deux
hommes qui n'avaient qu'un môme cœur en Jésus-
Christ.
Mazas est une maison d'arrêt cellulaire, où les
plus rigoureuses mesures sont prises pourque le pri-
sonnier reste absolument privé de toute communi-
cation avec le dehors et même avec ses compagnons
de captivité. Les otages y furent traités plus mal que
des malfaiteurs ; les prêtres, en particulier, eurent
beaucoup à souffrir, surtout quand ils se trouvèrent
à la merci du directeur Carreau, animé contre la
religion d'une haine furieuse. Cet homme proférait
les plus atroces menaces, et on le savait le confident
de Ferré et de Raoul Rigault. « Si les troupes de
Yersailles entrent dans Paris, répétait-il, la capitale
sera incendiée, tous les prêtres que nous avons ici
seront fusillés: Paris deviendra un monceau de
ruines et de cadavres *. »
Le P. Olivaint restait calme et joyeux
1. M. Maxime du Camp, p. ^21.
^■^^4 PIERRE OLIVAINT.
« Remerciez bien pour moi, écrivait-il le 17 avril,
toutes les personnes qui s'intéressent à mon sort.
Dites-leur bien que je ne me trouve pas du tout à
plaindre ; santé assez bonne ; pas un moment d'ennui
dans ma retraite que je continue jusqu'au cou; je
suis au treizième jour, en pleine passion de Notre-
Seigneur, qui se montre bien bon pour ceux qui
essayent de souffrir quelque chose avec lui. De plus
en plus soyons à Dieu. Je ne sais rien de mes com-
pagnons. »
Le lendemain, il avait, à son insu, tout près de
lui le P. Yves Bazin, arrêté avec un frère coadjuteur,
au moment où il allait s^évader de Paris, et qu'on
venait d'écrouer à Mazas. Celui-ci ne tarda pas à de-
viner, à un triste signe, la présence de son supérieur.
« Une véritable peine pour moi, mandait-il de sa
prison *, c'est d'entendre, presque toutes les nuits,
les accès de toux déchirants d'un de mes amis que
vous aimez comme moi. Il est très-loin de ma cel-
lule, vers l'extrémité, je crois, de notre long corri-
dor, et sa voix vient jusqu'à moi avec une force qui
me fait craindre la rupture d'un vaisseau dans sa poi-
trine.... Cela fait vraiment mal, alors même que je
ne reconnaîtrais pas parfaitement cette voix aimée. »
Après cela, si l'on ne savait tout ce que le cœur du
P. Olivaint renfermait d'énergie, on s'étonnerait
vraiment de l'entendre dire :
« En somme, je vais vraiment bien de corps, et pour
l'esprit, il me semble que je fais une retraite de bé-
1. Le 27 avril.
CHAPITRE XVIII. 455
nédiction. Deo gratias /... Quoi qu'il arrive, je tiens à
être debout. »
Tout son temps se passait en prières et en pieuses
lectures. « Comme je vous remercie pour les livres
que j'ai reçus hier! Mais la Bible n'est pas complète.
Ce soir, en voulant préparer une méditation, j'ai été
tout attrapé. Les Prophètes manquent ainsi que les
Évangiles.... Rien de nouveau dans le pays que nous
habitons. Tout va bien in Domino. »
Le 25 avril, il remercie particulièrement de la Bible
complète. Je vous serais bien reconnaissant, écrit-il,
de m'envoyer l'Explication des Psaumes du P. Ber-
thier, et le volume du même auteur sur le Saint-
Esprit. — Vingt et unième jour de la retraite : je serai
bientôt à la Pentecôte. Tout à vous. — Bien portant
et Deo gratias ! »
Et quand le trentième jour approche, il s'écrie tout
joyeux: « Je n'aurais jamais espéré que la retraite
d'un mois me fût rendue, et voilà que je touche au
terme ! Eh bien ! si à la fm du mois nous ne retrou-
vons pas la liberté, je poursuivrai encore ma retraite,
et je ne perdrai rien, j'espère, de cette façon, à la
prolongation de l'épreuve. »
Toutefois, il est une souffrance qu'il ne réussit pas
à cacher: « Cet affreux canon qui gronde sans cesse...
Oh! que cela me fait mal ! Mais aussi que cela me
porte à prier pour notre pauvre pays! S'il ne fallait
que donner ma misérable vie pour mettre un terme
à cela, que j'aurais vite fait mon sacrifice! Bonne
santé et joie du cœur*. »
l. 27 avril.
^^-S PIERRE OLIVATNT.
Cette joie du cœur, toute surnaturelle, ne se
dément pas un instant. Ni les grandes douleurs, ni
les légers mécomptes ne la troublent jamais. « Je
vous ai écrit vendredi ; ma lettre s'est donc perdue ;
joignons ce petit sacrifice aux autres. — Je vous de-
mandais Glaire, leCom^s d'Ecriture sainte; le P. Louis
Dupont, le recueil de ses Méditations.,. Mais ne vous
fatiguez pas à chercher; je saurai m'en passer,
comme de tant d'autres choses. Qu'il fait bon de s'a-
bandonner tout à Dieu ! Mais de lui on ne se passe
pas. J'admire de plus en plus, dans ma petite solitude,
la bonté paternelle de Dieu.
« Je vous demandais encore gros fil ou petit cordon
noir ou rouge, pour coudre des cahiers; grosse,
grosse aiguille, comme pour un aveugle. — Merci
encore et toujours! Je vais toujours bien et toujours
content... ^ »
Et trois jours après: « Cher ami... je n'ai que de
bonnes nouvelles à vous donner. La santé se soutient
et je suis au vingt-septième jour de ma retraite. Que
Notre-Seigneur est bon ! »
Hélas! que n'avons-nous ces précieux « cahiers »
cousus avec « le gros fil et la grosse aiguille ! »
Après tant de recherches infructueuses, il semble que
tout espoir soit à jamais perdu.
C'est un nouveau motif de ne rien néghger du
trésor qui nous reste et de consigner ici les moin-
dres billets écrits par le saint prisonnier. Aussi bien,
ce sont vraiment ses reliques, c'est aussi la suprême
révélation de son âme et comme son testament.
1. Lettre du I*" mai.
CHAPITRE XVIII. 457
Voici, daté du 5 mai, le bulletin de sa santé :
« J'espère que ce mot vous parviendra. Comme je
vous remercie de toutes vos bontés ! Je mets ma
reconnaissance à compter tout à fait sur vous. J'en
suis bien sûr, vous voulez de mes nouvelles avec
quelques détails. Je me croirais ingrat envers vous,
f: je ne vous disais rien. Les rhumatismes sont re-
venus, mais je suis resté maître, et il n'en est plus
question. Ma bronchite n'a pas reparu. Je tousse le
matin, mais très-peu. Je ne me sens pas la poitrine
fatiguée.
« Mais passons à un autre sujet. Je suis au trente-
unième jour de ma retraite. Pour me reposer un peu,
je n'ai fait aujourd'hui que trois méditations. Ah! si
je pouvais, au spirituel, avoir cette ardeur du géné-
reux Basque qui a fait le livre des Exercices î Toute-
fois, je bénis Dieu.
« Je garde vos livres de Tautre jour : vous avez eu
la main heureuse. Tâchez deme procurer: 1" la Théo-
logie dogmatique du P. Schouppe; 2<* Quelque chose
de sainte Thérèse.
a Je pense que plusieurs des nôtres sont dans la
même division que moi ; mais nous n'avons aucun
rapport. C'est la solitude complète.
« Nos surveillants sont très-honnêtes et très-bons.
Ils nous remettent avec beaucoup de complaisance
les petits soulagements que l'on nous apporte. Le plus
dur, c'est d'être sans nouvelles de tous ceuxauxquels
on s'intéresse. Mais il y au troisième livre de Vlmita-
lion un chapitre dix-septième qui me fait rentrer
dans l'abandon de plus en plus. »
458 PIERRE OLIVAINT.
Le 7 mai: « Je continue d'aller bien. Je poursuis
ma retraite. Je deviens Chartreux. De cœur à tous. »
Le 9, il demande encore des livres: la Théologie
morale du P. Gury, la petite histoire de l'Eglise de
l'abbé Darras. « Santé bonne, et la retraite va bien
toujours. C'est vous dire que je n'engendre pas mé-
lancolie. Fiat! ^^
« Ne vous inquiétez pas pour les aliments chauds,
écrit-il encore. J'ai quelquefois fait apporter du chaud
par le commissionnaire, mais le froid ne me fait
pas de mal. C'est étonnant comme on se façonne à
tout! Dites-vous bien qu'après tout je ne suis guère à
plaindre. Je reçois bien plus qu'il ne me faut. Toute-
fois, j'ai une grande consolation, c'est, quand j'ai
trop, d'envoyer quelque chose à ces malheureux
auxquels personne ne s'intéresse. Si je pouvais donc
aussi facilement les aider à trouver la vie de l'âme! »
Le pain eucharistique, à l'aide de précautions infi-
nies et des préparatifs les plus délicats, était parvenu
une première fois au captif de Jésus-Christ. Depuis
lors, le P. Olivaint ne cessait de soupirer après une
nouvelle visite du divin consolateur. Dans une lettre
datée du 12 mai, il fait une allusion discrète à son
désir, dans un langage inintelligible pour tous ceux
qui n'étaient pas du pieux complot.
« Aujourd'hui, un mois que je suis à Mazas. Ah!
certes, je n'avais pas prévu que j'y viendrais jamais!
Après tout, quand on vit avec Dieu, on peut se trou-
v<^r bien même à Mazas.
« J'ai reçu votre lettre et aussi vos provisions:
merci, encore, encore et encore ! Mais remarquez
CHAPITRE XVIII. 459
bien : petits pots et petites boîtes, plutôt que grandes
boîtes et fs^rands pots. — Je ne suis pas en peine de
m'occuper. Trente-huitième jour de retraite! J'aurais
donc aussi mes quarante jours au désert; et mieux
que cela. Mais le jeûne manque et vous ne pouvez
pas vous flatter d'avoir imité les anges, vous qui
venez si vite me secourir. Que Notre-Seigneur ne
vous laisse pas non plus languir et qu'il vous donne
bien vite au dedans la force et la vie. Courage et
confiance, toujours et quand même !. . . Ma vieille devise,
toujours nouvelle. »
Deux jours après, une plainte touchante lui échappe,
la seule qu'il eût encore proférée : 'c Voilà pourtant
six dimanches passés à l'ombre. Que de jours sans
monter à l'autel! ah! quand on est privé d'un bien,
comme on en sent mieux encore le prix! » Toute autre
privation le laisse indifférent.
« Je reste toujours au rez-de-chaussée. Je ne man-
querais pas de réclamer auprès du médecin, M. de
Beauvais, si vraiment j'avais besoin d'un change-
ment pour ma santé. Autrement, j'aime mieux pren-
dre les choses comme la Providence les a faites, et si
je réclame quelque chose, c'est que je croirai suivre
les indications de la Providence elle-même. Il me
semble que j'entends Notre-Seigneur me dire: Laisse-
moi faire de toi tout ce que je voudrai. — Amen! »
« Me voilà au quarante et unième jour de ma re-
traite, écrit-il le 15 mai, au P. Lefebvre. A partir d'au-
jourd'hui je ne vais plus méditer que sur l'Eucha-
ristie. N'est-ce pas le meilleur moyen de me consoler
de ne pouvoir monter à l'autel? Si j'étais petit oiseau,
40
460 PIERRE OLIVAINT. \
j'irais tous les malins entendre la messe quelque part
et je reviendrais après volontiers dans ma cage. »
Ce ne fut pas le prisonnier qui sortit, mais Dieu
môme qui, pour la seconde fois, vint le visiter.
Tout était prêt, dedans comme dehors, pour faire
entrer Jésus dans la prison. Avant tout, les captifs
avaient dû être prévenus eux-mêmes de l'ingénieuse
et audacieuse entreprise. Comme toute lettre partant
de Mazas, ou y venant, était ouverte et lue, on ima-
gina de glisser desbillets dans la pâte de petits pains,
avant de les mettre au four. Telle était la teneur des
mystérieux billets : « Les circonstances sont fort
graves, courage! Demain, vous recevrez la suprême
consolation ; » et au bas : « Vous recevrez un vase
rempli de lait et au fond vous trouverez ce que je
vous annonce. » L'avis fut reçu et compris, on répon-
dit de Mazas : « Nous serions bien contents d'avoir le
petit pot de crème. » On crut alors pouvoir procéder
sûrement à la délicate opération. La main d'un prêtre
déposa quatre hosties dans une première boîte garnie
à l'intérieur en tous sens d'un corporal et renfermée
elle-même dans une seconde boîte, avec un autre
petit corporal et le sachet de soie muni d'un cordon
pour le porter au cou. Le tout fut disposé dans le
double fond hermétiquement fermé d'un pot de crème
rempli jusqu'au bord. Vers le milieu du jour, par-
vinrent à Mazas les petits pots et les petites boîtes at-
tendus et désirés: midi et demi était l'heure propice
où tous les prisonniers se trouvaient dans leurs cel-
lules. Les employés se montraient obligeants et
empressés, étonnés eux-mêmes de sentir leur triste
CHAPITRE XVIIL 461
rôle adouci ; à la porte de la prison on les gratifiait
d'une bonne aubaine el, dans l'intérieur des cellules,
les attendait le plus gracieux accueil.
Le P. Olivaint n'eut pas plutôt suspendu contre son
cœur le divin Sacrement, qu'il écrivit: « Je n'atten-
dais plus rien aujourd'hui. Ma surprise, et je dirai
ma consolation n'en a été que plus grande. Merci
donc encore! Un gros, un énorme merci! Je me suis
occupé longtemps du Saint-Esprit dans ma retraite;
je vais maintenant méditer sur l'Eucharistie. »
Désormais nous n'avons plus que quelques mots
rapides du P. Olivaint. On lui avait demandé l'heure
de ses repas: « A midi, mon petit dîner, répondit-
il*; à sept heures, mon petit souper; c'est-à-dire
que j'ai gardé mon règlement de communauté : je
m'en trouve mieux pour ma retraite, et je continue
par là encore mieux de vivre en religieux quand
même... »
Le même jour était la fête de l'Ascension: « Excel-
lente fête, malgré les verroux! rien ne peut empêcher
le cœur d'aller au ciel. »
Puis vient un billet adressé au P. Lefebvre. « Merci
encore. Parvos petites lettres je vis de loin avec vous.
Par le sentiment de la famille, je lis entre vos lignes
bien des choses que vous ne pensez probablement
pas à me dire, et cela me fait du bien au cœur.
«Quels déplorables événements! Comme je corn-
prends les âmes fatiguées d'autrefois qui fuyaient ai»
désert! Mais il vaut mieux rester au milieu des difK
1. 18 mai.
462 PIERRE OLIVAINT,
cultes et des périls pour sauver tant de malheureux
du naufrage. Ma santé est toujours bonne, et après
quarante-six jours, je ne suis pas encore las de ma
retraite; bien au contraire. ■»
Enfin, l'heure des derniers adieux va sonner; le
P. Olivaint le pressent. « Merci de cœur, écrit-il au
P. Ghauveau, merci de cœur. Oui, nous touchons au
dénouement. A la grâce de Dieu ! Tâchons d'être
prêts à tout. Confiance et prière ! Que Notre-Seigneur
est bon ! Si vous saviez comme, depuis quelques
jours surtout, ma petite cellule me devient douce:
Forsan et hœc olim oneminisse juvabit. Qui sait si je
ne la regretterai pas un jour?... Tendres souvenirs à
Armand * ; bien des choses à tous ; bénédiction à nos
amis et bienfaiteurs! Je crois que tous les nôtres ici
vont bien. Pour moi je me soutiens parfaitement.
Encore une fois que Notre-Seigneur est bon! A vous
de cœur... 19 mai 1871. »
Le lundi, 22 mai, les généreux captifs allaient quit-
ter Mazas, et ce même jour, par une coïncidence pro-
videntielle, ils recevaient une dernière[fois le viatique
du salut et le pain des forts. Vers midi, deux femmes
faibles et intrépides portant tour à tour le précieux
fardeau, s'acheminent pendant une heure, sous un
ciel embrasé, au travers des vastes quartiers déserts
que sillonnent seulement les patrouilles de la Com-
mune... Cette fois, chacun de nos prisonniers reçoit
quatre hosties : ceux d'entre eux qui sont réservés
1. Le p. Armand de Ponlevoy.
CHAPITRE XVIII. 463
à l'immolation la plus éloignée, n'ont plus à vivre que
quatre jours.
Vers cinq heures du soir, le procureur général de
la Commune, Raoul Rigault, Tépée au côté et le re-
volver à la ceinture, entrait dans la prison et donnait
au directeur Garreau communication d'une dépêche,
signée des membres du comité de salut public, d'a-
près laquelle l'ordre était intimé « de transférer im-
raédiatement les otages, tels que l'archevêque^ les diffé-
rents curés j Bonjean sénateur^ et tous ceux qui pouvaient
avoir une importance quelconque^ à la prison de la
Roquette, dépôt des condamnés . « La liste des otages
fut aussitôt dressée : elle comprenait cinquante-quatre
noms, et désignait, avec Mgr Darboy, trente-huit
prêtres, parmi lesquels le P. Olivaint, le P. Ducou-
dray, le P. Clerc, le P. Gaubert et le P. de Bengy. On
avait réquisitionné des voitures au chemin de fer de
Lyon; on ne put se procurer que deux chariots de
factage, dans lesquels on ne parvint à entasser que
quarante prisonniers. A neuf heures du soir, les
deux charretées, comme on disait déjà au temps de
la Terreur, s'éloignèrent sous la garde de fédérés
armés ^
Ce fut un rude voyage ; assis sur de simples ban-
quettes de bois placées en travers, exposés à tous
les regards, à toutes les insultes de la populace et des
gardes nationaux qui les escortaient, les prison-
niers parcoururent lentement les quartiers populeux
de Saint-Antoine et de la Bastille où l'insurrection
l.M. Maxime du Camp, p. 328; suiv.
464 RIERRE OLIVAINT.
était encore maîtresse. A leur arrivée sur la place de
la Roquette, ils furent accueillis par les vociférations
et les applaudissements d'une foule immense qui
criait: « A mort les calotins ! »
a Les deux voitures pénétrèrent dans la cour de la
Grande-Roquette; les otages descendirent et furent
réunis pêle-mêle, dans le parloir éclairé d'une lan-
terne. Ledirecteur,François, homme violent et féroce,
se réserva l'honneur de faire l'appel; il y procéda
avec une sorte de lenteur emphatique, dévisageant
l'archevêque, regardant avec affectation le P. Gau-
bert et le P. Olivaint, car il voulait voir, disait-il,
comment est fait un jésuite... ^ Portant leur petit
paquet sous le bras, placés les uns auprès des autres,
comptés plusieurs fois, les otages restaient impassi-
bles, debout et cherchant un point d'appui contre la
muraille, car le trajet dans les voitures de lactage les
avait extrêmement fatigues... On traversa l'avant-
greffe, on gravit le grand escalier, et, tournant à gau-
che, on pénétra dans la quatrième section. Une sorte
de classement hiérarchique présida au choix des cel-
lules: Mgr Darboy eut le nM, M. le président Bonjean
le n° 2.... Dès qu'un des otages avait franchi la porte
de son cabanon, celle-ci était fermée; on poussait le
gros verrou et un tour de clef « bouclait » le malheu-
reux. Nulle lumière; l'obscurité était complète dans
1. A l'arrivée du cortège, François avait dit : « On pourra peut-être
évincer quelques laïques, mais tous les prêtres y passeront ; il y a
dix-huit siècles que ces gens-là nous embêtent. »
CHAPITRE XVIII. ^65
ces cachots: on tàla les inurs, on essaya de se recon-
naître dans la nuit profonde... * «
« Mais, dans plusieurs cellules, dit le P. de Ponlc-
voy, il y avait cette présence réelle de Jésus d'où
rayonnent la lumière et la paix. »
Les otages, durant un long mois, avaient été con-
damnés, dans la prison de Mazas, à un isolement
absolu. Quelle ne fut pas leur joie, quand, le lende-
main, on les fit descendre par l'escalier de secours
et qu'on les réunit dans le premier chemin de ronde !
On s'embrassait, on se consolait, on se confessait,
.c J'ai vu tous vos Pères et je leur ai parlé, dit un
témoin ; ils étaient calmes et souriants au soir de
leur vie comme à l'aurore d'un beau jour. Le P. de
Bengy n'avait rien perdu de son sang-froid et de sa
gaieté; le P. Gaubert, de son recueillement suave et
modeste; le P. Clerc, de sa généreuse allégresse; le P.
Ducoudray, de sa virilité simple et digne, le P. Oli-
vaint, de sa vive énergie et de sa paix radieuse. »
Ce fut dans une de ses récréations que l'ancien rec-
teur de Vaugirard se trouva tout à coup en face de
M. Ghevriaux, proviseur du lycée de Vanves, jeté en
prison pour être resté jusqu'au dernier moment à son
poste.
... « Ancien condisciple du P. Olivaint à l'Ecole nor-
male, raconte M. Chevriaux dans une lettre adressée
au P. de Ponlevoy, il y avait trente-quatre ans que je
l'avais revu, lorsque nous nous sommes rencontrés
l.M. Max. du Camp, p. 347.
2. Actes, p. 163.
L6Q PIERRE OLIVAINT.
à la prison de la Roquette, le mercredi 24 mai, à
l'heure de la promenade en commun de tous les ota-
ges. C'est lui qui vint se faire reconnaître à moi, me
serrer la main et m'embrasser avec effusion, non sans
un retour mélancolique sur les douloureuses circons-
tances de cette étrange entrevue, en un pareil lieu,
et après une vie départ et d'autre si diversement agi-
tée. Puis me prenant à part, le P. Olivaint, la main
dans la mienne, d'un ton à la fois affectueux et gra-
ve, me tint le langage d'un prêtre et d'un ami, et vou-
lut s'assurer si je comprenais comme lui notre si-
tuation et ce qui nous restait à faire. Evidemment
son sacrifice était fait: depuis l'avant-veilie, il n'a-
vait conservé aucune illusion, aucune lueur d'espé-
rance; et sa ferme amitié ne chercha pas à dissimu-
ler un sentiment de satisfaction quand je lui avouai
que je voyais les choses comme lui, que du reste rien
ne nous séparait en ce moment suprême, et que j'a-
vais eu le bonheur de trouver déjà auprès de mon
compagnon de cellule, prêtre des Missions étrangères,
ce que je lui aurais demandé si notre rencontre avait
eu lieu un jour plus tôt. « Fort bien, mon cher cama-
rade, me dit-il avec son calme sourire; mais il me
semble que vous m'apparteniez et que j'ai un peu le
droit d'être jaloux. »
<c J'ai revu le P. Olivaint le lendemain jeudi, après
la mort de Mgr l'archevêque, et aussi le vendredi,
jour où il devait lui-même subir le martyre. J'ai eu
le triste bonheur de converser chaque fois longtemps
avec lui : sans insister sur l'imminence trop visible
du péril, il détournait évidemment la pensée de son
CHAPITRE XVIII. 467
interlocuteur, comme lu sienne, de tout ce qui aurait
pu éveiller de vaines espérances ; et sa courageuse
charité s'attachait à faire regarder en face une des-
tinée pour ainsi dire inévitable, à hausser le cœui au
niveau de la dernière lutte. Faisant bon marché de
sa propre vie, il rabaissait son dévouement à lui, prê-
tre de l'Eglise militante, aux proportions les plus
simples et les plus modestes; et pour soutenir des dé-
faillances bien naturelles, presque légitimes, à l'en-
tendre, il s'étudiait à relever et à grandir notre sa-
crifice que les liens du sang et de la famille sem-
blaient rendre plus difficile à accomplir. « Dans ces
conditions, disait-il, une mort chrétienne est vrai-
ment comme un second baptême ; et l'on peut s'a-
bandonner avec la plus entière confiance à la misé-
ricorde de Dieu. »
« J'ai le douloureux regret de n'avoir pu lui serrer
une dernière fois la main au moment du funèbre ap-
pel. Tous ceux qui se sont trouvés auprès de lui à
cette heure suprême ont rendu témoignage de la fer-
meté calme et sereine, de la simplicité héroïque dont
il a fait preuve. »
Le P. Olivaint entendait mourir, comme il avait vé-
cu, uniquement occupé du service de Dieu et du sa-
lut des âmes. Son zèle était ingénieux à saisir la
moindre occasion d'édifier, de fortifier ses compa-
gnons de captivité. « Il me prêtait ses livres, raconte
M. Bayle, vicaire général de Paris, et il m'engageait
à commencer la retraite. Il me montra encore une pe-
tite image de la sainte Yierge , nouvellement éditée :
au milieu des têtes de tigres qui formaient l'encadre-
468 PIERRE OLIVAINT.
ment, le divin Enfant reposait avec sérénité sur le
sein de sa mère : « Voyez donc, me dit-il, comme
c'est bien là notre situation. »
Une vénération compatissante poussait le P. Oli-
vaint à s'attacher surtout à la personne de Tarchevê-
que de Paris. Souvent l'infortuné prélat, affaibli par
les privations et par la souffrance, demeurait à moi-
tié couché sur son grabat. Alors le P. Olivaint venait
s'asseoir à ses pieds et ensemble ils parlaient du pas-
sé et du présent, pouvaient-ils encore parler de l'a-
venir ? Que l'on s'entendait bien après avoir souffert
ensemble pour la sainte Eglise et le nom de Jésus !
Dès le premier jour, les vivres commencèrent à faire
défaut à la Roquette ; le pain même devenait rare.
Sans doute le combat des rues qui gagnait toujours
du terrain, gênait le ravitaillement ordinaire. Le P.
Olivaint prenait dans ce qui lui restait encore un peu
de pain d'épices ou de chocolat en tablettes; ainsi il
était donné à un pauvre religieux de faire la charité
à un archevêque de Paris' !
ce Le mardi matin, raconte encore M. l'abbé Bayle,
je suis allé voir Monseigneur dans sa cellule; je l'ai
trouvé assis sur sa paillasse et le P. Olivaint assis
lui-même à côté de lui. Je n'ai passé qu'un moment
avec eux; mais tout dans leur attitude me faisait
supposer que le pontife avait dû témoigner au reli-
gieux la plus grande confiance. »
Le 24 mai, fête de Notre-Dame auxiliatrice, fut pour
les captifs, dont plusieurs, le soir, devaient être mar-
1. AcUs, p. 169,
CHAPITRE XVIII. 469
tyrs, une journée mémorable. Au dehors, la ville en
feu retentissait du fracas de l'horrible bataille; au
dedans, un silence mystérieux régnait dans les cellu-
les transformées en autant de sanctuaires. Le P. Oli-
vaint porta la sainte communion à Mgr l'archevêque
de Paris et à Mgr Surat ; le P. deBengy, à M. Deguer-
ry, curé de la Madeleine. La manne divine se multi-
plia si bien, que chacun des prêtres enfermés dans
le corridor du premier étage, en reçut une parcelle.
Les laïques, qui tous avaient le pardon sacramentel,
s'unirent par la foi et le désir à ces agapes dignes
des catacombes.
Le moment était solennel. Le pouvoir insurrection-
nel, refoulé de toutes parts, étaitvenu s'installer dans
la mairie du XI' arrondissement, à deux cents mètres
à peine de la Roquette. Les bourreaux étaient à por-
tée des victimes. Le jour s'achevait, quand le pas ca-
dencé d'une troupe d'hommes en armes retentit dans
l'escalier et les corridors. Qui allait mourir? Les ota-
ges, l'œil au petit judas de leur porte, regardaient et
attendaient. Une voix forte retentit : « Darboy ! » A
l'extrémité du couloir, l'archevêque, d'une voix très-
calme, répondit : « Présent ! » On appela successive-
ment ainsi M. Bonjean, M. Deguerry, les PP. Clerc et
Ducoudray, l'abbé AUard. Pour cette fois, ce fut tout ;
le lugubre cortège s'éloigna, et le silence se fit dans
la quatrième section. Quelque temps après, on enten-
dit deux feux de peloton successifs et quelques coups
de fusil isolés. Il était alors huit heures moins un
quart du soir.
Les survivants à genoux dans leurs cellules, prié-
470 PIERRE OLIVAINT.
rent pour les généreuses victimes dont ils s'atten-
daient à partager le sort. Au milieu de la nuit, ils
eurent une alerte et pensèrent que leur tour était
venu. Le silence profond avait été troublé tout à coup
par le pas lourd de plusieurs hommes qui marchaient
dans le corridor. On ouvrait des cellules; on parlait
à voix basse.... C'étaient les dépouilles des morts que
les assassins se partageaient. Ungêolicr ayant trouvé,
au n° 7, occupé par le P. Ducoudray, avec «des sou-
tanes de jésuites, » des papiers qui lui paraissaient
sans valeur, vint à l'heure môme les remettre au
P. Olivaint. Celui-ci, à cette vue, ne pouvait plus avoir
aucun doute ; il s'écria vivement : « Un crime î » On
lui répondit: «Prenez garde et taisez-vous. »
Jusqu'au matin, les otages restèrent sous le coup
d'une émotion poignante, tandis que d'effroyables dé-
tonations déchiraient l'air et que la flamme des in-
cendies rougissait au loin le ciel.
Quand le jour parut enfin, le P. Olivaint dit à M. Bay-
le: « Cette nuit j'ai beaucoup prié pour vous; j'ai en-
tendu faire du bruit à votre porte, et j'ai cru qu'on était
venu vous chercher. » Puis il ajouta qu'il se rappe-
lait constamment un passage de la vie de saint Fran-
çois de Sales où il est dit que ce saint évêque, se trou-
vant un jour sur le lac de Genève dans une toute pe-
tite barque, fut assailli par une affreuse tempête ; il
était porté à la cime des flots et retombait aussitôt
comme dans un gouffre. Il était calme et heureux,
disait-il, parce que jamais il ne s'était mieux senti
porté par la main de Dieu.
De son côté, le P. Caubert, penché à sa fenêtre et
CHAPITRE XVIII. ^"7)
conversant avec son voisin, M. Petit, secrétaire de
i'archevêché de Paris, lui disait: «Si vous voulez, nous
allons chanter; la musique dissipe la tristesse et fait
du bien. » Et il entonnait un pieux cantique sur le
Sacré-Cœur.
Le P. de Bengy trouva dans la cellule du P. Clerc
un billet écrit de sa main et daté du jour môme de sa
mort, dans lequel il témoignait de sa parfaite assu-
rance et de sa joyeuse résignation.
ce Le jeudi à midi, écrit M. l'abbé Lamazou, on nous
permet une récréation commune dans la môme cour
que la veille. Les visages sont plus tristes, mais les
cœurs sont aussi fermes.... Je m'entretiens vingt
minutes avec le P. Olivaint; frappé dans ses plus
chères affections, il conserve encore sur les lèvres un
gracieux sourire; je renonce à dépeindre sa figure et
à reproduire sa conversation. Son visage avait quel-
que chose de vraiment idéal, et sa parole était celle
d'un ange. Sur la proposition de Mgr Surat, de
M. Bayle et du P. Olivaint, les prêtres font vœu, si
Dieu daigne les arracher à la mort, de célébrer
pendant trois ans, le premier samedi de chaque
mois, une messe d'actions de grâces en l'honneur
de Marie. »
Le P. Olivaint comptait sur une autre délivrance;
il faisait ses adieux, comme un voyageur à l'heure du
départ. « Mon Père, disait-il avec transport au P.
Bazin en lui prenant la main, hier soir deux de nos
Pères sont partis pour le ciel, et cela doit recommen-
cer aujourd'hui pour vous et pour moi ; ne nous sé-
parons pap sans nous embrasser. » Il causa ensuite
472 PIERRE OUVAINT.
avec Mgr Surat ^ et, revenant encore au P. Bazin,
il le pressa fortement sur sa poitrine en disant : « Mon
Père, adieu! nous ne nous reverrons plus probable-
ment sur la terre, mais au ciel. »
Le 26 mai tombait juste un vendredi; le jour était
bien choisi pour gravir un calvaire et subir une pas-
sion. Le temps était à la pluie ; les prisonniers se pro-
menaient dans le triste corridor sur lequel s'ouvraient
leurs cellules, quand, vers quatre heures du soir,le
brigadier Ramain parut. Son premier mot, prononcé
d'une voix rude, ne laissa aucun doute aux otages;
on venait chercher une fournée. « Attention ! Répon-
dez à l'appel de vos noms ; il m'en faut quinze. »
Le P. Olivaint, appelé le premier, répond aussitôt:
« Présent! » et, traversant le corridor, il va se placer
vis-à-vis des prisonniers pour commencer la rangée des
victimes. Après lui vient le tour du P. Gaubert. Ramain
a peine à déchiffrer le nom du P. de Bengy. Celui-
ci s'approche et dit simplement : «C'est moi. « Parmi
les élus se trouva le vieil ami du P. Olivaint, l'apôtre
des jeunes ouvriers de Paris, le saint abbé Planchât.
Au moment de franchir le seuil de la prison, le
P. Olivaint s'aperçoit qu'il tient encore à la main son
bréviaire, livre cher et sacré, désormais superflu.
Moins pour se défaire de ce vade mecum du prêtre
que pour le sauver de sacrilèges souillures, il le re-
met au concierge en disant: «Tenez, mon ami, voici
mon livre. » Mais à peine celui-ci a-t-il reçu ce legs
1. « Si mon regard ne m'a trompé, dit M. l'abbc Aniodru, le P. Oli-
vaint confessait Mgr Surat tout en se promenant avec lui. »
CHAPITRE XVIII. 473
précieux, qu'un officier fédéré s'élance comme un for-
cené, le lui arrache des mains et le j elle au feu. Le
concierge se hàla de le retirer des flammes, dès que
cet énergumène se fut éloigné. 11 se proposait de le
conserver comme une relique, et résista môme aux
instances d'un haut personnage qui vint lui en offrir
un grand prix. « Plus tard cet homme probe et déli-
cat s'en est dessaisi en notre faveur, dit le P. de Pon-
levoy, sans vouloir en retour accepter aucune grati-
fication. C'est bien en effet ce grand bréviaire in-4«
qui nous était connu : noirci par la fumée, à demi rongé
par les flammes, il est encore marqué par un signet à
la date du 26 mai *. »
Cependant les gendarmes enfermés dans la pre-
mière section étaient descendus deux à deux et mar-
quant le pas. Le peloton d'escorte ouvrit les rangs
pour les recevoir; après eux vinrent les laïques%
puis les prêtres '.
Un signal fut donné, et le cortège des cinquante-
deux victimes se mit en marche. Les gens du quar-
tier, émus de compassion, le regardaient passer. Dans
le haut de la rue de la Roquette, une femme cria: «Mais
sauvez-vous donc ! « 11 est certain que toute maison
se serait ouverte pour les recevoir.
1. Actes, p 202.
2. Un officier de paix, deux ouvriers ébénistes et un tailleur de
pierre.
3. Le P. Olivaint, le P. Caubert, le P. de Bengy, de la Compagnie
de Jésus; le P. Radigue, le P. Tufûer, le P. Roucliouse, le P. Tardieu,
de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Picpus; l'abbé Plancbat,
aumônier de l'œuvre du Patronage; M. Sabatier, vicaire de Notre-
474 PIERRE OLTVATNT.
On tourna à gauche et on s'engagea sur le boulevard
Méniimonlant dont on suivit la droite, le long du mur
qui borde le cimetière du Père-Lachaise. A la barri-
cade qui se dressait sur le boulevard, devant la rue
Oberkampf, une compagnie du 74^ bataillon renforça
l'escorte ; puis on gravit la longue chaussée de Ménil-
montant. Jusque-là, seul un vieux prêtre, le P. Tuffier
sans doule, avait été insulté par quelques fédérés ; la
foule continuait à se montrer sympathique. Mais dès
qu'on eut pénétré dans la rue de Puébla, une masse
énorme de vagabonds en armes, de galériens, de dé-
serteurs, de femmes ivres ou furieuses, enveloppa de
tous côtés les otages, criant: « Livrez-nous les prison-
niers... à mort les calotins ! » La marche devenait plus
lente et plus difficile, à mesure qu'on s'engageait dans
l'étroite rue des Rigoles qui fait suite à la rue de Pué-
bla. On fit halte, pendant vingt minutes, à la mairie,
aujourd'hui détruite, du XX' arrondissement; là, un
homme féroce, Gabriel Ranvier, cria aux otages qui
passaient devant lui: « Vous avez un quart d'heure
pour faire votre testament, si cela vous amuse ! » Cette
cruelle sentence fut accueillie par des trépignements
de joie. «Va me fusiller tout cela aux remparts, » pour-
suivit Ranvier en s'adressant à un ignoble personnage,
Emile Gois, qui jusqu'à ce moment commandait l'es-
corte. La foule organisa une sorte de marche triom-
phale. Une vivandière vêtue de rouge, le sabre à la
main, s'avançait à cheval ; après elle, tambours et clai-
Dame de Lorclte ; l'abbé Benoist et Tabbé Seigneret, du séminaire
de Saint-Sulpice,
GIIAPITUE XVIII. 475
rons sonnaient la charge; un jeune homme de vingt
ans à peine, sorte d'acrobate, dansait en jonglant avec
son fusil. La foule armée pressait les otages; des fem-
mes s'élançaient pour leur donner des coups de poing,
des coups de griffe. « Ici, ici, criait-on, il faut les tuer
ici ! » La rue de Paris, qu'on suivait, est fort longue ;
ce fut vraiment pour les martyrs la voie douloureuse.
Les soldats avaient une admirable contenance; der-
rière eux, à haute voix, les prêtres les exhortaient à
bien mourir. Autour des victimes, on chantait, on dan-
sait, on hurlait; on leurjetait des pierres et d'immon-
des projectiles *. A la croix formée par l'intersection
de la rue de Paris et de la rue Haxo, la tête du cortège
s'arrêta, la queue continua à marcher, et il y eut une
confusion qui permit à des énergumènes de se rap-
procher et de frapper les otages au visage. On eut quel-
que peine à se mettre d'accord sur le lieu de la san-
glante exécution ; enfin une voix cria : « Allons au sec-
teur. » Cet avis fut immédiatement adopté.
Hippolyte Parent, dernier commandant en chef de
l'insurrection, venait d'y établir son quartier général.
Varlin et trois autres membres de la Commune,
bon nombre d'officiers fédérés étaient auprès de lui,
quand on entendit tout à coup une immense clameur.
C'était la foule qui arrivait, entraînant les otages avec
elle ; elle se précipita dans la longue allée, bordée de
maisons qui forme la cité proprement dite. Quand les
1. Enregistrons cependant, après le P. de Ponlevoy, une bonne pa-
role » Où mène-t-on ces gens-là? demanda quelqu'un à un homme de
l'escorte. — On les mène au ciel, » répondit celui-ci; cela dit, il sortit
des rangs et disparut.
41
476 PIERRE OLIVAINT.
otages furent entrés, on ferma une mince barrière de
bois ; elle fut aussitôt brisée par la foule. Yarlin, mem-
bre de la Commune, voulut s'opposer au massacre:
« Va donc, avocat! lui cria-t-on ; ces gens appartiennent
à la justice du peuple ! » Les otages, serrés par la foule,
acculés dans un espace carré qu'un mur très-bas sépa-
rait du jardin, attendaient courageusement la mort V
. Il y eut un moment très-court d'hésitation; on en-
tendit armer quelques fusils ; un homme grimpa sur
une charrette et lut un papier qu'il tenait en main ;
on applaudit. C'est alors qu'un boucher, Victor Ccnot,
colonel des gardes de Bergeret, incendiaire des Tui-
leries, se précipita hors d'une maison en criant :
«A mort!... >^ L'horrible massacre commença. Un
vieux prêtre se jeta devant un gendarme pour le pro-
téger et reçut les premiers coups. On força les mal-
heureux soldats à sauter par-dessus le petit mur
pour les tirer « au vol 5> ; ils obéirent. Les prêtres
refusèrent. L'un d'eux dit : « Nous sommes prêts à
confesser notre foi, mais il ne nous convient pas de
mourir en faisant des gambades. »
La boucherie dura une heure.... Puis, pour achever
les blessés, on se mit à piétiner, à danser sur eux ;
on les cribla de coups de fusil et de pistolet ; on les
larda de coups de baïonnette; on ne s'arrêta que
lorsqu'on fut certain que tous étaient bien morts.
Le P. de Bengy resta sur la place presque dépecé;
ses vêtements étaient troués déballes, lacérés en tous
sens par les sabres et les baïonnettes ; son scapulaire
1. M Maxime Du Camp, p. 425.
CHAPITRE XVIII. 477
sanglant pendait sur son cœur avec son crucifix
tordu par les balles. Le P. Gaubert eût été méconnais-
sable sans le petit sachet vide suspendu à son cou
et son crucifix. Le P. Olivaint avait reçu une balle en
plein cœur. On lui avait enlevé la moitié droite du
crâne et cassé la mâchoire. Sur sa poitrine on re-
trouva, avec la médaille de l'œuvre de la première
communion, son reliquaire et le portefeuille où il
marquait les victoires et les défaites de son examen
particulier.
Le lendemain, quelques fédérés vinrent dépouiller
les morts, puis ils précipitèrent dans un caveau les
cinquante-deux cadavres horriblement aéfi|jurés.
CHAPITRE XIX
La tombe du P. Olivainl.
Le P. Olivaint avait annoncé « qu'il fallait à la
France le rachat par le sang : non pas le sang des
coupables qui se perd dans le sol et reste muet et
infécond, mais celui des justes qui crie au ciel, con-
jurant la justice et implorant la miséricorde. »
Le 26 mai, pour la seconde fois, le sang des justes
était versé, et dès le lendemain samedi la Commune
était définitivement vaincue. Le dimanche de la Pen-
tecôte, Paris sortait de ses ruines fumantes et l'armée
française avait achevé l'œuvre patriotique de la déli-
vrance.
Ce jour-là même, après des fouilles laborieuses,
les restes précieux du P. Olivaint et de ses compa-
gnons furent enfin découverts ^ Vers dix heures
1. Grâce au dévouement de iM. l'abbé Raymond, vicaire de Belle<:
ville, de M. Lauras et de M. le docteur H. Coiombel, tous deux de la
famille du P. Caubert. Plusieurs officiers de l'armée prêtèrent
aussi le plus généreux concours.
CHAPITRE XIX. 479
du soir, trois cercueils qui les renfermaient, trans-
portés à la maison de la rue de Sèvres, étaient dé-
posés auprès de la dépouille vénérée du P. Léon
Ducoudray et du P. Alexis Clerc.
Le mercredi 31 mai, l'église du Jésus, fermée de-
puis près de deux mois, se rouvrait pour laisser
passer les corps de ceux que la voix publique saluait
déjà du nom de martyrs. Le cercueil du P. Olivaint
fut placé sur un catafalque un peu en avant des
quatre autres : la couronne d'immortelles qui sur-
montait chacun d'eux n'était pas, en pareille circon-
stance, un vain ornement, mais l'emblème d'une im-
périssable mémoire. Des prêtres et des religieux, des
officiers et des députés venus de Versailles, remplis-
saient le chœur et la nef. Une indicible émotion faisait
battre les cœurs au souvenir de ces cinq religieux
qui avaient passé dans le monde en faisant le bien,
et dont la mort avait encore été plus généreuse que
la vie.
A partir de ce jour, se produisit « un courant de
vénération publique, de reconnaissance et de con-
fiance, large, profond et permanent ^» Il fut évi-
dent dès lors qu'on ne venait point là pleurer sur des
victimes, mais se recommander à des martyrs.
Des caveaux du Mont-Parnasse où les cercueils
demeurèrent quelques jours, il fallut, pour obéir à
l'impulsion générale, les transférer de nouveau à
l'église du Jésus. La chapelle dédiée aux saints mar-
tyrs japonais parut être la vraie place pour leurs
1. Actes, p. '242.
480 PIERRE OU VAIN T.
émules de Paris. Le corps du P. Pierre Olivaint fut
déposé au pied même de l'autel, entre les tombes de
ses quatre compagnons, et sur le marbre blanc qui
le recouvre on grava cette inscription composée par
un savant boUandiste, le P. Victor de Buck :
DVM SVB ALTARI DEl PONVNTVR
REQVIESCVNT HOC LOCO OSSA
PETRI OLIVAINT PARISII
PRESBYTERI SOGIETATIS lESV
HVIC DOMVI PRAEFECTI
VIXIT ANNOS LV MENSES III DIES IV
PRO PIETATE MORTEM OPPETIIT
VII KAL. IVN. A. D. MDCCCLXXI
Un noble Anglais, né dans l'hérésie, mais revenu
généreusement à la foi catholique, ayant lu le récit
des touchantes communions de Mazas et de la Ro-
quette, voulut en perpétuer la mémoire en plaçant
tout proche des tombeaux la statue du jeune saint
Tarsicequifit à Dieu le sacrifice de sa vie, en portant
aux confesseurs de la foi le pain eucharistique : déli-
cate allusion à un dévouement semblable. Le P. Vic-
tor de Buck, dans une épitaphe dont les quatre pre-
miers vers sont du pape saint Damase, rapprocha
heureusement ces deux souvenirs :
Tarsicium sanctum Ghristi sacramenta gerentcm
Quum malesana manus peteret vulgare profanis,
Ipse animam potius voluit dimittere caesus,
Prodere quam canibus rabidis cœlestia membra.
CHAPITRE XIX. ^81
Prisca renascuntur \ summo discrimine vitœ
Quinis in Domino vinctis par nobile diva
Fabula martyrii portarunt. — Haec pia imago
Sit juxta tumulos titulus memorabilis ausi K
En face de la slatue de saint Tarsice et de l'autre
côté de l'autel, les nombreux jeunes gens qui, à Vau-
girard et à la rue de Sèvres, avaient eu le bonheur
d'avoir le P. Olivaint pour maître et pour père, ont
élevé, par souscription, un riche monument en mar-
bre; le portrait qui le décore, reproduit par la gra-
vure, est celui qui se trouve en tête de ce livre.
C'est là, dans cette chapelle, que tous les ans les an-
ciens élèves du collège de l'Immaculée-Conception
viennent en foule assister à la messe offerte pour
leurs condisciples défunts.
Ils ne font ^n cela que s'associer au grand mouve-
ment de piété qui, depuis sept années, pousse un
nombre si considérable de chrétiens vers le tombeau
du P. Olivaint. Chaque matin, des prêtres réclament
la faveur de célébrer le saint Sacrifice à i'autel des
Tarsice allait, chargé de l'adorable Hostie.
Quand, pour ne pas livrer le Pain mystérieux,
II tomba sous les coups des païens furieux,
Pressant contre son cœur l'auguste Eucharistie.
Et naguère on a vu ce passé refleurir ;
Dans cette ville en feu, deux généreuses femmes
Portent le Dieu vivant à ceux qui vont mourir.
Et des martyrs du Christ réconfortent les âmes.
Pour immortaliser un dévouement si beau,
Cette image se dresse auprès de ce tombeau.
kS2 PIERRE OLiVAINT.
martyrs; de nombreux fidèles se pressent à la sainte
Table. Il n'est presque pas d'heures dans la journée
où l'on n'y trouve quelques suppliants. Les grands
pèlerinages partis d'Angleterre ou de Belgique et se
dirigeant vers Rome et vers Notre-Dame de Lourdes
sont venus, tour à tour, prier en ce lieu naguère
inconnu et maintenant célèbre dans le monde entier.
De toutes parts, des lettres arrivent, pour demander
d'insignes faveurs, et le Père chargé d'y répondre
suffit à peine à ce pieux et consolant labeur. Et cepen-
dant, ainsi que l'affirme le P. de Ponlevoy, on n'omet
rien « pour surveiller, pour contenir la dévotion
privée dans les limites posées par l'Église. On in-
terdit absolument, on écarte tout ce qui pour-
rait sembler un signe de culte religieux. Près des
tombeaux point de lampes, ni de cierges ; pas d'ex-
voto, ni de plaques et d'inscriptions. On permet seu-
lement des fleurs et des couronnes : il y en a bien
dans les cimetières. Mais la piété intelligente a ima-
giné de ne déposer sur les tombes des martyrs que
des couronnes rouges et or, emblème de la céleste
auréole. Les cinq dalles en sont encadrées, tout le
pavé à l'entour en est parsemé ; on en fait des guir-
landes le long des murs et souvent on doit enlever
les anciennes pour faire place aux nouvelles \ »
Il serait absolument impossible de constater le
nombre approximatif des reliques du P. Olivaint,
distribuées à profusion. Elles se sont répandues,
non-seulement dans toute la France, mais dans les
3. Actes, p. 2b5.
CHAPITRE XIX. 483
pays étrangers, en Angleterre, en Allemagne, en
Hongrie et jusqu'en Amérique.
Il est bien peu de pèlerins qui, après avoir prié à
la Chapelle des martyrs, n'expriment le désir de vi-
siter, au moins une fois, la chambre où l'on a réuni
les divers objets qui rappellent leur souvenir. Ce
musée pieux renferme le triste mobilier de Mazas,
quelques autographes, les vêtements percés de bal-
les, troués par les baïonnettes et gardant encore les
vestiges du sang dont ils furent inondés, les crucifix
et les instruments de pénitence. C'est là qu'on peut
constater la cruauté dont le P. Olivaint usait envers
son corps, en voyant cette discipline encore rougie
et cette autre, armée de pointes de fer. Tant il est
vrai qu'il avait lui-même et depuis longtemps com-
mencé son martyre * !
Le 26 mai 1872, anniversaire du massacre, il était
de toute convenance de célébrer un service funèbre.
Mais le Ciel sembla confirmer lui-même l'adage anti-
que : « C'est faire injure à un martyr que de prier
pour un martyr. » La date bénie se trouva tomber
un dimanche et coïncider avec la fête majeure de la
Sainte-Trinité. A raison de cette circonstance qu'on
1. Lorsque le P. Olivaint fut arrêté et emmené, dit le P. Lefebvre,
dés le lendemain j'ai visité sa chambre et j'ai trouvé des instruments
de pénitence effrayants, des disciplines de corde ensanglantées, d'au-
tres de fer, armées d'éperons, avec des lambeaux de chair. J'en témoi-
gnais mon étonnement au Frère qui m'accompagnait et qui faisait sa
chambre tous les matins; le bon Frère me répondit simplement :
« Gomment! vous ne saviez pas qu'il était si méchant contre lui-
même ? J'étais sans cesse obligé de laver et d'essuyer les taches de
sang sur les murailles ou sur les meubles de sa chambre. »
42
48^ PIERRE OLIVAINT.
estima providentielle, la couleur blanche devenait
de nécessité liturgique; l'église d'ailleurs était d'a-
vance splendidement ornée pour l'adoration solen-
nelle du Saint- Sacrement. Le chœur, la vaste nef,
toutes les chapelles et les tribunes, étaient remplis
d'une foule émue, qui ne contint plus ses larmes
quand M. l'abbé Bayle, l'ami, le compagnon et le
confident des martyrs, fit entendre une oraison fu-
nèbre qui devint presque un panégyrique.
Voici ce qu'il a déclaré lui-même à ce sujet : « In-
vité à prêcher l'oraison funèbre, j'ai eu précisément
pour but, dans mon discours, de montrer à une
assemblée très -nombreuse que les cinq Pères avaient
été persécutés et mis à mort en haine du nom de
Jésus qu'ils portaient avec tant de gloire. Cette opi-
nion, je la trouve partagée par les hommes les plus
éminents, puisque j'en ai parlé avec l'Archevêque
de Paris actuel, devant son entourage, et que per-
sonne ne m'a fait la moindre observation sur cette
opinion que j'avais avancée publiquement. »
Dès le lendemain du massacre, le grave et pieux
évêque du Mans, Mgr Fillion, exprimait la même
pensée par une parole empruntée à la liturgie : Hic
est vere martyr qui pro Christo sanguinem fudit^.
1 . Lettre du R. P. duLac, recteur du collège de Notre-Dame de Saîiite-
Croix, au Mans.— Un témoignage qui mérite de trouver ici place, n'esf-ce
pas celui que M. Patin rendit publiquement au P. Olivaint, en pleine
Sorbonne, au mois de janvier 1872, dans le rapport que cet illustre
professeur lut à la séance annuelle des anciens élèves de l'École nor-
male : « Cette revue (des élèves enlevés par la mort à l'affection de
leurs amis), je ne la terminerai pas sans y avon- compris un nom
encore, celui d'un de ces saints prêtres que notre école doit s'honorer
CHAPITRE XIX. 485
11 appartenait^au vénérable et glorieux Pie IX de
donner à l'opinion des fidèles une sorte de consécra-
tion provisoire, en attendant le jugement définitif.
A deux reprises, comme l'atteste le P. de Ponlevoy*,
l'auguste Pontife daigna manifester le sentiment que
le P. Olivaint et ses compagnons avaient été mis à
mort pour la foi.
Et à cette proclamation si générale, si spontanée,
si solennelle, Dieu n'a pas refusé d'ajouter la sienne.
Seule sans doute l'Église infaillible a le droit d'ap-
précier la valeur des faits extraordinaires qui ne
cessent de se produire sur la tombe du P. Olivaint.
Déjà la commission d'enquête instituée le 16 octobre
1872, par S. É. Mgr le Cardinal Archevêque de Paris,
a terminé ses travaux. Aujourd'hui le dossier de la
cause est à Rome, où désormais le procès canonique
doit se poursuivre. Cependant, il nous est permis de
dire, sans préjudice des droits de l'autorité souve-
raine, ce que nos yeux ont vu, ce que nos oreilles
ont entendu.
Le P. de Ponlevoy a raconté en détail l'histoire
d'une apparition du P. Olivaint à une personne qui
« lui était connue par la fermeté de son caractère et
l'excellence de sa vertu ^. » Cet événement merveil-
d'avoir donné à l'Église, le nom du P. Olivaint.... Rétablissons-le donc
sur notre liste, il nous en a lui-même donné le droit ; il s'y était tou-
jours maintenu de cœur, cet homme généreux si propre à l'honorer,
qui a opposé aux fureurs populaires, aux outrages, à la mort la plus
atroce, la sérénité d'un martyr. »
1. Actes, p. 259.
2. Actes, p. 21b.
486 PIERRE OLIVAINT.
leux eut lieu à Theure même où le martyre s'accom-
plissait à la rue Haxo.
Le jour de la translation des précieux restes, du
cimetière à la rue de Sèvres (24 juillet), une jeune
orpheline, Adélaïde Gain, qui, comme tant d'autres,
devait au P. Olivaint le bienfait de la première com-
munion, est subitement guérie d'une maladie jugée
mortelle, en touchant le vénérable cercueil.
Deux enfants, André des Rolours et Pierre de
la Bouillerie, recouvrent subitement la santé sur la
tombe du martyr.
Dans les premiers jours d'octobre 1871, à Londres,
une pieuse dame obtient, par la même intercession,
une faveur semblable. Un mois après, une guérison
est obtenue, par l'invocation du P. Olivaint, au col-
lège de Katwijck, en Hollande. Un peu plus tard
encore, c'est une carmélite du monastère de Carpen-
tras qui éprouve la puissance du nouveau martyr.
De pareilles grâces se succèdent, à des intervalles
rapprochés; en 1875, pour ne citer que ce dernier
tait, une paralytique est subitement guérie à l'hô-
pital de la Salpêtrière.
A ces faveurs temporelles s'ajoutent des grâces
plus précieuses de conversion et de salut, de voca-
tion et de persévérance. En un mot, c'est un aposto-
lat merveilleux que le P. Olivaint continue d'exercer
du haut du ciel. Malgré l'immense vide que sa mort
a fait parmi nous, c'est à se demander vraiment s'il
n'est pas plus présent, plus actif, plus utile à tous
ceux dont il fut le Père, depuis qu'il les a quittés, sî,
pour le disciple comme pour le Maîlre, ne s'est pas
CHAPITRE XIX. 487
réalisée pleinement la parole : expedit ut ego vadam:
voici que je vais à Celui qui m'a envoyé, et en vérité
je vous le dis, il est expédient que je m'en aille....
Vous ne me verrez plus des yeux de la chair, mais je
vous ferai sentir ma puissance, et ma continuelle
protection prouvera que je suis encore au milieu de
vous.
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42*
TABLE DES MATIÈRES
I. Premières années. — La famille. — Le collège. — Un
grand deuil. — Amitiés î
IL Choix d'une carrière. — L'École normale. — La section
d'histoire. — Utopies religieuses et sociales 21
IlL Acheminement vers la vérité, — Conversion 36
IV. Le groupe des catholiques à l'École normale. — Notre-
Dame des Victoires. — Conquêtes au dedans et au
dehors 56
V. Premières aspirations vers la vie religieuse. — Rapports
intimes et correspondance avec le P. Lacordaire. ... 87
VI. Pierre Olivaint à Grenoble. — Mort de sa jeune sœur. —
Retour à Paris. — Une année au collège Bourbon. . . . 112
VIL Zèle persévérant de Pierre Olivaint pour la conversion
d'un ami 1^3
VIII. Montmirail. — Éducation du jeune Georges de la Roche-
foucauld-Liancourt. — Concours d'agrégation 170
IX. L'attrait de la persécution. — Entrée de Pierre Olivaint
dans la Compagnie de Jésus 186
X. Pierre Olivaint novice. — Laval, Vannes, Brugelctle. —
Études théologiques et sacerdoce 206
XL Vaugirard. — Débuts du collège. — Le P. Olivaint pro-
fesseur d'histoire 250
XIL Le P. Olivaint recteur. — Mort du P. Félix Pitard. — Les
éludes et les jeux à Vaugirard 274
L'éducation morale. — Choix d'une carrière. — La vie
dans le monde. — Une vocation. , 301
490 TABLE DES MATIÈRES.
XIV. Dévouement du P. Olivaint pour les enfants pauvres et les
ouvriers. — L'OEuvre de l'Enfant-Jésus pour la pre-
mière communion. — La Société de Saint-François-
Xavier à Yaugirard 341
XV. Le P. Olivaint supérieur à la rue de Sèvres. — Sa prédi
cation et sa direction. — Mort de sa mère 364
XVI. Conversion du maréchal Randon. — Sentiments du P. Oli-
vaint pour l'Eglise et le Pape. — La liberté de l'ensei-
gnement supérieur 401
XVIL Le siège de Paris. — La Commune 415
XVliL L'arrestation. — La mort 436
XIX. La tombe du P. Olivaint. ..-.,... u , 478
— Lille. Typ. A Taffin-Lefort. 5. —
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